Voilà des décennies que les fans de Tottenham s’identifient comme la « Yid army » du football anglais, assumant ainsi le lien historique que le club du nord de Londres a pu entretenir avec la communauté juive. Un paradoxe XXL pour certains, alors que le terme « Yid » , qu’on peut traduire par « Youpin » , est une appellation à la tonalité franchement antisémite. De quoi alimenter la controverse au sein des supporters des Spurs, comme du football anglais.
Cette fois-ci, c’est le Congrès juif mondial, par le biais de son directeur général, Robert Singer, qui a décidé de s’éclaircir le gosier. « Le mot Yid véhicule depuis des années un message nettement péjoratif et antisémite, et son utilisation par les fans dans les gradins, soit comme slogan contre ses rivaux, soit comme pseudonyme, ne doit pas être tolérée. » Ces fans qui utilisent le terme Yid « comme pseudonyme » , ce sont justement ceux de Tottenham, qui se qualifient eux-mêmes de Yids en s’époumonant à coups de « We are the Yids » ou « Being a Yid, Being a Yid, the thing I love most is being a Yid » depuis un bon paquet de saisons.
London calling
À première vue, ces chants racontent pourtant le genre de trucs qu’on aime dans le football. À savoir un lien, aussi improbable que durable, qui s’est créé entre Tottenham et la communauté juive de Londres. L’histoire prend sa source en 1881, en plein Empire russe. À la suite de l’instabilité politique résultant de l’assassinat du tsar Alexandre II par une organisation révolutionnaire, le régime tsariste accuse les Juifs d’attiser les tensions sociales. C’est le début des pogroms, qui accouchent de violences et de meurtres à l’égard de milliers de Juifs, contraints d’émigrer pour des terres moins hostiles. « Environ deux millions de Juifs ont quitté l’Empire russe. La majorité pour partir aux États-Unis, même si on peut estimer qu’environ 300 000 ont immigré en Angleterre », estime le journaliste Anthony Clavane, auteur de Does your Rabbi know you’re here?, un livre sur l’impact et l’histoire de la communauté juive au sein du football anglais. La plupart d’entre eux s’installent alors à Londres. « Et plus précisément dans l’East End, qu’on peut assimiler aux quartiers pauvres de la capitale » , précise Clavane.
Début d’idylle
Rapidement, l’intégration à la société anglaise devient un enjeu majeur pour les nouveaux venus. C’est là que le football entre en jeu. « Les leaders de la communauté juive de l’époque encourageaient les Juifs de la seconde et de la troisième génération à s’intégrer à la société anglaise, et l’une des manières de le faire était justement le football, reprend Anthony Clavane. De nombreuses écoles juives avaient d’ailleurs des équipes de football qui affrontaient à l’occasion des formations non juives. » Jouer est une chose, supporter un club en est une autre. « La plupart des Juifs vivaient à l’Est de Londres, donc ils auraient dû théoriquement soutenir West Ham. Mais, à l’époque, les fans de ce club n’étaient pas très ouverts à l’accueil de ces supporters issus de milieux étrangers. C’était moins le cas à Tottenham, qui était aussi un club plus glamour, qui venait de remporter la FA Cup en 1901. »
Le début d’une idylle entre de nombreux Juifs de Londres et les Spurs. « Ensuite, de nombreux Juifs, dont certains étaient parvenus à avoir une meilleure assise financière, ont quitté l’East End pour les quartiers du Nord de Londres, pose Anthony Clavane. Où on supporte soit Arsenal, soit Tottenham. Ça a bien sûr contribué à prolonger le lien avec les Spurs. »
Montée du racisme
Il serait cependant caricatural de qualifier alors Tottenham de club qui marche main dans la main avec ses supporters juifs. « Tottenham s’était construit une grosse base de fans dans le communauté juive, mais les gens qui géraient le club n’étaient pas juifs et étaient même assez gênés par ce lien, explique Anthony Clavane. Pendant longtemps, ils n’ont pas voulu de Juifs à un poste de direction au sein du club et il a fallu attendre 1982 pour qu’un président juif, Irving Scholar, prenne les manettes des Spurs. » En 1935, la direction des Spurs ne bronche ainsi pas plus que de rigueur quand White Hart Lane est le stade choisi par la Fédération pour que l’Angleterre affronte l’Allemagne en amical. Une rencontre où les adversaires des Three Lions ponctuent l’avant-match de saluts nazis rituels, alors que la Swastika est même hissée dans le ciel de l’enceinte des Spurs.
Ce seront finalement les fans des Spurs qui assumeront au grand jour les liens historiques qu’entretient Tottenham avec la communauté juive londonienne, alors que la montée du racisme au sein de la société anglaise à la fin des années 1960 et 1970 se propage au sein de certaines franges ultras de supporters. « C’est à ce moment-là que certains fans de Chelsea, et d’autres clubs rivaux des Spurs ont commencé à appeler les fans de Tottenham les Yids ou encore à chanter à propos de l’Holocauste, précise Clavane. Sauf que, ce qui s’est passé, c’est que les fans des Spurs ont décidé de se réapproprier ce mot et de l’utiliser positivement, pour affirmer leur solidarité vis-à-vis de la communauté juive. » Rapidement, les fans de Spurs s’identifient alors comme la Yid army.
The Y word
Cette dénomination ne fait cependant pas que des heureux, alors que, depuis plusieurs années, certains observateurs, juifs ou non, relèvent que le mot Yid est tout sauf une appellation innocente. « On parle quand même de la banalisation d’un terme qui était utilisé en Allemagne nazie du temps d’Hitler pour qualifier péjorativement les Juifs » , relève Clavane. D’autres, comme l’ex-Premier ministre britannique David Cameron, font valoir un point de vue différent sur la question : « Il y a une différence entre les fans des Spurs qui se décrivent eux-mêmes comme des Yids et ceux qui traitent quelqu’un de Yid en guise d’insulte » , avançait ce dernier en 2013.
« Même si j’ai un avis tranché sur le sujet, je reconnais que c’est un problème complexe, pose Anthony Clavane. C’est un gros débat qui anime les fans de Tottenham. » Même si la sociologue du sport et fan des Spurs Emma Poulton déclarait elle récemment sur les réseaux sociaux vouloir prioriser d’autres combats autrement plus urgents et frontaux : « Il y a quand même de beaucoup plus gros poissons à attraper. À commencer par les chansons sur l’Holocauste et Hitler qu’on peut encore entendre dans certains stades… »
Source www.sofoot.com