Syrie : des ennemis se faisant passer pour des amis
Par Amir Taheri – Gatestone
La force qui a mené l’opération était connue sous le nom de « Mission de libération du Levant » (Hay’at Tahrir al-Sham) mais a été rapidement identifiée comme une réincarnation du Front de la victoire (Jabhat al-Nusra), la branche syrienne d’al-Qaïda.
Celui qui a repensé cette force en un « produit nouveau et amélioré » voulait atteindre trois objectifs.
La première était de la transformer en une sorte d’armée régulière, avec des uniformes, des armes et du matériel de haute qualité, et des plans pour créer une administration dans les zones conquises.
Le deuxième objectif est de se démarquer du djihadisme en affirmant qu’il protégera les minorités religieuses et en évitant la rhétorique djihadiste habituelle qui glace le sang.
Troisièmement, il est présenté comme une armée de libération dont le but premier est de chasser des « occupants étrangers » non spécifiés.
L’utilisation du terme « Levant » (Sham) remet toutefois en cause la notion de « force libératrice ». En utilisant ce terme médiéval au lieu du mot Syrie, que les djihadistes ont toujours considéré comme étranger parce qu’il a été utilisé sous le mandat français, le groupe et ses soutiens nient implicitement l’existence d’un Etat-nation syrien.
Au lieu de cela, ils voient un vaste territoire sans gouvernement, qui pourrait être remodelé de diverses manières, y compris la création de plusieurs mini-États reflétant la réalité actuelle sur le terrain.
Au cours de la dernière décennie, la Syrie a été divisée en plusieurs fiefs, la Russie, la Turquie, l’Iran, les États-Unis, les restes de l’EI et le régime tronqué d’Assad contrôlant des pans de territoire par l’intermédiaire d’éléments locaux ou de mercenaires importés.
L’idée de découper la Syrie en mini-États est surtout reflétée dans les médias turcs, mais elle est également reprise ailleurs.
Au cours des deux dernières années, la Turquie a fait plusieurs pas dans cette direction, en formant une administration dans les zones sous le contrôle de ses alliés à Idlib et en imposant la livre turque comme monnaie locale.
Elle a également commencé à « encourager » certains réfugiés syriens en Turquie à rentrer chez eux, souvent en tant qu’employés d’entreprises turques.
La prise d’Alep par la force « Levantine » pourrait permettre à Ankara de relancer la présence économique turque dans le cœur industriel de la Syrie.
Avant le début de la guerre civile syrienne en 2011, plus de 400 entreprises turques, dont de nombreuses petites et moyennes entreprises, étaient implantées à Alep, représentant plus de 50 milliards de dollars d’investissement direct, la deuxième plus grande activité du pays après celle de Libye.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan pourrait avoir un autre intérêt à voir la Syrie redessinée en une galaxie de mini-États : l’élimination de la menace kurde soutenue par l’État syrien sous la dynastie Assad depuis les années 1970.
Certains dans les cercles politiques turcs considèrent la création d’« États artificiels » après la chute de l’Empire ottoman comme un acte de vengeance des puissances occidentales contre le califat turc, qui a représenté pendant des siècles le défi islamique à l’objectif de la chrétienté de gouverner le monde.
Erdogan a toujours considéré les traités imposés à la République de Turquie, notamment le traité de Lausanne, comme une humiliation. L’année prochaine marquera le centenaire de ce traité et son expiration légale, un événement qu’Erdogan a présenté comme une opportunité de « corriger les injustices faites à la Turquie ».
Selon Erdogan, cela pourrait rouvrir les revendications turques, sinon de souveraineté, du moins de « droits spéciaux », sur certaines parties de l’Irak et de la Syrie.
En brisant l’illusion d’une re-stabilisation de la Syrie sous Assad, les événements de ce mois-ci encouragent ceux qui considèrent la Syrie comme un Etat artificiel. Les cercles politiques turcs pro-Erdogan oublient cependant que tous les Etats-nations sont artificiels, car aucun n’est tombé du ciel pleinement formé. La République de Turquie, créée en 1924, n’a que 22 ans de plus que la République arabe syrienne, née en 1946 à la fin du mandat français. L’Irak indépendant est né seulement huit ans après la République de Turquie.
L’argument selon lequel la division de la région en mini-États réduirait le risque de guerre est également insoutenable. Citons par exemple Gaza, qui n’est même pas un État.
Nier l’existence d’une nation syrienne dotée de tous les droits à un État et à l’intégrité territoriale constitue un risque pour la sécurité et la stabilité de toute la région.
Quiconque connaît la réalité du terrain sait que si le terme « Levant » (Sham) est un terme obscur, le mot Syrie désigne une identité nationale que personne ne peut nier.
Ce sentiment de « syrianité » a commencé à prendre forme peu après la chute de l’Empire ottoman. Dans une série de reportages sur la Syrie sous mandat français, l’écrivain Joseph Kessel a observé l’émergence de « l’identité syrienne » dans ses premières phases. Sur un ton différent, la même réalité se reflète dans le film hollywoodien « Sirocco » de 1951 qui dépeint la lutte de libération nationale syrienne contre les Français.
La romancière anglaise Agatha Christie a observé la même réalité dans les années 1930, lorsqu’elle a passé deux ans à Raqqa avec son mari archéologue, Sir Max Mallowan. Ils sont arrivés à Raqqa en pensant que la Syrie était un désert habité par des tribus bédouines en conflit perpétuel et sans aucun sentiment d’appartenance à un concept plus large appelé Syrie. Elle a découvert qu’ils avaient tort. Le résultat a été son livre Viens, dis-moi comment tu vis, un reportage fascinant sur la façon dont la Syrie, un morceau d’anciens empires, se transformait en nation.
Ceux qui nient l’existence de la nation syrienne ne peuvent pas se faire passer pour des amis de la Syrie et des défenseurs de la stabilité au Moyen-Orient.
Amir Taheri a été rédacteur en chef du quotidien iranien Kayhan de 1972 à 1979. Il a travaillé ou écrit pour d’innombrables publications, publié onze livres et est chroniqueur pour Asharq Al-Awsat depuis 1987. Il est président de Gatestone Europe.
Cet article a été initialement publié dans Asharq Al-Awsat et est réimprimé avec quelques modifications avec l’aimable autorisation de l’auteur.