« Je suis juif, Charlie, flic… » justement parce que je ne le suis pas

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Dans un monde aussi creux que celui de la société de consommation et du spectacle, il faut bien reconnaître que l’être humain ne se sera sans doute jamais autant interrogé sur son identité. On a, en effet, ce sentiment d’assister à une introspection colossale sur le « je » et le « tu ». Malheureusement, des contradictions apparaissent et il se pourrait bien que nous passions, une fois n’est pas coutume, à côté de l’essentiel.

Tout le monde l’aura remarqué, un nouveau label branché a fait son apparition dans le jargon médiatico-twitto-facebookien : « appropriation culturelle ». L’idée (pas si récente que ça) est de prolonger le concept de néocolonialisme jusque dans ses derniers retranchements : « Ma culture n’appartient qu’à moi, mon histoire ou l’histoire de mes ancêtres, également. »

« Moi aussi »

Cette approche, hautement problématique, montre à quel point les événements tragiques de ces dernières années ne nous ont rien appris.

Souvenons-nous des réactions en chaîne ayant suivi ce fameux tout premier « Je suis Charlie ». Le « Je suis » a été mis à toutes les sauces pour chaque nouvel attentat, chaque nouveau cadavre. Il y avait, malgré l’effet de masse et malgré l’absence de poésie d’un bête clic sur le net, quelque chose de très beau dans cette démarche simple et répétitive. Cette beauté, il semblerait que tous ne l’aient pas appréhendée.

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La puissance de ce « Je suis… » réside uniquement dans le fait que l’affirmation concernée… est fausse ! Si un policier écrit « Je suis policier » après que son collègue se soit fait assassiner, cela ne rime, bien évidemment, à rien. « Je suis juif » n’a de sens que si c’est un non-Juif qui le dit. Pourquoi ? La solidarité ? Oui, entre autres. C’est une façon de dire « je me sens meurtri, moi aussi ». Mais il y a plus que cela.

Réhabiliter l’empathie

Le concept majeur qu’il faut remettre au centre de nos préoccupations, c’est l’empathie, la réelle appropriation de la souffrance d’autrui, non pas pour la lui « voler », mais pour la comprendre au-delà d’une complainte générale en Ré mineur : « Quelle tragédie ! »

Il y aurait, nous dit-on depuis quelques temps, un problème quant au fait qu’un écrivain blanc parle du vécu d’une réfugiée nigériane, de l’esclavage ou d’autres pans d’histoire qui ne devraient être traités que par les groupes ethniques concernés, entendez par là, les groupes dominés ou opprimés. Il y a de quoi pleurer. Ainsi donc, nous avons réussi le tour de force de labéliser la souffrance et, plus grave encore, l’histoire. On n’arrête pas le progrès (sauf peut-être les Gaulois…).

Il est évident qu’un témoignage direct a toujours plus de force, d’authenticité et d’intérêt qu’un récit extérieur, fait par un spectateur, peut-être instruit, mais spectateur tout de même. Il n’en demeure pas moins que « s’approprier la culture » de l’autre « s’approprier son histoire » ne doit pas être entendu comme un vol ou une forme moderne de domination. Lorsque l’on fait sienne l’histoire tragique de quelqu’un, on ne se donne pas soudainement le statut de victime, on ne cherche pas à vendre avec de l’exotisme, on cherche à comprendre pour réhabiliter l’empathie humaine.

La preuve par Desproges et Tarantino

Le 22 décembre 1986, Pierre Desproges expliquait, dans une interview donnée à Philippe Pouchain et Yves Riou, pourquoi il revenait très souvent sur le sujet des Juifs et de la Shoah : « Moi, je suis né en 1939. J’ai pas de souvenir de mes 5 ans ou de mes 6 ans. Mais de savoir que je suis né à cette époque-là et qu’il s’y est passé ce qui s’est passé vis-à-vis des Juifs, c’est un truc que j’ai toujours pas compris, au sens fort. (…) Que des gens, des administrateurs aient envoyé des gens par paquets de mille se faire occire au nom du racisme, c’est un truc… Je ne comprends pas que mes parents, par exemple, aient vu ça, à une époque qui est la mienne ! C’est pas les Huns, c’est pas Attila, c’est la semaine dernière ! Avec ma sensibilité et mon intelligence, c’est quelque chose que je ne peux pas comprendre. Comprendre ! Je ne dis même pas admettre (rire) mais comprendre ! Alors par rapport à mon demi-siècle sur Terre, c’est la chose sur laquelle je reviens souvent parce que je ne comprends pas que ça puisse arriver et, en même temps, j’ai très peur que ça revienne. Je trouve ça fabuleusement inimaginable que des êtres humains puissent commettre ça. » Comprendre.

 

Lorsque Tarantino présente Django Unchained, il s’approprie. Et c’est tant mieux. Il crée, comme bien souvent, un excellent film. Beau, violent, cru, tragique, drôle même. Et derrière le surréalisme et la boucherie qui n’est, habituellement, qu’un délire esthétique, l’horreur s’incarne.  Au-delà des habituelles prouesses visuelles de ce virtuose un peu barré, une certaine compréhension de l’Histoire apparaît. Comprendre.

 

À l’époque de la prolifération de ces « Je suis », on a pu entendre et lire des commentaires sur l’utilisation à géométrie variable de ce slogan. Toutes les régions n’étaient pas traitées avec autant d’attention par la « solidarité internationale contre le terrorisme ». C’est un fait. Étonnant donc qu’un individu qui tente de sortir de lui-même pour s’approprier une histoire douloureuse, pour essayer de la vivre à travers un écrit qu’il va ensuite livrer à tous, soit considéré comme un problème.

Comprendre.

Je ne suis pas que ce que je renvoie

Dans Bye Bye Germany, comédie dramatique belgo-luxo-allemande sur le sort des Juifs allemands restés dans leur pays après la Guerre, le casting était composé de Juifs et de non-Juifs. Y faisant allusion en février 2018 lors de la projection en avant-première à Bruxelles, le réalisateur (Sam Garbarski) a déclaré, amusé, qu’il trouvait merveilleux qu’un de ses acteurs, si convaincant dans son rôle de Juif ashkénaze, soit en fait un Turc-Allemand musulman. Lorsque l’on a compris l’histoire, les enjeux et le personnage, le reste ne compte plus. Tous ces acteurs racontaient l’histoire de leur Allemagne, quels que soient leurs degrés d’implication culturelle personnelle.

Comprendre.

Ce fameux « Je suis » signifie que mon identité personnelle, qui est faite de multiples strates et ne regarde que moi, ne me résume pas à ce vers quoi la société du progrès et de l’atomisation de l’individu me renvoie. Je suis tous les possibles. Je suis en mesure de penser la multiplicité des parcours et la complexité de l’existence. Je suis capable d’appréhender l’Autre dans ce qui peut nous lier, plutôt que dans la célébration perpétuelle de ce qui nous sépare. Ce « Je suis », c’était une ébauche du vivre-ensemble et non du vivre-à-côté.

La pensée multiculti semble être arrivée en bout de course pour déboucher sur une fragmentation absolue de la société. « Parle de toi, de ton vécu mais, surtout pas de l’Autre, ne cherche même pas à le comprendre, tu ne le peux pas. » Parle de toi, c’est ce que tu fais le mieux.

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