Shmouel Trigano : « Que se passe-t-il en Israël ? Un putsch « démocratique »...

Shmouel Trigano : « Que se passe-t-il en Israël ? Un putsch « démocratique » ? »

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Si un extra-terrestre débarquait en Israël ces jours-ci[1], il aurait bien du mal à comprendre ce qui se passe. Dans la rue, tout est calme et tranquille (si on néglige les actes de terreur palestiniens qui font partie du paysage) au point que deux grandes manifestations ont pu se dérouler sans encombre. Ce calme ambiant contraste cependant avec certains discours dans lesquels des mots définitifs sont prononcés : dictature, fascisme, peloton d’exécution, fin de la démocratie, du sang dans les rues, pogrom… La « reductio ad hittlerum[2] » de Léo Strauss, chère à la « gauche » et que nous connaissons bien en France avec la rhétorique du « progressisme» , fonctionne à plein. L’adversaire est toujours portraituré dans les traits du « fascisme ». On a pu voir ainsi dans ces manifestations le portait de Natanyahou et du ministre de la justice, Yariv Levin, en Hitler…

Une junte militaire ?

En l’occurrence, dans l’Israël d’aujourd’hui, au regard de la mémoire de la Shoah, ce n’est pas n’importe quoi, ni n’importe qui, qui recourt à cette terminologie radicale qui affole une partie du public. Ceux sont en effet des personnalités considérables : des généraux, d’anciens chefs d’Etat major, une pléiade de militaires qui se bousculent au micro : Bougy Yaalon, Gady Eisencott, Benny Ganz, Ehud Barak, Yair Golan, tous à la retraite cependant. Ils appellent explicitement toutes les catégories de population (y compris les lycéens, les conscrits…)  à la désobéissance civile, à la sédition  et à la rébellion contre l’Etat.

Le visiteur extra-terrestre aura du mal à refouler l’idée qu’une junte militaire s’est lancée à la conquête du pouvoir que des civils (il n’y a aucun général dans la coalition gouvernementale, sauf au ministère de la Défense) ont obtenu au terme d’élections qui se sont passées dans l’ordre et qui ont conféré un succès massif à la nouvelle coalition de droite, au point que les forces de la gauche historique ont purement et simplement été rayées de la carte des partis.

Si l’extra-terrestre poursuit un peu plus profondément sa réflexion, il aura pourtant du mal à comprendre pourquoi et comment le slogan majeur de cette levée en masse exalte « la démocratie » alors qu’elle récuse le nouveau pouvoir sorti des élections, pourtant  le fondement de la démocratie. Son discours est en effet ambivalent. Le mot « démocratie» désigne, semble-t-il, une essence  qui ne s’embarrasserait pas d’élections. C’est comme si il y avait une quintessence de la démocratie qui s’incarnerait dans une « élite éclairée, celle que le  juge Barak, le gourou de la « révolution constitutionnelle» , aujourd’hui au cœur de la controverse sur la réforme juridique, définit comme la source des valeurs qui doivent inspirer le juge. En somme « le peuple » – au nom duquel la justice est rendue – ce serait elle. Comme on a pu l’entendre dans ce jugement délirant : « Ce n’est pas le peuple qui a voté, c’est la Knesset »… L’élite éclairée sait mieux que le peuple ce qu’il veut… Démocratie ?

Le coup Le Pen

En s’informant un peu plus, l’extra-terrestre comprendra que l’événement auquel il assiste a été préparé de longue date, méthodiquement, étape par étape. Tout a commencé par une opération qu’on connait bien en France et qui était peut être parvenue aux oreilles de Yair Lapid, lors d’un de ses nombreux voyages privés en France. Je veux parler de la stratégie qu’on peut définir comme « le coup Le Pen » : « Votez pour moi (Mitterrand) ou vous aurez le fascisme ». Le coup Le Pen, qui, en France, a détruit l’arène politique, procède par la diabolisation d’un individu dans la finalité de fédérer contre lui tout le monde, d’attirer sur lui la haine de la foule ainsi massifiée dans la stigmatisation d’un bouc émissaire pour qu’elle vote comme un seul homme. C’est une stratégie typique des « progressistes » dans l’ère postmoderne : plus besoin de se fonder sur des idées ! En Israël ce sont Ben Gvir et Smotrich qui ont joué ce rôle de l’épouvantail Le Pen, lors des dernières élections. Le parti Yech Atid dans les derniers jours de son pouvoir avait même pris les devants : on a pu voir ainsi le premier ministre mettre en garde certains gouvernements amis du danger que Ben Gvir et Smotrich représentaient pour le statu quo religieux sur le Mont du Temple au point qu’il y ait même eu des réactions internationales. Ben Gvir et Smotrich donc dans les pas du fascisme, du racisme, de la dictature, etc. Une atmosphère était créée qui dispensait de toute réflexion. On négligea notamment de mettre en rapport la venue de Ben Gvir et Smotrich avec la situation sécuritaire catastrophique que laissait derrière elle la précédente coalition qui expliquait l’attente par l’électorat d’un gouvernement fort et dissuasif…

La concertation manifeste

La deuxième étape, qui lançait l’attaque, fut la déclaration solennelle de la présidente de la Cour suprême, précédée pourtant de l’interview (l’oracle ?) de l’ancien président de la Cour le juge Barak, qui prononça un discours d’un extrémisme signalé (fascisme, fin d’Israël)… Puis ce fut les deux manifestations de masse dont on savait par les médias amis du mouvement (tous les médias) le nombre de participants avant même qu’elles ne se produisent. Une troisième se prépare pour samedi 28 janvier.

Ces interventions (du juge Barak et de la présidente de la Cour suprême), programmées l’une après l’autre, étaient manifestement concertées à la veille de la première manifestation. Elles donnaient le ton. Le mouvement de masse pouvait ainsi prétendre se fonder sur l’autorité du pouvoir judiciaire, à défaut de l’autorité de la Knesset et du gouvernement dont il conteste la légitimité sans pouvoir contester sa légalité (issue des élections). La présidente en effet a contesté de facto la Knesset et le gouvernement au nom du pouvoir judiciaire. Elle a apporté une assise supposée constitutionnelle, quoique bancale, à la manœuvre politique.

Tout au long de ce processus, les médias dominants se firent les hauts parleurs des organisateurs de la manifestation, relayant les mots d’ordre, montrant les lieux et y drainant des foules, faisant intervenir des personnalités de la société civile destinées à montrer combien est large l’assise sociétale de la manifestation, puis ce furent les corps de métier ; avocats, Hitechistes, médecins, musiciens… Puis, sur la chaine 13, c’est une agence de notation américaine qui déclara que, si la réforme judiciaire passait, elle baisserait la note d’Israël ce qui provoquerait une crise économique… Et on n’est pas au bout des surprises. Un jour après, des sociétés de High Tech déclaraient qu’elles retireraient leurs fonds des banques israéliennes. Certains activistes annoncèrent même qu’ils quitteraient Israël… La révélation que les frais d’organisation des manifestations étaient pris en charge par le New Israel Fund, une officine de gauche américaine créée par des Juifs proches d’Obama pour soutenir les activistes gauchistes israéliens, confirma le sentiment d’une brisure du Front intérieur d’un pays qui, avant tout, ne l’oublions pas, doit faire face à des menaces d’extermination.

Départs de feu

Il faut mentionner à ce niveau l’utilisation du procès comme instrument politique destiné à créer une atmosphère et à paralyser l’ennemi. Le procès de Derhy a duré 6 ans (« la montagne a accouché d’un souriceau » selon le procureur Mandelblit, jugeant de sa gravité dans ces termes). Durant toutes ces années, tous les soirs les téléspectateurs de toutes les chaines se sont vus imposer un rite télévisuel consacré à accabler Netanyahou sous les accusations les plus graves mais quand le public a vu celles-ci se décomposer au fil du temps, l’irrégularité de l’enquête de la police et du parquet est apparue au grand jour au point que le public a perdu toute confiance dans la justice, la police, les médias… C’est un immense scandale qui s’est produit, un scandale d’État, qui jette une ombre sur le système politique qui sera difficile à réparer. C’est d’ailleurs le but de la réforme judiciaire.

Le « démon ethnique »

A la vue de la configuration qu’il a commencé à percevoir, le mot « putsch » pourra venir a à la bouche de l’extra-terrestre : un putsch, mais en dentelles, le putsch des gens bien, le coup d’Etat des gens distingués, des élites, loin des électeurs du Likoud, majoritairement populaires et sefarades. L’argument de la discrimination dont ces derniers souffrent a été très central durant toute la période électorale. Il nous renseigne sur le facteur de classe de cette crise. Dans le débat public, dans certains secteurs de l’opinion, les sefarades sont effectivement objet d’ironie grinçante – qualifié de « babouins » par exemple –  voire de mépris de la part d’acteurs politiques ou culturels pour rire des électeurs forts en gueule de Netanyahou et de certains députés. Du côté sefarade, la destitution de Derhy a été perçue comme une gifle assénée aux 400.000 électeurs sefarades qui avaient voté pour lui.

L’hégémonie » et le Deep State en perspect

Cet aspect de la crise ouvre sur une autre perspective. Il faut connaître un peu d’histoire pour y accéder en se rappelant qu’à ses origines l’Etat d’Israël, un Etat socialiste, était aux mains du Parti travailliste et écartait jalousement du pouvoir l’autre camp, l’ennemi de droite par excellence, les Révisionnistes, jusqu’au jour où la venue de Begin au pouvoir renversa cette situation. C’est ce que l’on a appelé le Mahapakh/le renversement. Begin fut élu par les sefarades que les travaillistes, la plupart du temps d’origine ashkénaze, au pouvoir avaient laissés en dehors de la nation et du pouvoir (« ethnies d’Orient », le nom dont ils furent affublés en est le symbole : il n’y eut jamais bien sûr d’« ethnies d’Occident »). Si le pouvoir politique avait changé de mains, majoritaire à la Knesset, en réalité les travaillistes, l’Israël de gauche, des kibboutz, des élites conservèrent le leur dans la culture, l’économie, l’université, la justice, les sphères d’’influence, etc. Il y a fort à penser que c’’est lui que désigne le juge Barak avec sa notion  de « public éclairé », source des normes juridiques.

Leur vote avait porté Begin à la Knesset, au gouvernement. Mais l’alternance ne se fit pas dans les sérails élitistes…

C’est une situation qui est désignée par certains activistes sous le terme de « Ha-héguémonia», l’ « hégémonie » dont les membres conserveraient le pouvoir réel dans les coulisses de toutes les institutions. La Cour suprême, témoigne de cette situation par défaut. Elle a ainsi institué qu’il y ait un poste de juge suprême réservé à un « oriental », comme il en est réservés à un religieux, un Arabe, etc, pour refléter la société réelle. Une remarque est à faire à ce propos : sur un total de onze juges qui ont voté la destitution du ministre Derhy (sur des bases problématiques et fragiles) un seul s’y est opposé, le juge suprême sépharade… CQFD.

Ce concept d’« hégémonie » nous conduit dans les parages d’un concept plus contemporain, celui de Deep State qui nous aide à comprendre sociologiquement la réalité de la configuration de la crise. Cette expression américaine désigne un Etat dans l’Etat, ou plus exactement la collusion entre plusieurs sphères de l’Etat afin de détenir les rennes de sa conduite, dans ses articulations les plus importantes, en l’occurrence la Cour Suprême, et plus largement la justice, la police, les media, cette collusion ayant pour finalité de coiffer la Knesset et le gouvernement par des moyens réguliers mais détournés de leur fonction légitime exacte, afin de faire passer leurs décisions politiques. Il est clair que pour le Deep State, Netanyahou a fait figure de l’homme à abattre de la vie publique au point que l’arène politique s’est réduite à la confrontation entre « bibistes » et « antibiblistes ». Cette collusion a été très visible tout au long du procès de Netanyahou et les nombreuses élections qui se sont succédées. Sa longue législature au pouvoir devenait peut-être encombrante pour le Deep State…

Causes structurelles

La situation que nous analysons ne s’appuie pas que sur une explication idéologique mais aussi morphologique. Le paysage décrit est comparable à une série de plaques tectoniques qui s’entrechoquent. La  population israélienne est très fragmentée en communautés qui parfois ont une base géographique comme les orthodoxes, les sionistes religieux, les laïques et bien sûr les Arabes, les Bédouins. Ce sont là des données objectives. Il y a aussi, bien évidemment, des fragmentations idéologiques comme le camp de la gauche et celui de la droite, des fragmentations ethnico-culturelles, ashkénazes et sefarades, Juifs et arabes autant de segments qui recoupent d’autres segments. Il y a des fragmentations institutionnelles comme d’un côté la Cour suprême et les médias et de l’autre la Knesset et le gouvernement. Dans le domaine polémique, il y a l’opposition entre « nazis »  et « démocrates ». Dans le domaine social, entre les masses et l’élite, la Loi et le peuple.

Là où il peut y avoir danger, c’est quand ces plaques tectoniques se superposent à plusieurs, et entrent en collision l’une sur l’autre. Grand peut être alors le danger que le système craque. Il ne faut pas à ce propos oublier un enseignement de l’histoire : la réalité du clivage structurel qui caractérise le peuple juif[3], dont une des expressions, la plus grave, fut la scission du royaume de Salomon en royaume de Juda et royaume de Samarie. Elle fut à l’origine de la destruction en deux temps des deux royaumes, prélude à la galouth.. A D’ ne plaise !

[1] Ou tout simplement des Juifs lambda qui ne se reconnaissent plus dans le spectacle de l’arène politique israélienne actuelle

[2] La « réduction à Hitler »…

[3] Voir S. Trigano, Le judaïsme et l’esprit du monde, Grasset

Shmuel Trigano – Professeur émérite des Universités

Illustration : Shmuel Trigano, Wikipédia, 2013

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