FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Face aux théories de la «victimisation», le sociologue Olivier Galland démontre dans ses travaux que la radicalisation religieuse chez les lycéens est d’abord produite par le rapport à la violence et l’exposition aux théories du complot.
Olivier Galland est sociologue et directeur de recherche au CNRS. Il a codirigé une grande enquête sur la radicalité des lycéens, lancée à la suite des attentats de 2015.
FIGAROVOX.- Les résultats de votre enquête sur la tentation radicale de la jeunesse ont fait couler beaucoup d’encre. Beaucoup d’observateurs ont salué votre travail, d’autres l’ont vivement critiqué. Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’avoir construit «un dossier à charge contre l’islam»?
Olivier GALLAND.- Les résultats de notre enquête sont en décalage avec beaucoup de travaux qui ont été menés en France sur les jeunes d’origine immigrée ou les jeunes musulmans. Ces travaux ont essentiellement analysé cette jeunesse sous l’angle des discriminations qu’elle subit (qui sont réelles). Sous ce seul angle, soit ils ignorent la question de la radicalité, soit ils l’analysent comme le simple résultat de la victimisation. Or notre enquête montre que les choses sont beaucoup plus compliquées et que la radicalité religieuse ne semble pas avoir sa racine, dans la population lycéenne sur laquelle nous avons enquêté, dans un sentiment aigu de victimisation. C’est évidemment très dérangeant. Quant à l’accusation d’avoir construit un dossier à charge contre l’islam, elle ne repose sur aucun élément tangible, c’est un pur procès d’intention. Nous avons pris grand soin au contraire de construire un protocole méthodologique aussi objectif et neutre que possible. Cette exigence était d’ailleurs contenue dans l’idée que nous avons eue dès le départ de conduire une enquête comparative, en interrogeant des jeunes de différentes croyances et de différentes origines. De ce fait nous étions tenus de construire des questions religieusement «neutres», c’est-à-dire qui puisse être adressées à des jeunes de toutes croyances.
On vous reproche notamment d’avoir privilégié dans votre échantillonnage les lycées à fortes populations musulmanes… Pourquoi ce choix?
Il faut se rappeler le contexte dans lequel a été engagée cette recherche. Elle a fait suite à un appel à propositions du président du CNRS de l’époque, Alain Fuchs, après les attentats de 2015, pour engager des travaux sur ces questions de la radicalité. Il est indéniable qu’en France et dans le monde un extrémisme religieux, parfois sanglant, s’est développé au nom de l’islam. Ça ne veut pas dire évidemment que l’ensemble des musulmans ou même qu’une grande partie d’entre eux y adhère, mais il serait absurde de nier qu’il y a un lien entre une certaine conception de l’islam, fondamentaliste, et des formes de radicalité et de violence. Pour autant, on n’a pas d’idée précise du degré auquel la population musulmane partage ces idées. C’était précisément l’objet de cette recherche d’essayer d’y voir plus clair en menant une enquête de grande ampleur (près de 7 000 jeunes interrogés).
Pour mener à bien ce projet, il fallait donc bien interroger des jeunes de confession musulmane ! Sinon, il fallait renoncer à conduire cette recherche ! Est-ce ce que proposent nos détracteurs ? Par ailleurs, comme je l’ai déjà dit, nous n’avons pas interrogé que des musulmans: notre échantillon comprend 1 753 musulmans, mais également 1 609 catholiques ou protestants, 2 814 lycéens qui se déclarent sans religion et 163 qui déclarent une autre religion. Notre échantillon est donc religieusement diversifié et permet, encore une fois, de comparer les opinions des jeunes qui affichent ces différentes orientations religieuses.
Vous écrivez que les fondamentalismes chrétiens ou juifs sont circonscrits à des populations très restreintes et localisés dans des lieux spécifiques. À l’inverse, le fondamentalisme musulman est-il un phénomène d’ampleur? Peut-on renvoyer dos à dos les jeunes de la Manif Pour Tous et les jeunes islamistes salafistes?
Nous avons pris soin de répliquer l’enquête auprès d’un échantillon représentatif des 15-17 ans. Et les résultats montrent bien que l’absolutisme religieux (nous avons utilisé cette notion de préférence à celle de fondamentalisme, mais elles sont proches) est effectivement très faiblement répandu dans la population des jeunes chrétiens: moins de 3 % des jeunes de 15-17 ans se déclarant chrétiens sont «absolutistes». C’est donc chez les jeunes chrétiens un phénomène marginal. Il ne l’est pas chez les musulmans puisque dans le même échantillon représentatif 26 % se classent parmi les absolutistes. Dans l’échantillon «lycéens» le rapport entre l’adhésion des musulmans et des chrétiens à l’absolutisme est du même ordre: 32 % pour les premiers, 6 % pour les seconds. Nous aurions certainement obtenu des résultats très différents aux États-Unis où le créationnisme protestant semble être un phénomène significatif. Ces protestants créationnistes auraient certainement répondu comme nos absolutistes musulmans qu’il y a «une seule vraie religion» et que la religion a raison contre la science pour expliquer la création du monde. Mais le fait est que cette orientation religieuse dans le monde chrétien en France est quasi-inexistante.
La question du rapport entre religion et science est très importante à nos yeux, car elle exprime bien l’idée que la religion domine le monde séculier. Cette conviction nous semble être d’un registre différent d’un simple traditionalisme religieux. D’ailleurs, l’Église catholique, par la voix de ses plus hautes autorités et de deux papes réputés conservateurs, Jean-Paul II puis Benoit XVI, a bien distingué entre le domaine de la science et le domaine de la religion, ce qui n’est évidemment pas le cas des musulmans fondamentalistes qui pensent que toute la science moderne existe déjà dans les versets coraniques.
Quant aux Juifs ils sont malheureusement trop faiblement représentés dans notre échantillon – du fait simplement de leur faible poids dans la population d’ensemble – pour que nous puissions dire quelque chose de solide à leur sujet. Nous ne prétendons d’ailleurs pas avoir cerné la totalité des manifestations de radicalité.
Vous-même, vous semblez mettre la «radicalité politique» de Marine Le Pen sur le même plan?
Non, nous montrons bien au contraire que la radicalité religieuse et la radicalité politique concernent des populations différentes et obéissent à des facteurs spécifiques. La radicalité politique de rupture par exemple semble plus présente dans les lycées professionnels et être associée à une faible intégration scolaire et à une filiation de gauche, facteurs qui ne sont pas liés à la radicalité religieuse. Par ailleurs, il faut distinguer extrémisme politique et radicalité politique. À son stade ultime, la radicalité politique est liée à la justification (et à l’usage) de la violence. Mais tout extrémiste n’est pas violent (de même que tout absolutiste ou fondamentaliste religieux n’est pas violent). Précisément le seul point commun entre la radicalité religieuse et la radicalité politique à leur degré extrême, c’est la justification de la violence.
Ce qu’on ne vous pardonne pas également, c’est de minorer l’impact des facteurs économiques et sociaux dans le processus de radicalisation. Ne jouent-ils pas, malgré tout, un rôle?
C’est effectivement un résultat fort de notre enquête: ni le statut social des familles, ni même les perspectives subjectives des jeunes relatives à leur avenir professionnel, n’ont d’impact sur leur degré d’adhésion à des idées religieuses radicales. D’après nos résultats, la théorie de la victimisation semble donc invalidée (mais il faudrait bien sûr mener d’autres enquêtes). Apparemment, le processus qui mène à la radicalité religieuse n’est pas produit par l’exclusion économique. Mais, attention, nous avons travaillé sur l’adhésion à des idées, et pas du tout sur le passage à l’acte. Ce qui peut déterminer le passage à l’acte est donc peut-être de nature différente. Nous ne pouvons rien dire à ce sujet. Il nous semble bien néanmoins que la radicalité religieuse liée à l’islam est bien plus aujourd’hui un phénomène culturel et idéologique qu’un phénomène socioéconomique.
Les facteurs religieux et identitaires sont primordiaux. Qu’entendez-vous par «identitaire»?
Des travaux précédant le nôtre, celui d’Angel Rabassa et de Chery Benard par exemple, ont bien mis en évidence le rôle de l’adhésion à l’Umma, la communauté universelle des musulmans, comme source alternative d’identité pour des jeunes musulmans qui se sentent détachés de la culture occidentale. Dans le processus de radicalisation, aspects religieux et aspects identitaires se mêlent donc étroitement et il est difficile de les distinguer.
Vous faites également apparaître un autre facteur: le rapport à la violence… La violence est-elle banalisée dans une partie de la jeunesse?
Notre enquête met effectivement en évidence le fait que la tolérance à l’égard de comportements violents ou déviants dans la vie sociale ordinaire est fortement associée à la justification de violence spécifiquement religieuse. Cette dernière n’obéit donc pas qu’à des motifs religieux, même s’ils sont très importants. Elle atteint son niveau le plus élevé lorsque les facteurs idéologiques et religieux se combinent à une tentation pour la violence en tant que telle. Et nous avons été effectivement frappés de constater dans notre échantillon de lycéens que le niveau de tolérance à l’égard de ces comportements violents ou déviants est élevé: par exemple, 14 % de nos lycéens trouvent «acceptable dans certains cas» de «voler quelques jours un scooter», 36 % de «conduire sans permis», 20 % de «dealer un peu de haschich», 34 % de «participer à une action violente pour défendre ses idées»… Il semble donc bien qu’une certaine banalisation de ces actes violents ou déviants se soit répandue dans une partie, certes minoritaire mais significative, de la jeunesse. C’est inquiétant.
Les thèses complotistes aussi?
C’est même beaucoup plus massif. Les jeunes semblent tout d’abord avoir perdu confiance dans les médias traditionnels. Par exemple, dans notre enquête, 68 % des lycéens sont d’accord avec l’idée que «les médias n’ont pas dit toute la vérité au sujet des attentats» et pour se faire une idée à ce sujet seuls 35% disent «faire d’abord confiance aux médias français». Les jeunes considèrent donc qu’ils doivent construire eux-mêmes leur propre vérité ce qui peut les rendre perméables aux théories du complot qui, en outre, sont très présentes ans les films ou séries pour ados. Et de fait, une petite moitié de l’ensemble des lycéens et 64% des musulmans pensent que les attentats du 11 septembre ont pu être organisés par la CIA. Cependant cette adhésion n’est pas une adhésion aveugle (seuls 7 % pensent que «c’est tout à fait vrai»), les jeunes pratiquent le doute systématique, corollaire de leur perte de confiance dans la parole officielle. Pour combattre ce doute il serait urgent, notamment dans le cadre scolaire, de plus les écouter, de plus dialoguer, d’organiser des débats argumentés etc…
Le mot «respect» ressort de votre enquête. Que signifie-t-il aujourd’hui pour les jeunes interrogés?
Ce mot de «respect» est effectivement un mot-clé de la parole des jeunes. Le respect signifie d’abord le respect de mes convictions ou de mes croyances personnelles. Comme je le disais les jeunes construisent leur propre vérité et ils considèrent que cette vérité, toute personnelle (ou du moins ressentie comme telle), les définit entièrement. Y porter atteinte, la dénigrer, est donc ressenti comme une mise en cause profonde de l’identité individuelle. Par exemple, critiquer la religion n’est pas simplement ressenti par les jeunes musulmans comme une attaque contre quelque chose de sacré, c’est aussi vécu comme une atteinte personnelle. L’un d’entre eux nous a dit, «c’est comme si on se moquait d’un handicapé» pour souligner qu’il le ressentait comme une stigmatisation insupportable. Dans les mots des jeunes, c’est «un manque de respect».
Dans Le Débat, vous dénonciez «la sociologie du déni». Les réaction à votre enquête témoignent-elles finalement de la dérive idéologique des sciences sociales?
Les réactions à notre enquête ne sont heureusement pas tout d’une pièce. Certains collègues ont apprécié notre travail, d’autres non. Mais il est vrai qu’un certain nombre de critiques se sont focalisées sur un registre idéologique en nous prêtant, à tort, des intentions cachées. Il nous semble que ces intentions idéologiques ou politiques sont plutôt du côté de ceux qui veulent nous enfermer dans cet affrontement binaire. Il me semble qu’une partie des sociologues français restent marqués par la conception marxiste (même si Marx n’est plus cité) des rôles respectifs de l’infrastructure (la base matérielle de la société) et de la superstructure (sa base idéologique) dans laquelle cette dernière n’est que le résultat de la première. Prétendre ainsi, comme nous le faisons, que la religion (ou la politique) puisse exercer un effet propre sur la société, indépendamment des conditions matérielles, apparaît comme une hérésie et est combattu avec virulence. C’est notamment ce qui s’est passé avec notre ouvrage.