Présidentielle américaine : les politologues donnent Donald Trump vainqueur sur un fil
Par Bruno Jérôme, Véronique Jérôme et Fabrice Nodé-Langlois
INFOGRAPHIES – Depuis les années 1980, les modèles prédictifs fondés sur des données politiques et économiques ont annoncé le bon vainqueur dans 80% des cas. En 2024, leurs résultats sont dispersés comme jamais.
L’élection présidentielle américaine du 5 novembre s’annonce l’une des plus serrée depuis 2000 lorsque Al Gore, vainqueur du vote populaire au niveau national, avait perdu les 25 grands électeurs de Floride à 537 voix près permettant à G.W. Bush de l’emporter. Elle s’avère également inédite quant à ses acteurs et à ses enjeux.
L’annonce du retrait de Joe Biden trois mois avant l’élection en faveur de Kamala Harris constitue un aléa de campagne singulier même si des précédents existent de sortants qui lâchés par leurs électeurs finissent par renoncer tels Harry S. Truman et Lyndon B. Johnson. La réélection d’un ex-président, Donald Trump, battu quatre ans plus tôt, constituerait en revanche une situation inédite exception faite de Grover Cleveland en 1893. Enfin, la campagne de 2024, marquée par les deux tentatives d’assassinat contre Trump, n’a jamais été autant polarisée, en raison d’une radicalisation croissante des candidats et du noyau dur de leurs électeurs.
Des modèles différents des sondages
En dehors des traditionnels sondages d’intentions de votes de quelque quarante instituts, les politologues et économistes du Political Forecasting Group affiliés à l’APSA (American Political Science Association) tentent de prévoir le résultat du scrutin à l’aide de modèles économétriques, qui combinent indicateurs politiques et économiques. Depuis qu’ils sont utilisés à des fins prédictives dès le milieu des années 80, ces modèles ont produit des résultats très satisfaisants en moyenne.
Ils ont anticipé le résultat de huit élections sur dix depuis 1984, les deux échecs étant les matches Gore-Bush en 2000 et Clinton-Trump en 2016. Pour 2024, la plupart des prédictions ont été réalisées fin juillet en vertu du principe de précocité, ce qui écarte le « bruit » de campagne intense à l’approche de l’échéance.
Vote egotropique ou sociotropique?
La pertinence des modèles est liée aux enjeux qui déterminent le choix des électeurs. Depuis quelques années, un débat ancien que l’on pensait révolu resurgit en science politique. L’économie a-t-elle encore un impact significatif sur le vote ou n’est-elle plus qu’un facteur explicatif marginal ? Le vote serait avant tout fondé sur des considérations sociales et sociétales telles que les inégalités sociales ou les discriminations ce qui nous renverrait à un vote de classe conformément au modèle de Columbia de Lazarsfeld et alii selon lequel « on vote comme on est socialement ».
Mais alors comment expliquer qu’un électeur aux caractéristiques sociales a priori inchangées puisse être conduit à changer son vote d’une élection à l’autre ? La réponse réside certainement dans la prise en compte d’un vote économique où en vertu du bilan du gouvernement sortant et des promesses de l’opposition, l’individu cherche à optimiser sa situation personnelle (vote du porte-monnaie ou egotropique) ou à se prononcer sur la manière dont il est affecté ou non par la conjoncture globale (vote sociotropique).
Cependant, on ne peut évacuer les facteurs de politique intérieure comme la sécurité, l’immigration, le fonctionnement de démocratie ou de politique internationale lorsque son pays est engagé directement ou non dans un conflit armé.
L’électeur sanctionne
On ne peut pas non plus négliger les variables politico-institutionnelles (calendrier électoral, responsabilités respectives du président et du vice-président, type de scrutin, durée des mandats) ou géographiques (disparités économiques comme partisanes, répartition des délégués du collège électoral). C’est la raison pour laquelle les modèles prédictifs dits « politico-économiques » intègrent toujours l’économie à côté du politique, par exemple via la cote de popularité qui est un bon indicateur de crédibilité de l’action économique et politique à court terme d’un gouvernement.
Cependant cet indicateur mesurant l’opinion subjective des agents-électeurs, il convient de lui associer des variables objectives de plus long terme comme le taux de croissance, le taux de chômage, le pouvoir d’achat ou l’inflation. Les modèles se fondent tous sur la propension de l’électeur à sanctionner ou récompenser le sortant, en prenant en compte l’«asymétrie du blâme», c’est-à-dire le fait qu’on punit plus intensément qu’on ne remercie.
Toujours l’économie, «stupid»
À en croire certaines enquêtes américaines dont celles du Pew Research Center (août-septembre 2024), l’économie est, cette année, très clairement l’enjeu principal du scrutin, pour 81% des Américains (et 93% des électeurs républicains). C’est le retour de la fameuse citation du conseiller de Bill Clinton « it’s the economy, stupid ! » La politique sociale arrive en second. Les trois sujets clivants que sont l’immigration (61%), le contrôle des armes (56%) et l’avortement (51%) parviennent respectivement en 6e, 7e et 8e positions des sujets jugés les plus importants. Les experts du Political Forecasting Group (1) placent eux aussi l’économie comme l’enjeu essentiel.
La croissance, dynamique selon des critères européens, s’est cependant affaissée, de 5.6% à 3%. Enfin, l’inflation est enfin passée de 1,4% à 2,5% après la flambée à 9,1% en juillet 2022. Différentes enquêtes d’opinion soulignent à quel point les électeurs sont marqués par leur ressenti de l’inflation et de leur pouvoir d’achat.
La position compliquée de Harris
Ce qui place Kamala Harris dans une position compliquée. On peut considérer qu’en tant que vice-présidente, l’attribution de la responsabilité par les électeurs devrait être moins forte que pour Joe Biden mais d’un autre côté, elle ne bénéficiera pas de la « prime » au sortant dont bénéficient traditionnellement les présidents briguant un second mandat.
Début octobre 2024, l’agrégateur de sondages de RealClear Politics la plaçait en tête du vote populaire, avec 51% contre 49% à Donald Trump (et en faisant abstraction de petits candidats indépendants). Mais, rappelons-le, la présidentielle américaine se joue avant tout dans les États puisqu’y remporter la majorité des suffrages permet (dans 48 États sur 50 + DC) (2) d’obtenir la totalité des grands électeurs de l’État. À la fin du processus, c’est le collège de 538 grands électeurs qui élit le président. Or, toujours selon RealClear Politics, dans les sept États clé, Donald Trump domine très légèrement avec 50,10% des voix. En 2016, face à Hillary Clinton, il l’avait emporté malgré un vote populaire défavorable.
Le verdict des modèles
Qu’en disent les modèles politico-économiques ? Sur seize, huit estiment à la fois le vote populaire et le collège électoral, cinq se penchent uniquement sur le vote populaire et trois sur le collège électoral. Par ailleurs, neuf modèles ont une structure par États, les sept autres étant agrégés au niveau national.
S’agissant de leur «recette», quatre modèles reposent sur des déterminants purement politiques, un seul sur des facteurs exclusivement économiques tandis que onze assemblent des variables à la fois économiques et politiques. Le modèle des coauteurs de cet article dit State-by-State Political Economy Model associe, au niveau des États, popularité du sortant ou du candidat de son camp, taux de chômage sur le mandat, évolution partisane des États, score aux primaires et poids des candidats indépendants (3).
Leur verdict ? Huit modèles sur treize pronostiquent une majorité de voix pour Harris en allant jusqu’à plus de 52% des voix pour DeSart et Holbrook ainsi que Gruca et Rietz qui utilisent le marché électronique de paris électoraux de l’Iowa. Seuls Enns et Lagodny, Fair (modèle économique pur), Lockerbie, Jérôme et Jérôme et Mongrain et alii prévoient une majorité de voix pour Trump.
Côté collège électoral, six modèles sur onze prévoient la victoire de Harris avec une amplitude allant de 276 (DeSart) à 315 mandats (Norpoth), la majorité étant de 270. Cinq penchent pour la victoire de Trump avec une fourchette allant de 282 (DeSart et Holbrook), 320 pour Jérôme et Jérôme, à 341 mandats (Mongrain et Alii et Lewis-Beck et Tien). Jamais les modèles n’ont été si dispersés.
JForum.fr avec www.lefigaro.fr
(1) Les 14 experts du Panel sont : Ross Burkhart (Boise University State, Idaho) ; Jay DeSart (Utah Valley University) ; Peter Enns (Cornell University) ; Andreas Graefe (Macromedia University, Munich) ; Thomas Gruca (U. de l’Iowa) ; Bruno Jérôme (U. Paris Panthéon Assas) ; Véronique Jérôme (U. Paris Saclay) ; Brad Lockerbie (U. of East Carolina) ; Michael Lewis-Beck (U. de l’Iowa) ; Philippe Mongrain (U. d’Anvers – U. McGill) ; Thomas Rietz (U. de l’Iowa) ; Mary Stegmaier (U. du Missouri) ; Charles Tien (Hunter College-City University of New York) ; Christopher Wlezien (U. du Texas, Austin).
(2) Le Nebraska et le Maine votent à la proportionnelle.
(3) Une version modifiée de ce modèle est proposée par Mongrain, Nadeau, Jérôme et Jérôme. Political Science and Politics https://www.cambridge.org/