Pourquoi l’Occident ne peut pas divorcer de l’Arabie saoudite

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Au-delà des questions liées au pétrole et aux ventes d’armes, Riyad est considéré depuis des décennies comme un partenaire stabilisateur dans la région.

À quel point la mort d’un homme – qui plus est un personnage de second plan – peut-elle bouleverser la géopolitique mondiale ? Peut-elle remettre en question une relation que des décennies de désaccords sur la question israélo-arabe, de tensions après le choc pétrolier de 1973, de défiance après le 11-Septembre, de déception après la signature de l’accord nucléaire iranien en 2015 n’auront pas réussi à rompre ? Le meurtre du journaliste saoudien Jamal Khashoggi dans le consulat de son pays à Istanbul a eu un impact retentissant au sein des pays occidentaux, au point que ces derniers sont amenés à s’interroger sur la nécessité de repenser leur relation avec ce vieil allié. Aux États-Unis, et dans une moindre mesure en Europe, des hommes politiques, des anciens diplomates, des intellectuels ou des journalistes sont montés ces dernières semaines au créneau pour qu’il y ait un avant et un après Khashoggi. Ils souhaitent que leurs pays respectifs prennent leurs distances avec le royaume wahhabite et que le prince héritier Mohammad ben Salmane, soupçonné d’être le commanditaire de l’assassinat, rende des comptes. « Réexaminer la nature des relations est une bonne chose, mais cela doit être fait de manière lucide et non pas en se basant sur les émotions du moment », constate auprès de L’Orient-Le Jour Gerald Feierstein, ancien ambassadeur américain au Yémen, aujourd’hui vice-président du Middle East Institute à Washington. Les enjeux sont énormes, tant sur le plan économique que sur le plan politique : stabilité du cours du baril, lutte contre l’islamisme radical, endiguement de l’influence iranienne, contrats en matière de défense. Riyad est un acteur essentiel dans tous les dossiers phares au Proche et au Moyen-Orient. Rompre avec ce partenaire, c’est risquer, pour les Occidentaux, de déstabiliser une région hautement stratégique tant pour l’économie mondiale que sur le plan géopolitique. « Même si l’Arabie saoudite n’est pas le pays le plus parfait du monde, les Occidentaux ne peuvent pas se payer le luxe de se retrouver avec un pays instable », résume pour L’OLJ Frédéric Charillon, professeur de relations internationales à Sciences Po Paris. D’autant que la nouvelle équipe dirigeante à Riyad est tout à fait capable d’utiliser la menace du chaos pour s’accrocher au pouvoir.

Bon allié

Le royaume reste le premier exportateur de pétrole au monde et le plus gros client en matière d’armements. Mais la relation qui unit les Occidentaux aux Saoudiens ne peut être évaluée sous le simple prisme des pétrodollars : l’aspect diplomatique est, au moins, aussi important. « On ne peut pas avoir une politique arabe sans passer à un moment donnée par l’Arabie saoudite », confiait il y a quelques mois à L’OLJ une source diplomatique occidentale ayant souhaité gardé l’anonymat.

Pendant plusieurs décennies, les Occidentaux, Américains en tête, ont fait de leur alliance avec le royaume l’un des piliers de leur politique régionale. « L’Arabie saoudite a été un bon allié des États-Unis, partenariat qui remonte à la fin de la Seconde Guerre mondiale, en termes de sécurité et de stabilité dans la région. Riyad était aux côtés de Washington afin de contrer l’expansionnisme soviétique dans les années 1960 et 1970, ainsi que pour l’Afghanistan dans les années 1980 et enfin lors de la guerre du Golfe (1991). Durant toutes ces années, nous avons travaillé de manière très proche avec les Saoudiens et ils ont été de très bons partenaires », explique Gerald Feierstein. « Pendant toute la période où le conflit israélo-palestinien était structurant pour la région, l’Arabie saoudite était un acteur modérateur dans le monde arabe », note pour sa part Michel Duclos, ancien ambassadeur de France en Syrie, actuellement conseiller géopolitique à l’Institut Montaigne, interrogé par L’OLJ.

La relation avec Riyad a été globalement perçue de façon positive par les Occidentaux, jamais vraiment remise en question malgré les alternances de pouvoir. Au cours de ces décennies, le royaume s’est forgé la réputation d’un acteur loyal et modéré, partenaire indispensable dans une région des plus mouvementées. Ni le choc pétrolier de 1973 – directement provoqué par l’Arabie saoudite – ni les profondes divergences sur la question israélo-arabe n’ont durablement affecté cette relation.

Les attentats du 11-Septembre, où 15 des 19 kamikazes étaient saoudiens, ont toutefois changé la donne. « À partir du 11-Septembre, quelque chose a été cassé dans les relations entre l’Arabie saoudite et les États-Unis. Ça a été ensuite réparé, mais le sentiment anti-saoudien est quand même resté latent et profond au sein de la classe politique américaine », ajoute Michel Duclos.

À partir de ce moment, on est loin du divorce, mais tout aussi loin de la lune de miel. Les États-Unis envahissent l’Irak en 2003 au grand dam de leur allié saoudien, qui craint notamment que la chute de Saddam Hussein ne renforce directement leur grand rival, l’Iran. Pire, avec l’arrivée au pouvoir de Barack Obama en 2008, c’est l’importance de cette alliance qui est désormais questionnée. Le président américain refuse d’intervenir en Syrie en 2013, malgré l’utilisation d’armes chimiques par le régime, et conclut à l’été 2015 l’accord nucléaire avec l’Iran. Les Saoudiens se sentent quelque peu trahis par leur grand allié, et encerclés par leurs ennemis iraniens dont l’influence ne cesse de s’étendre dans toute la région. C’est dans ce contexte que va naître une nouvelle Arabie saoudite, qui va brutalement rompre avec sa politique de prudence et de non-interventionnisme militaire.

Tant que l’Arabie ne faisait pas de (grosses) vagues, les Occidentaux fermaient les yeux sur la face sombre de leur allié. Il n’était pas nécessaire de relever que le royaume wahhabite était loin de partager les valeurs occidentales, et encore moins de s’interroger sur son rôle ambigu dans la montée en puissance de l’islamisme radical via notamment la diffusion, permise par le pouvoir des pétrodollars, de son idéologie rigoriste. « Il s’est développé en Europe, à partir des attentats de l’État islamique, le soupçon que l’idéologie wahhabite était une composante de la montée en puissance du jihadisme », note Michel Duclos. Ce lien de causalité, bien que simpliste, a largement contribué à détériorer l’image du royaume au sein des opinions publiques américaine et européenne.

Dérives

L’intervention saoudienne au Yémen, le pays le plus pauvre de la péninsule Arabique, la séquestration présumée de Saad Hariri à Riyad en novembre 2017 et l’assassinat de Jamal Khashoggi plus récemment ont terni un peu plus la réputation du royaume, d’autant plus honni au sein des opinions publiques que les pays occidentaux sont accusés de fermer les yeux sur les dérives de leur allié.

Du côté de l’establishment, si des voix minoritaires appellent à une prise de distance depuis déjà quelques années, il a fallu l’incroyable et sombre affaire Khashoggi pour que la majorité se rende compte que l’allié saoudien avait bel et bien changé. Au point de se demander s’il mérite encore d’être qualifié comme tel.

Dans un article publié sur le site Politico et intitulé « La folie de l’équipe Trump en faveur de l’Arabie saoudite devient ridicule », Aaron David Miller soutient que « les Saoudiens sont un partenaire de sécurité occasionnel et souvent réticent, sans conviction, et leurs intérêts, en particulier sous l’influence du prince héritier Mohammad ben Salmane, ne s’alignent que de façon épisodique sur les nôtres ». L’ancien conseiller auprès de six secrétaires d’État américains démonte un à un les arguments qui visent à présenter le royaume comme un allié indispensable. Selon lui, l’Arabie est devenue un élément déstabilisateur, dont les actions n’ont fait que renforcer l’influence de l’Iran dans la région, et Washington, autosuffisant en matière énergétique, n’a plus besoin de Riyad pour s’approvisionner en pétrole.

Sous la conduite du dauphin, l’Arabie a multiplié les opérations impulsives et infructueuses sur les scènes intérieure et extérieure, avec le feu vert de l’administration Trump, qui voit en lui un partenaire indispensable pour contrer l’expansion iranienne et pour amorcer le processus de normalisation arabe avec Israël. Le prince héritier est aujourd’hui sous le feu des critiques, considéré par certains à Washington comme un danger pour cette relation, comme un danger aussi pour « la stabilité de l’Arabie saoudite », souligne Frédéric Charillon.

« Riyad est un allié stratégique et cette relation vaut la peine d’être préservée, mais pas à tout prix. Notre position dans le monde et notre sécurité nationale seront plus affectées si nous ignorons “MBS” que si nous nous occupons de lui », a assuré la semaine dernière le sénateur Lindsey Graham, un proche de Donald Trump. L’idée fait son chemin de distinguer l’alliance avec l’Arabie d’une part et la relation avec MBS d’autre part. « Certains souhaitent préserver la première en changeant le second », décrypte Frédéric Charillon. « Trump est de plus en plus isolé dans son enthousiasme pour MBS et désormais les Occidentaux seront plus exigeants vis-vis de l’Arabie », confirme Michel Duclos.

Les intérêts communs n’ont pas disparu. Même moins dépendants de l’or noir saoudien, Washington tient à la stabilité globale du marché dont dépend forcément la politique du royaume. « Pour vaincre l’extrémisme islamiste, pour contenir l’Iran et progresser au niveau de la question israélo-palestinienne, l’Arabie saoudite est un acteur-clef dans tous ces points, même si cela a changé au fil des ans », analyse Gerald Feierstein. « Peut-être que l’Arabie saoudite n’est pas aussi essentielle qu’elle l’était avant, néanmoins, elle reste un partenaire important », ajoute-t-il.

Si Donald Trump refuse pour l’instant d’incriminer MBS, les États-Unis ont clairement fait comprendre à leurs alliés que le feu était passé à l’orange. Ils les ont sommés de mettre un terme à leur guerre au Yémen et de se réconcilier avec le Qatar, qui subit un embargo de la part du royaume et de ses alliés depuis juin 2017. Les Occidentaux souhaitent indiquer à leur partenaire qu’il est allé trop loin, et qu’il doit désormais rentrer dans le rang. Ils attendent finalement de lui qu’il renoue avec sa politique traditionnelle tout en poursuivant sa modernisation. Riyad est-il prêt à respecter ces nouvelles lignes rouges ? Cela voudrait dire remettre en partie en question le nouveau statut de l’Arabie, tel que voulu par le prince héritier : celui d’une puissance agressive, volontaire et indépendante, capable de donner le la dans tout le Moyen-Orient.

Source www.lorientlejour.com

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