Pourquoi un commentaire du code civil en Allemagne porte toujours le nom...

Pourquoi un commentaire du code civil en Allemagne porte toujours le nom d’un nazi ?

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Depuis un an et demi, des étudiants en droit, soutenus par une partie de la gauche, se mobilisent afin de renommer le «Palandt», ce célèbre commentaire du code civil allemand.

Si un étudiant en droit français ne fait rien sans son Dalloz, un étudiant en droit allemand ne fait rien sans son Palandt. Ce commentaire du code civil allemand accompagne les juristes outre-Rhin depuis des décennies. Publié par la maison d’édition bicentenaire C.H. Beck, il en est à sa 78édition.

Mais depuis quelques mois, la polémique enfle autour de ce classique du droit. Un collectif animé par des étudiants réclame qu’on le renomme. Ils reprochent à la maison d’édition C.H. Beck d’honorer, à travers le nom de cet ouvrage, la mémoire d’Otto Palandt, un haut fonctionnaire nazi. Kilian Wegner est l’un des pétitionnaires. Cet étudiant en droit de Hambourg s’est penché sur le sujet voici deux ans, à la faveur d’une recherche sur l’héritage du nazisme dans le système légal allemand.«Nous sommes très rapidement tombés sur le cas d’Otto Palandt en faisant nos recherches, explique-t-il, car c’est le nom du plus important commentaire du droit civil allemand. Tous les étudiants en droit le connaissent. Or, Otto Palandt était directeur du bureau d’études de droit du IIIReich. Est-il acceptable de garder ce nom ?»

Aussi décident-ils de lancer une initiative afin de renommer l’ouvrage «Palandt Umbenennen» (Renommer Palandt) fin 2017. Leur pétition rassemble un peu plus de 2 000 signatures. Les étudiants sont soutenus par des historiens et des politiques – les ministres de la Justice des Länder de Hambourg, de Thuringe et de Berlin (Die Grünen) ; et, au niveau fédéral, la ministre de la Justice Katarina Barley (SPD). A l’étranger, le centre Simon-Wiesenthal à Jérusalem salue lui aussi l’initiative. L’historien Stefan Rebenich, professeur d’histoire ancienne à l’université de Berne et collaborateur d’un ouvrage retraçant l’histoire de la maison d’édition C.H. Beck à l’occasion de ses 250 ans, y est lui aussi favorable : «Le rôle d’Otto Palandt dans le système d’injustice nationale-socialiste est connu depuis au moins le début des années 80. Il avait systématiquement adapté l’éducation des futurs avocats afin qu’ils se conforment à l’idéologie nazie, mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’il existe une discussion sur le nom d’un commentaire juridique, qui reste celui de référence lorsqu’on travaille sur le code civil», explique-t-il.

Succès éditorial

Palandt, BGB, 7ème édition, 1949

Palandt. Edition de 1949. Source Wikipedia

Comment un nazi a-t-il donné son nom à l’un des plus célèbres commentaires du code civil ? Et, surtout, pourquoi est-ce toujours le cas ? Tout a commencé dans les années 20, à Berlin. À l’époque, un éditeur juif, Otto Liebmann, publie une série de commentaires juridiques. Celui portant sur le code civil est rédigé au début des années 30 par trois hommes : Otto Loening, James Basch et Ernst Straßmann. Cet ouvrage rencontre un grand succès éditorial.

Au moment de l’arrivée au pouvoir d’Hitler, tout bascule. Otto Liebmann est persécuté par le régime national-socialiste. Comme beaucoup de Juifs à l’époque, il est spolié. Il vend sa maison d’édition à Heinrich Beck. Ce dernier, «qui a procédé à la transaction en toute légalité, n’était certes pas un profiteur sans scrupule, mais bien un »partenaire silencieux » du régime national-socialiste. L’évaluation historique du processus est claire. C’est une « aryanisation », ou, pour éviter d’utiliser un terme emprunté au IIIReich, la transition d’une entreprise juive en une possession non juive et l’anéantissement de l’existence économique d’un Juif allemand. La vente aurait été impensable sans le régime national-socialiste. De plus, il est évident pour moi que Heinrich Beck n’a pas payé à Otto Liebmann la somme adéquate pour cet achat, mais a exploité sa situation pour réduire le prix d’achat initial d’un sixième», explique l’historien Stefan Rebenich.

Lors de la mise en place des lois de Nuremberg, en 1935, les trois auteurs du commentaire du code civil sont également écartés de la rédaction de l’ouvrage – Otto Loening et James Basch étaient juifs, tandis qu’Ernst Straßmann était soupçonné d’être «demi-juif». Il est alors proposé à un sous-secrétaire du ministère de la Justice du IIIReich, Gustav Wilke, de l’éditer ; mais il meurt dans un accident de voiture en 1938. C’est alors que surgit le nom d’Otto Palandt.

«Nazi dans le cœur»

Cet avocat et juge originaire de Basse-Saxe est alors réputé pour être un nazi zélé. Il adhère au NSDAP le 1er mai 1933, lors de son 56anniversaire. Juste après son adhésion, il prend la tête de la Reichsjustizprüfungsamt, sorte de commission d’évaluation des futurs juristes du IIIReich. Il était donc responsable de l’éducation des avocats de tout le pays. Sous sa direction, une nouvelle loi est mise en place en octobre 1934, loi dont il dessine largement les contours : elle interdit aux non-aryens, aux femmes et aux opposants politiques d’étudier le droit à l’université et d’exercer. Pour les femmes, il est indiqué que leur présence dans ces professions témoignerait d’«une brèche dans le principe ancien et sanctifié de la masculinité de l’Etat». Otto Palandt est un nazi éloquent, qui, lors d’une directive de 1935, écrit : «La jurisprudence allemande doit devenir nationale-socialiste. Le national-socialisme ne se pratique pas du bout des lèvres ; c’est toute une vision du monde. Celui qui est nazi dans le cœur n’en parle pas beaucoup, mais agit en conséquence.»

Ainsi, depuis 2017, les pétitionnaires tentent-ils de convaincre la maison d’édition C.H Beck de renommer le Palandt. Pour l’instant, ils se heurtent à un refus assez net. «Nous les avons rencontrés deux fois,raconte Kilian Wegner. Ils refusent tout changement, au prétexte que ce nom et surtout cet ouvrage sont des monuments du droit. Pour eux, il faut garder ce nom car il fait partie de l’histoire, à envisager non pas de manière positive mais parce que cela sonne comme un avertissement.»Sauf que si l’on suit ce raisonnement, la place Theodor-Heuss, dans le quartier berlinois de Charlottenburg, pourrait encore s’appeler «Adolf-Hitler», puisque ce fut le cas en 1933… «Pour de bonnes raisons, nous n’acceptons plus qu’il y ait de places Rudolf Hess, de modèles de voitures appelées Himmler et d’écoles Hermann Göring», écrivent les pétitionnaires sur leur site.

Contactée, la maison d’édition C.H. Beck renvoie à un communiqué assez laconique où l’on peut notamment lire : «L’histoire – en particulier lorsqu’elle est problématique – ne se défait pas en étant dissimulée, ou bien elle tombe dans l’oubli. Pour cette raison – et cela n’est pas une reconnaissance posthume de la personne d’Otto Palandt –, nous maintenons le titre de l’ouvrage comme « Palandt ».» Argument que balaie l’étudiant Kilian Wegner : «Il me semble que le consensus en matière de politique mémorielle en Allemagne est de se concentrer sur les victimes plutôt que sur les coupables.»

«Enchevêtrements»

Kilian Wegner et ses camarades proposent de renommer le Palandt «Liebmann», du nom de l’éditeur juif spolié en 1933. «Ce serait certainement un excellent choix, si l’on décide de renommer l’ouvrage»,commente l’historien Stefan Rebenich. La maison C.H. Beck refuse, argumentant que c’est impossible car techniquement, Liebmann n’était pas le rédacteur du commentaire mais son éditeur. Cela dit, Otto Palandt était-il plus légitime à donner son nom au livre ? «Palandt était l’éditeur du commentaire, sans qu’il en ait commenté un seul paragraphe,explique Stefan Rebenich. Il lui a simplement ajouté une préface nazifiée, dont on se débarrassa prestement dès 1945.»

L’historien conclut : «On obtiendrait davantage si le Palandt (ou son successeur nouvellement nommé) comprenait un avant-propos historique de la part de l’éditeur, qui rendrait compte en détail des enchevêtrements de l’éditeur et de son auteur. Cet acte de pédagogie éclairée pourrait sensibiliser historiquement un public plus large que ne le ferait un simple changement de nom.»

Johanna Luyssen correspondante à Berlin – www.liberation.fr

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