La mémoire de la Shoah est-elle en danger alors que les derniers témoins nous quittent?

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Le 21 octobre dernier mourait à Vichy, celui que la justice française a désigné en 2017, comme « faussaire de l’histoire », le négationniste Robert Faurisson. Instigateur en France, des théories contestant les chambres à gaz, il profite des réactions provoquées par une interview publiée dans L’Express en 1978 de Louis Darquier, l’ancien commissaire aux Questions juives sous Vichy, pour faire une percée médiatique et installer le discours négationniste en France, teinté d’antisémitisme et d’antisionisme. Malgré les condamnations dans les nombreux procès dont il était friand, cette figure du négationnisme a beaucoup inquiété. Contre le mensonge qui se drape de la soi-disant intégrité scientifique, l’histoire, quoique nullement menacée, est engagée sur un terrain scabreux où se mêlent en vrac, troubles et passions.

« Un vieillard qui meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », dit le proverbe. À l’heure où justement s’en vont les derniers survivants de la Shoah, parmi lesquels Elie Wiesel, Simone Veil, Marceline Loridan Ivens, et récemment Ida Grinspan, cette expression prend tout son sens. Cet émoi, en partie généré par l’idée que les négationnistes, œuvrent partout et sans relâche, sera-t-il adouci par la disparition du triste pygmalion? Dans Pourquoi parler d’Auschwitz, le romancier V. Engel, rappelle l’importance des témoignages des rescapés d’Auschwitz, et de préciser qu’il ne faut pas que « la mémoire vivante devienne une histoire morte ». Cette phrase traduit bien ce malaise actuel: la crainte d’une humanité sans mémoire vivante pour témoigner de l’horreur. De toute part, des voix s’élèvent et s’inquiètent: Qui sera maintenant en mesure de témoigner? Quelle valeur aura la parole d’un témoin qui n’est plus là pour la soutenir contre la horde des contradicteurs dont la seule volonté est d’instiller le doute dans les esprits? Comment désormais garantir la vérité historique? Toutes ces interrogations se bousculent et prennent, à vrai dire, une proportion démesurée. Car le souvenir de la Shoah, comme tout autre chapitre qui fait l’histoire, suit naturellement le même cheminement et ne saurait s’éteindre. Le passage inéluctable de la mémoire à l’histoire, ne doit pas être assimilé à un couloir de la mort mais interprété comme une transition obligatoire à travers laquelle un nouveau mode du souvenir va se mettre en place.

Témoins directs des camps d’extermination, nombreux sont les survivants qui ont décrit leur terrible expérience aux jeunes générations

Certains de ces rescapés d’ailleurs, forcent toujours le respect. G. Kolinka, survivante du camp de concentration d’Auschwitz est de ceux-là, qui en ce mois d’octobre, à 93 ans, continue de transmettre son expérience des camps dans un collège parisien. Nul doute qu’à travers ces témoignages vibrants de souffrance et de vérité, c’est tout un pan de l’histoire qui a pu se dessiner. La parole vivante de ces êtres éprouvés dans leur chair a apporté une charge émotionnelle à l’histoire qui ne pourra jamais plus être égalée. Or, c’est précisément ce manque, qu’on anticipe, qui fait naître le sentiment d’un péril. Pour y pallier, d’aucuns assurent que nous nous trouvons plus que jamais dans l’obligation de transmettre la mémoire de la Shoah pour ne jamais oublier et pour « défendre l’Histoire face aux négationnistes ». Si cette inquiétude est compréhensible, elle n’est toutefois pas légitime et relève d’une méconnaissance du rôle essentiel de l’historien à qui il échoit en priorité d’écrire l’histoire.

Certes, les descendants directs de ces derniers et les générations suivantes ont et auront encore la lourde tâche de transmettre la mémoire de leurs aïeux. Toutefois, cette obligation de transmission ne leur est pas seulement dévolue. Le peuple juif dans son ensemble a lui aussi cette responsabilité. Les fêtes juives qui jalonnent le calendrier hébraïque et rappellent les événements douloureux du passé du peuple juif, expriment l’obligation morale et spirituelle à laquelle celui-ci se soumet depuis des siècles. L’historien américain Y. H. Yerushalmi explique que cette « conception providentielle » de l’histoire se retrouve également dans l’historiographie contemporaine juive. « L’exil, écrit-il, (…) a consacré le judaïsme en « religion de l’histoire« . (…) Les Juifs sont devenus totalement peuple de mémoire, dont l’existence est façonnée par la centralité et par la sacralisation obsédante du rapport au passé ». L’historiographie du génocide des Juifs rend compte de cette « ritualisation » avec d’autant plus de prégnance que la Shoah s’inscrit dans la suite de nombreuses tentatives d’élimination du peuple juif. Relevons aussi que cette responsabilité n’est pas non plus l’apanage du peuple juif, puisqu’elle appartient à tout un chacun. Préserver et transmettre la mémoire de la Shoah aux générations futures, c’est léguer à la postérité une leçon universelle et s’inscrire en creux pour combattre les crimes du présent.

Ainsi, nous le voyons, la transmission est bien assurée et l’inquiétude à ce propos, superflue. Mais au-delà de cette nécessaire transmission se trouve par-dessus tout, le travail de l’historien. Si face à la ritualisation de la mémoire juive, l’historien peut être mis à mal, la transition entre la mémoire vivante et l’histoire n’est pour lui que méthode historique. L’historien est également instruit de l’exigence de rester serein face à un « devoir de mémoire » parfois obsessionnel, qui se traduit par le désir ardent et abusif de commémorations et d’appels au souvenir. A cette quête de la mémoire, s’ajoute souvent l’argument qu’il faudrait témoigner afin de « défendre l’Histoire face aux négationnistes ». Or, le témoignage à lui seul, ne saurait forger l’histoire, et celle-ci, ne s’écrit pas uniquement avec les témoignages des survivants, croire le contraire, serait dangereux pour l’histoire, et irrespectueux pour les historiens. Les preuves documentaires et archivistiques du génocide des Juifs, contrairement à d’autres génocides, sont nombreuses et font l’objet de publications historiennes à la fois pléthoriques et de grande qualité. Une fois toutes les sources réunies, « une mosaïque » (P. Veyne) surgit, outil élaboré qui permettra alors à l’historien de tracer l’histoire. En outre, depuis vingt ans, la Fondation Spielberg enregistre des milliers de vidéos de témoignages d’anciens déportés ; la mémoire vivante demeure, et sera donc bien conservée.

Le témoin et l’historien ont une relation complexe. Ce dernier reconnaît volontiers la valeur inestimable du récit des survivants, il doit néanmoins s’en distancier. Trop dans l’émotion, le témoignage se doit en effet d’être corroboré par d’autres preuves pour que la rigueur de l’écriture historique en soit préservée. Alors, si « l’ère du témoin », telle que la décrit l’historienne A. Wieviorka, est sur le point de s’achever, le danger est heureusement illusoire. Croire en cette menace, c’est d’ailleurs faire déshonneur à ces rescapés qui ont confié leur histoire et nous quittent à présent. Soyons sereins, la page d’histoire de la Shoah, s’écrit sans nul doute de la façon la plus juste et précise qui soit. L’historien y veille. Sa tâche est là.

Source www.huffingtonpost.fr

1 Commentaire

  1. En lien avec le devoir de mémoire de la Shoah, l’art peut-il être aussi un bon médiateur ?
    Plasticienne engagée, j’ai réalisé une série de photographies brodées intitulée  » Enfant de parents  » sur les camps d’internement en France pendant la seconde guerre mondiale. A découvrir sur : https://1011-art.blogspot.fr/p/enfant-de-parents.html
    Mais aussi une seconde série intitulée « Lettres mortes » sur la rafle du Vel ‘hiv et l’histoire de Marie Jelen, enfant déportée. La série « Lettre morte  » sur : https://1011-art.blogspot.fr/p/lettre.html
    Ces deux séries ont été présentées à plusieurs reprises à des élèves et à des lycéens. Les discussions furent passionnantes et riches en échange. L’art comme médiateur donc …

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