La sentence de mort n’était motivée ni par la rivalité ni par la géopolitique
par Daniel Pipes – National Interest
Adaptation française: Gilles de Belmont
Sur sa couverture du 27 février 1989, le magazine Time représentait Khomeiny avec le titre « The Ayatullah Orders a Hit » [l’ayatollah donne l’ordre de frapper]. |
L’agression au couteau de Salman Rushdie soulève la question suivante : pourquoi l’ayatollah Khomeiny a-t-il condamné Salman Rushdie à mort en 1989 pour son roman Les Versets sataniques ? Le fait que le dictateur iranien n’a pas lu le livre a rendu d’autant plus surprenante cette action qui fait fi des lois, des frontières et des précédents.
Robin Wright explique dans le New Yorker qu’il « s’agissait d’un geste politique visant à exploiter l’explosion de colère au Pakistan, en Inde et ailleurs ». Gilles Kepel soutient que par son décret, Khomeiny « s’est effectivement proclamé guide spirituel de tous les musulmans, ravissant de la sorte le rôle de leadership aux Saoudiens ». Sam Westrop, responsable d’Islamist Watch au Middle East Forum, abonde dans le même sens : « Après que les dirigeants de Jamaat-e-Islami en Grande-Bretagne se furent envolés pour l’Arabie saoudite en octobre 1988 pour plaider en faveur d’une campagne internationale, Khomeiny pensa qu’il devait s’exprimer ou risquer de perdre. »
Je ne suis pas de cet avis. Ce n’était pas un geste tactique de Khomeiny pour son autopromotion mais une véritable réaction de colère. Pourquoi ? Parce qu’un auteur nommé Salman Rushdie a écrit un livre intitulé Les Versets sataniques. Ce sont ces deux simples éléments – et non le contenu détaillé des 546 pages du roman – qui ont suffi à provoquer une réaction émotionnelle.
En revanche, le terme « versets sataniques » est inconnu dans les langues maternelles des musulmans, y compris l’arabe, le persan et le turc. Les spécialistes qui pratiquent ces langues connaissent les deux lignes supprimées du Coran sous le nom d’incident des gharaniq (oiseaux). En conséquence, les musulmans comme Khomeiny qui ont étudié la vie de Mahomet et le Coran, mais pas dans les langues européennes, n’ont aucune idée de ce à quoi se réfèrent les « versets sataniques ».
Ce qu’ils savent en revanche, c’est que la traduction de l’expression « versets sataniques » dans les langues parlées par les musulmans suscite une indignation inimaginable. En arabe, cela devient Al-Ayat ash-Shaytaniya ; en persan, Ayat-e Shetani; en turc, Şeytan Ayetleri. Shaytan est un terme parent de « Satan » et ne suscite aucune équivoque. Mais, contrairement au terme « versets » qui renvoie généralement à la poésie, au chant et aux Écritures, le terme ayat se réfère spécifiquement aux « versets du Coran ».
Par conséquent, traduits littéralement en anglais – et c’est là que le bât blesse – ces titres en arabe, en persan et en turc signifient « Les versets sataniques du Coran ». En extrapolant légèrement, cela revient à parler de « Coran satanique ». La conséquence explosive de ce raisonnement est que Mahomet a reçu le Coran non pas de D’, ni qu’il l’a inventé, mais qu’il l’a reçu du diable. C’est pourquoi Ali A. Mazrui, un éminent universitaire musulman, a parlé du titre comme de ce qui constitue « peut-être le blasphème le plus fondamental » dans le roman, un point de vue largement partagé.
« Le Coran satanique » laisse également penser que Rushdie a déclaré que la totalité du Coran – et pas seulement les deux versets supprimés – venait du diable. Pour Mazrui, « le blasphème de Rushdie ne réside pas dans cette parole selon laquelle le Coran est l’œuvre de Mahomet. Le blasphème réside davantage dans les mots de Rushdie qui suggèrent que le Coran serait l’œuvre du diable. Abdelhamid Zbantout, un dirigeant islamique français, s’est dit « indigné que quelqu’un puisse écrire que le prophète a reçu la révélation de Satan, et non de l’ange Gabriel ». Yaqub Zaki, un Britannique converti à l’islam, a énoncé cette interprétation erronée dans le Times de Londres :
L’utilisation par Rushdie du nom du diable responsable de l’imposture vise à indiquer que l’ensemble du Coran est frauduleux et que Mahomet est un vulgaire imposteur. Il ne s’agit pas de deux versets repérés comme tels, mais l’ensemble des 6.236 versets qui composent le livre. En d’autres termes, le titre est à double sens.
Or ces affirmations sont toutes fausses. Le titre n’est pas à double sens. Nulle part dans le roman Rushdie n’affirme ou ne sous-entend que le Coran vient du diable. En réalité, il dépeint Mahomet comme étant le concepteur du livre. Toutefois, les musulmans en colère qui lisent le titre en comprenant « Le Coran satanique » ont, dans le feu de leur indignation, complètement manqué ces subtilités. Par la suite, personne n’a pris la peine de vérifier ces fausses affirmations qui sont dès lors devenues des vérités reçues et sans cesse répétées.
C’est là que réside la cause la plus directe de la colère. Alors qu’il faut lire les livres pour y découvrir les blasphèmes qu’ils contiennent, celui-ci affiche l’ignoble scandale en grandes lettres et en relief doré directement sur la jaquette. (Et la miniature persane sur la couverture, montrant « Rustam tuant le démon blanc », n’a fait que confirmer l’impression que le livre est centré sur Satan.) Ajoutez à cela ce que les musulmans ont entendu sur le contenu irrévérencieux du livre – qui a érotisé les femmes de Mahomet, appelé Mahomet par le nom européen hostile et aujourd’hui inusité de Mahound, et dépeint D’ comme un homme chauve d’âge moyen avec des pellicules – et les aspects extérieurs à eux seuls ont damné Rushdie si profondément que, bien entendu, personne n’a ressenti le besoin de lire le livre.
Le titre permet également d’expliquer le développement de théories du complot autour des Versets sataniques car à la nouvelle de la sortie du roman qui a fait ensuite les gros titres, de nombreux musulmans étaient intimement convaincus qu’un complot aussi diabolique ne pouvait venir que de l’Occident. Ils ont conçu tout un plan jusque dans les détails : les dirigeants occidentaux, en concertation avec leurs experts orientalistes, avaient conçu cet ouvrage méprisable dans le cadre d’une entreprise destinée, telle une croisade des temps modernes, à saboter l’islam. Qui d’autre que la CIA ou le MI6 serait en mesure de concevoir un plan aussi astucieux ? Plus les musulmans pieux y pensaient, plus le problème grandissait et plus leur réaction était passionnée. On oubliait de plus en plus que le livre était une œuvre de fiction et ce qui importait, c’était le fait qu’il contestait les fondements de l’islam et qu’il fallait organiser une riposte. Ces préoccupations étaient au centre de la réponse musulmane partout dans le monde, y compris celle de l’ayatollah Khomeiny.
Ajoutez à cela le fait que Khomeiny savait une autre chose : le nom de l’auteur, Salman Rushdie, celui d’un musulman de naissance. Un non-musulman qui ridiculise les choses saintes de l’islam, ce n’est pas une surprise, mais un musulman de naissance qui agit de la sorte, c’est intolérable et cela fait de lui à la fois un apostat et un traître. C’est ainsi que Khomeiny a prononcé contre Rushdie une condamnation à mort pour « opposition à l’islam, au prophète et au Coran ».
En conclusion, le décret de condamnation à mort ne concernait, loin de là, ni les rivalités ni la géopolitique. Il s’agissait de laver l’islam de ce qui était perçu comme un blasphème proféré par un traître travaillant avec les ennemis de l’islam.
M. Pipes (DanielPipes.org, @DanielPipes) est l’auteur de The Rushdie Affair (1990) et est président du Middle East Forum. © 2022 par Daniel Pipes. Tous droits réservés.
Addendum du 23 août 2022 : Le Ngram de Google Books ne montre ni l’utilisation de l’expression « Versets sataniques » de 1858 ni la poussée récente du nombre d’occurrences. Par contre, il montre l’énorme augmentation des mentions de cette expression en 1988-1989.