Le séjour de rabbi Israël Salanter zatsal à Paris

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Nous avons récemment été amenés à évoquer le passage de cette haute personnalité du peuple juif à Paris entre 1882 et 1883. Sait-on ce qu’il venait y chercher ?
L’une des seules personnes qui, de nos jours, s’intéresse – à notre connaissance – à l’histoire des Juifs de Paris de la fin du XIXème siècle et de la première partie du XXème, est le rav Chemouel Albert. D’origine polonaise et sans rapport aucun avec la France, qu’il n’a du reste jamais visitée, il dirige à Bené Braq un Kollel affilié à Gour. Il a déjà publié un livre sur le rav Chemouel Ya’aqov Rubinstein zatsal, « Harav miPariz », dont le second tome est en préparation. Il a mis ici à notre disposition divers extraits de journaux juifs de l’époque de rav Salanter, qui nous permettent de comprendre un peu mieux les tenants et les aboutissants de ce surprenant séjour du rav dans la capitale française.
Nous remercions ici le rav Albert pour son aide (son mail : salbert@okmail.co.il).

Rabbi Israël Salanter est connu pour avoir fondé le mouvement du Moussar, la morale. Non point que jusqu’à lui, le peuple juif n’ait eu aucune notion dans ce domaine. De fait, divers ouvrages du Tanakh sont consacrés à cela, notamment Michlé et Qohéleth (Proverbes et l’Ecclésiaste), sans parler des nombreux ouvrages du temps des Richonim, des auteurs médiévaux. Toutefois, rabbi Israël a été amené à constater un relâchement à cet égard, peut-être en parallèle avec l’introduction dans la communauté juive du modernisme et de la Haskala (les tenants des « lumières » du XIXème siècle qui, dans bien des cas, se sont conduits de la manière la plus odieuse envers les autres Juifs).
On rapporte que sa prise de conscience a été liée à un incident très local : un cordonnier devenu riche mariait sa fille ; l’un des notables de la ville, mécontent du luxe et du faste de cet ancien artisan, vint au moment du mariage lui demander devant toute l’assistance combien il prendrait pour réparer sa paire de chaussures…
A dire vrai, faire honte à son prochain en public est interdit de manière absolue par nos Sages (Pirqé Avoth/Maximes de nos pères 3,11), au point que le contrevenant n’a pas droit au monde futur. Nul besoin d’arriver aux sphères de moussar pour condamner une telle conduite, mais le fait est qu’en ces périodes, ces travers étaient courants. Une réforme de la pensée s’imposait, afin d’activer à nouveau ces notions.

enfant etudieQuelques repères historiques : rabbi Israël Lipkin de Salant, plus généralement appelé rabbi Israël Salanter, est né à Zagare, près de Kovno, en 1810. Il est décédé en 1883, précisément le 25 Chevat 5743, en Russie. Dès son jeune âge, il est envoyé auprès du rav de Salant, rav Tsevi Hirsh Broïdé, avec qui il débute ses études. C’est à Salant que rabbi Israël rencontre le rav Yossef Zundel, un proche disciple de rav ‘Hayim de Volozhyn. Sous son influence, il s’intéresse aux questions relatives à l’amélioration morale.
En 1840, rabbi Israël déménage à Vilna, où il prend la direction de la Yechiva de Mayzeles. Peu de temps après, il s’installe à Zaretcha, une banlieue de Vilna, où il enseigne la Tora dans le Beth hamidrach local. Néanmoins, par la suite, il ne tiendra plus de poste ou de fonction spécifiques : il impactera désormais par ses quelques écrits, et surtout par ses interventions publiques. Ses importants disciples perpétueront ses enseignements.
En 1880, il part donc à Paris, événement qui surprend les contemporains : le rav Israël est l’un des Grands de la Tora de sa génération. Il abandonne la Lituanie, et en tout cas l’Europe Centrale, monde plongé dans l’étude d’une manière remarquable, au profit de cette ville éloignée de la Tora qu’était alors Paris, sans Yechivoth, sans réel pouvoir rabbinique ; cela interpelle.
Avant de voir ce qu’en disent les media d’alors – car il existait de nombreux journaux juifs –, rapportons tout de même sa réponse à lui, connue dans le monde des Yechivoth : « Quand un cheval commence à descendre sur une pente raide, nul ne peut faire quoi que ce soit pour l’arrêter ; ce n’est qu’une fois qu’il est arrivé en bas qu’on peut espérer reprendre le contrôle… » La situation en Europe Centrale correspondait à une image de cet ordre – une immense chute. A Paris, on était déjà après…

Le journal « Ha’ivri » (L’Hébreu – orthographié par son éditeur « Hajibri »), paraissant à Brodi, sous l’influence de la Haskala (19 Iyar 5640/1880), donne son avis. Il disait auparavant que cet événement restait inaccessible à l’entendement. Il donne dans sa publication du 19 Iyar les explications suivantes : de nombreux Juifs de Russie se sont rendus à Paris en ces années-là, et se sont retrouvés sans dirigeant spirituel. La plupart d’entre eux ne savaient pas le français, et les rabbins locaux ne parlaient que cette langue. Il pouvait arriver qu’un orateur originaire de Russie passe par Paris, mais ce n’était que du provisoire. Ainsi, « tout faiseur de casquette [« Kasqettenmacher »] prenait sur lui la rédaction d’actes de divorce et permettait ainsi des femmes mariées aux autres », fait évidemment inadmissible. M. Leivouch Meizlich (petit-fils de l’un des rabbanim de Varsovie) a réuni tous les ressortissants d’Europe Centrale parisiens (« dont le nombre n’est pas petit ») en une communauté unie (« chose pas facile ») et, avec le Dr. Sternheim de Berlin, a lancé un appel au rav Israël Salanter, « dont les ressortissants russes reconnaissent la grandeur et le considèrent comme étant saint. » Les Juifs allemands le connaissaient également, car il avait résidé en Prusse. Ces notables espéraient donc que cette importante personnalité prenne place à la tête de la communauté, et influence ses membres pour qu’ils reviennent sur la bonne voie. Intéressant : selon le correspondant de ce journal à Paris, qui signe Baroukh Ich Efraïm, les rabbins français étaient prêts, si rabbi Israël arrivait à entretenir avec eux un contact franc et correct, à le nommer responsable des cho’hatim et du reste de la cacherouth (alors, tout tournait autour de la viande).
Meizlich était déjà parvenu à assurer un salaire pour le rav, sur la base de la communauté polonaise, et les ressortissants allemands étaient eux aussi prêts à prendre part à cela. Toutefois, l’article se termine avec une pointe d’inquiétude : le cho’het parisien, de Bialystok, n’est plus payé par la communauté, les uns comme les autres ayant cessé de participer à son salaire. C’est désormais la ‘hévrath haChass qui le soutient – qui sait ce qui va se passer avec ce nouveau rav ?
Pourtant, ce journal n’était certes pas très proche de la communauté pratiquante…

Dans le Halevanon (journal orthodoxe, alors paraissant à Mayence), la même question est posée sous la forme de « qu’est-ce qu’un Kohen vient chercher dans un cimetière ? »…

« Tout le monde sait à quel point le Rav est éloigné des plaisirs de ce monde – que peut-il déjà chercher à Paris ? »

La réponse : dégager les étincelles de pureté qu’on peut encore y trouver (« nitsotsoth deqedoucha »). Le reste des informations, provenant du même correspondant que celui du journal précédent, sont évidemment identiques.

Michaël Zalman Kroll, de Kalich, du Hamagid (journal émanant de groupes assez modérés, sionistes, opposés aux Réformés mais critiques des rabbanim) du 15 Eloul 5642/1882,  deux ans plus tard, parle de l’œuvre du rav Salanter. Il confirme qu’effectivement, durant les deux années de son séjour à Paris, il était devenu la personnalité influente pour les Juifs de Russie et de Pologne. Pourtant, son vœu de trouver une personnalité en mesure de diriger cette communauté n’avait pas été, jusqu’à présent, couronné de succès. Rabbi Israël n’était plus très jeune – il disparut d’ailleurs l’année suivante. S’ajoutaient à cela des difficultés financières, malgré l’aide du Dr. Sternheim. Rabbi Israël avait un ami de jeunesse de Vilna, le rav Yehochoua’ Heichel Léwin, gendre de rabbi Yits’haq, lui-même fils de rabbi ‘Hayim de Volozhyn. Cet homme, tombé malade à Marienbad (ville connue pour ses soins) se dirigea vers Paris, sur conseil médical. Apparemment, le climat local allégerait ses peines. Sa venue dans la capitale fit très plaisir à rabbi Israël, qui vit en lui la personne qu’il cherchait. Il parvint à le convaincre d’accepter cette mission. La communauté des Juifs de Russie et de Pologne l’admit comme rav, et rabbi Israël put quitter la ville (la raison de ce départ n’est pas indiquée dans cet article).
Et, en effet, l’éminente personnalité de rav Léwin enchanta les membres de cette communauté – il faut rappeler ici que ce rav est l’auteur de la biographie du Gaon de Vilna la plus connue alors, « ‘Aliyoth Eliahou ». Il avait aussi rédigé un autre ouvrage sur la Guemara, et brigué le poste de Roch Yechiva de la Yechivath Volozhyn face au Netsiv.
Malheureusement, ce rav ne vécut pas longtemps, et s’éteignit à la suite de sa maladie à la fin de l’hiver 1883. Comme rappelé par ailleurs, ce rav important a été enterré à Paris, puis exhumé pour des raisons administratives par la municipalité. La tombe se dégradait, et nul ne venait plus la visiter – alors que c’était réellement l’une des plus importantes personnalités rabbiniques que Paris ait connues !-, avant que ses restes funéraires ne soient rendus à la famille et enterrés à nouveau à Jérusalem.

Afin de mieux comprendre la situation du rabbinat en ces années-là, faisons appel à une dernière parution de cette époque, « Darkénou », du début du XXème siècle. Le rav Avraham Preis y livre une description très caricaturale du vécu de la communauté, nous permettant de saisir un peu mieux les difficultés d’alors.
L’auteur de cet article, paru sous le titre de « Maranan ouRabbanan be-Paris » (Nos maîtres et nos rabbanim de Paris), vient en fait se moquer des milieux rabbiniques d’Europe Centrale et des disputes qui s’y déclaraient. Il évoque explicitement Varsovie.
« Je ne parle pas des rabbins français officiels, remplis de politesse et de connaissances de manière remarquable. Ils n’ont aucun rapport avec nous, Juifs orientaux, et nous n’avons en aucune manière à les critiquer. » C’est des « rabbins » de la communauté d’Europe Centrale que le journaliste veut parler. Il critique fortement ce qui s’y passe. Il se fait l’écho de difficultés locales, qui émanent du manque de cadres formés réellement comme il le faudrait dans les Yechivoth. « Quiconque veut prendre le titre de rav vient et le saisit. »
« Voici comment les choses se passaient dans le rabbinat de Paris : un commerçant du fin fond de la Galicie ou de Pologne, ou des autres contrées, lequel n’a pas réussi dans sa branche, ou alors un rav ou un dayan que sa communauté a renvoyé, ou quiconque a démissionné de son métier d’intermédiaire ou de garde-forestier – l’un ou l’autre arrive ici. Il peut ne pas avoir étudié le ‘Houmach ou les textes de la loi orale, il peut ne pas savoir distinguer entre la droite et la gauche, il lui suffit d’avoir une barbe longue et belle, et une moustache imposante. Alors les femmes au cœur doux lui demandent de venir enseigner aux enfants les jours de vacances de l’école deux fois par semaine. Cela se passe dans une synagogue ou dans un petit Beth haMidrach. Comme l’enseignant commence à rentrer et à sortir de cet endroit, les fidèles qui le rencontrent voient ses sourcils, sa barbe leur plaît, ils lui proposent de leur livrer quelques mots dans des sujets de Aggada ou de Midrach ; qu’il leur parle d’un verset en l’agrémentant de mechalim, et que s’il vient leur faire des reproches, que cela soit dans une enveloppe bien épaisse de flatteries. La suite est qu’ils le nomment leur rav. Son nom commence à briller dans le firmament juif.
« Ceux qui réussissent le mieux parviennent au faîte de leur carrière de manière rapide et facile quand l’un des membres de la communauté en vient à disparaître. Notre connaissance lui accorde un grand hesped. Le lendemain, les héritiers viennent verser une somme aux responsables de notre journal – unique en son genre – lequel fait paraître en grandes lettres que telle ou telle personne de la communauté est décédée et a été enterrée, accompagnée d’un public double de celui des Juifs sortant d’Egypte, et a été pleuré par le rav de la communauté. Une telle proximité des événements est excellente, irremplaçable, car elle permet de faire savoir au public que notre connaissance est un rav digne de ce nom, dans tous les domaines. »
Ne l’oublions pas : nous partions de fugitifs quelconques, ainsi que le décrivait le présent auteur…
« Ceux que la chance n’a pas tellement aidés, qui n’ont pas eu droit à ce qu’un membre de la communauté daigne quitter le monde avant terme afin de permettre une bonne publicité à notre rav, devront attendre qu’une occasion de cet ordre se produise…
« Une fois l’intronisation par biais de journaux réalisée, la force rabbinique qui était enfouie en notre personnage commence à se concrétiser, l’habit change, devient long, et le couvre-chef suit… »
Il nous est difficile de poursuivre avec la caricature proposée par cet auteur. Il en ressort en tout cas une image fort triste d’un judaïsme sans dirigeants réels, sans formation véritable, mettant finalement en risque les bases mêmes de notre religion, par leur manque de connaissance concrète de la Tora.
Preis termine son texte par un appel au rav Herzog, nommé rav de la communauté de la rue Pavée entre les deux guerres, espérant que lui saura gérer cet ensemble de communautés et de « rabbanim » en tout genre – on se situe là environ 35 ans après le séjour du rav Salanter à Paris – qui avait très certainement souffert de cette même situation.

Une période difficile de notre histoire, celle du Judaïsme en France, qu’il nous faudra malgré cela aborder plus à fond à l’occasion, car malgré le présent tableau, d’importants rabbanim ont dirigé cette communauté. L’oubli recouvre leur mémoire, mais le rav Albert travaille d’arrache-pied à la remettre à jour, et nous espérons sous peu profiter de son travail.

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