Le Figaro
Alors que la chambre de l’instruction a déclaré pénalement irresponsable Kobili Traoré, le suspect du meurtre de la sexagénaire juive, le Grand rabbin de France lance un appel à la garde des Sceaux.
Un procès doit avoir lieu, estime-t-il.
Madame la Garde des Sceaux, Madame la Ministre, Je m’astreins d’habitude à ne pas commenter les décisions de justice, estimant que, rendues au nom du peuple et avec
l’assentiment de la société, elles ne peuvent souffrir la contradiction, si ce n’est celle des parties prenantes.
Mais, concernant la décision tragique et ubuesque de ne pas juger l’assassin présumé de Lucie Attal-Halimi, sous prétexte de « bouffée délirante » ponctuelle, il y a une grave rupture de confiance et je ne peux croire que ce choix soit le reflet de ce que pensent les Français.
Madame la Ministre, la grandeur de notre justice réside, par-delà la sentence, en sa capacité à poser des mots sur les drames et à obtenir, pour les personnes lésées ou meurtries dans leurs chairs, la reconnaissance par la société de leur douleur. Oui, la justice se doit de cautériser les plaies, à défaut de ne pouvoir les réparer, en constatant la culpabilité d’un suspect et en lui infligeant une peine à la hauteur de la gravité des actes commis.
Le 19 décembre dernier, la chambre de l’instruction a tranché et décrété l’abolition du
discernement de Kobili Traoré, donc son irresponsabilité au moment des faits, alors même qu’il a reconnu avoir tué Mme Lucie Attal. Il ne va donc y avoir ni procès, ni condamnation… Aujourd’hui, même parler de « l’assassin » de Lucie Attal serait impossible puisque les faits ne sont pas établis dans un procès. Mais elle ne s’est pas tuée toute seule.
Comment ne pas s’indigner, non pas de la décision, qui est de la responsabilité des magistrats, mais que l’on empêche le procès ? Et il ne s’agit pas que vous, en tant que ministre, donniez des consignes aux juges, mais juste que vous fassiez en sorte que ces guerres d’experts ne se déroulent pas devant la chambre d’instruction, mais au cours d’un véritable procès, mais avec toute sa charge symbolique portée par le tribunal et le jury populaire.
Comment envisager que le suspect puisse échapper à la justice ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Priver la famille de Mme Attal et la société dans son ensemble, d’un procès. Cela ne rendrait certes pas vie à la pauvre disparue, mais cela apporterait un peu d’apaisement, de soulagement, sur une plaie à jamais béante. Non seulement ses proches seront à jamais privés de sa présence, mais on leur confisque même la possibilité d’être entendus et de voir la réalité des faits établie. C’est déposséder les citoyens d’un des droits les plus précieux qui soit en démocratie : celui de faire appel à la justice pour faire la lumière sur un tel déferlement de violence et de haine.
Sans antécédent psychiatrique connu, le suspect a fait l’objet de plusieurs expertises. Il est
établi qu’il avait consommé une forte dose de stupéfiants, ayant provoqué une « bouffée
délirante aiguë », qui serait la cause de cet effroyable assassinat. Pourquoi l’emprise de la
drogue constituerait-elle ici une circonstance atténuante, voire excluante ? Ne serait-ce pas
précisément l’inverse ? Pourquoi un automobiliste ayant causé un accident sous l’effet de
stupéfiants écoperait-il d’une circonstance aggravante tandis qu’un assassin présumé
bénéficierait, lui, sous l’emprise de la même drogue, d’une circonstance atténuante ?
Comment expliquer qu’une bouffée délirante aiguë consécutive à une absorption volontaire et considérable de stupéfiants puisse exonérer quiconque de ses responsabilités ? Devrait-on en déduire que tout individu drogué serait doté d’un permis de tuer les Juifs ?
Madame la Ministre, dans ce drame, in fine, qui est coupable ? Si l’altération de la condition du suspect a exacerbé ses pulsions antisémites, cela signifie bien qu’elles étaient préexistantes ! Donc constitutives à tout le moins d’un délit répréhensible, et en l’occurrence ici, d’un crime !
Madame la Ministre, il est aisé de déceler la dangerosité d’un tel état de fait pour l’avenir. Il n’est pas pensable qu’une telle décision puisse faire jurisprudence. Car au-delà de ce crime odieux, on voit ici et là émerger d’autres dangers, parmi lesquels celui de la non prise en considération de l’antisémitisme par la justice, alors que je sais les efforts de formation des magistrats que vous déployez en la matière. Mais, tandis que nous sommes engagés aux côtés des pouvoirs publics pour éradiquer ce virus qui ne cesse de muter en mettant en place tant des mesures éducatives que des sanctions lourdes visant à marquer la gravité de ce fléau, il y va de notre crédibilité collective de ne pas laisser ce crime impuni.
En cette fête de ’Hanoucca, fête des Lumières, célébrée depuis le 22 décembre dans tous les foyers juifs et au lendemain de Noël, toutes deux synonymes d’espérance, je forme le vœu que le cri de colère et de douleur des proches de Mme Attal, ce cri qui est celui de l’ensemble de la Nation, soit entendu. Parce que nos petites lumières ont l’ambition de changer le monde tant elles instillent l’espérance alors que plus personne ne croit, j’en appelle à vos responsabilités afin d’éclairer enfin ce drame ignoble du procès digne et respectable qu’il mérite, pour que chacune et chacun puisse raviver la flamme de l’espoir, de la confiance, et de l’espérance qu’incarne la République.
Sachant que vous comprendrez l’esprit républicain qui m’anime, je vous prie de croire, Madame la Garde des Sceaux, en l’expression de ma très haute considération.