Quand l’Allemagne tentait de convaincre les musulmans de faire le djihad

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Historien spécialiste de la Première Guerre mondiale, Jean-Yves Le Naour a publié en novembre, «Djihad 1914–1918», un ouvrage sur la tentative ratée de l’Allemagne de pousser les musulmans du monde entier à la guerre sainte.

«Ceux qui prendront part à la Guerre sainte pour le bonheur et le salut des Croyants et en reviendront vivants jouiront du bonheur; quant à ceux qui y trouveront la mort, ils auront droit au titre de martyr.»

Prononcés devant la Mosquée Fatih de Constantinople, ces mots glissent sous la moustache blanche de Mehmed V, le sultan ottoman, le 14 novembre 1914. Ce jour-là, la place, décorée des couleurs ottomanes, mais également allemandes et austro-hongroises, est remplie d’une foule d’abord silencieuse, puis rapidement exaltée. L’Empire ottoman vient d’entrer en guerre et sert ses intérêts, mais pas seulement.

Comme le raconte le passionnant ouvrage de l’historien Jean-Yves Le NaourDjihad 1914–1918, c’est de Berlin que cette idée de guerre sainte lancée à la figure des puissances alliées a été théorisée.

En 1898, l’empereur Guillaume II, en voyage dans la capitale ottomane, se proclamait déjà protecteur de tous les musulmans sur Terre, avant de se rendre devant la tombe de Saladinà Damas, à Jérusalem puis à Bethléem. Son projet? Reproduire «l’alliance impie» scellée en 1536 entre le roi chrétien François Ier et le sultan Soliman le Magnifique

«L’insurrection islamiste»

À ce moment de la Grande Guerre, cette menace de soulèvement des musulmans à travers le monde est prise très au sérieux par Paris, Londres et Moscou. L’idée n’est en réalité pas née du cerveau de Guillaume II, mais de celui d’un personnage complexe : le baron Max Von Oppenheim. Dans son ouvrage, Jean-Yves Le Naour le décrit comme un «aventurier, archéologue et espion», issu d’une «famille de banquiers», qui porte le turban et la djellaba.

Fasciné par l’Orient, il a voyagé au Machrek, au Maghreb, en Arabie, avant de s’établir au Caire, où il entretient plus tard un harem privé. Dès 1898, il «préconise l’insurrection islamiste» et noue des liens avec les nationalistes égyptiens en vue de se liguer contre l’Empire Britannique. Son activisme est récompensé deux ans plus tard lorsqu’il est nommé consul et gagne la confiance de Guillaume II, auquel il murmure les détails de son plan.

Mais, selon Le Naour, cette tentative de guerre sainte pilotée depuis Berlin, se serait sûrement développée sans l’intervention du baron: 

«L’Histoire est toujours faite par des individus qui servent de grands intérêtsexplique-t-il. C’est l’intérêt de l’Allemagne de s’associer à l’Empire Ottoman, qui a une position stratégique: au contact de l’Empire Russe dans le Caucase et du canal de Suez, que Berlin souhaite reprendre. La Guerre Sainte visait aussi à occuper les Britanniques en soulevant les 100 millions de musulmans dans les Indes.»

À Constantinople, le parti laïque et francophile des Jeunes-Turcs, au pouvoir depuis 1908, n’est pas dupe du manège du Reich, qui n’a que faire de l’islam. Cependant, le parti voit dans l’association avec l’Allemagne l’opportunité de reprendre la main sur les finances du pays, contrôlées à l’époque par Londres et Paris. Tout en retrouvant une nouvelle grandeur.

Attaque au couteau dans un train… en Australie

Alors que la censure règne en France, en Grande-Bretagne et en Russie, l’appel au djihad a du mal à se faire entendre. Il trouve pourtant un écho surprenant, à plus de 10.000 kilomètres de Constantinople, quand deux hommes pénètrent dans un train avec des couteaux et attaquent des passagers… en Australie.

«C’est la première fois que l’on appelait à un djihad global, commente Le Naour. Le sultan appelle tous les musulmans du monde, où qu’ils soient, à entrer dans le combat comme ils le peuvent. Où que l’on soit, il faut attaquer Anglais, Français et Russes. C’est des mots qu’on a entendus chez le khalife de Daesh: Prenez un couteau”.»

Aussi perturbante que l’anecdote paraisse en 2018, il s’agit là d’un exemple unique, d’après les recherches rigoureuses de l’historien. La censure des alliés est efficace, mais une certaine nervosité règne, notamment au sein des autorités coloniales. Le Naour révèle:

«Alors, elles sollicitent tous les vieux turbans, tous les béni-oui-oui, pour qu’ils dénoncent le sultan comme prisonnier des Allemands. On publie dans la presse des déclarations de fidélité, d’amour, des vœux de victoire de la France. Cette sollicitation intense montre qu’il y a une grande peur. On ne sait pas encore comment les musulmans vont réagir.»

En Inde, les princes musulmans, eux aussi, font leur part du travail. À travers les empires coloniaux, les autorités musulmanes acceptent de collaborer pour plusieurs raisons. Déjà, l’armée française compte 40.000 Marocains, 80.000 Tunisiens engagés volontaires ainsi que 173.000 Algériens, pour moitié des conscrits. La solde est élevée, permet de faire vivre des familles qui disposent, de surcroît, d’une allocation. Deuxièmement, l’armée présente une expérience d’égalité, qui n’existe pas au sein de la colonie. Les soldats arabes espèrent qu’en versant leur sang pour la même cause, ils seront reconnus comme les égaux des métropolitains. Enfin, on soutient les Alliés par crainte.

«Mieux vaut le diable que l’on connaît que celui qu’on ne connaît pas, synthétise Le Naour. La propagande insiste sur la brutalité de l’invasion en Belgique et dans le Nord de la France. On croit alors que les Allemands veulent s’emparer de l’Algérie. Même si c’est faux. On n’apprécie pas la colonisation française, mais les Allemands font peur

Fiasco militaire et djihad incompris

Une peur qui fait long feu. L’Empire ottoman prévoit d’attaquer la Russie, qu’il juge affaiblie, sous l’égide d’Enver Pacha, ministre de la guerre. Surnommé Napoléonik, il échafaude un plan à l’audace démesurée, qui devrait lui permettre de rentrer dans la légende. Pour surprendre les Russes, il décide de prendre la tête d’une armée de 90.000 hommes et de traverser les montagnes du Caucase, dont les sommets culminent aisément à plus de 5 000 mètres. Le tout, en plein hiver. Comme durant la campagne de Russie de Napoléon, les soldats de Pacha crèvent de froid «dans un 1m50 de neige par un froid intense de – 20°.» Deux tiers d’entre eux seulement sortiront des montagnes pour se faire écraser par les Russes le 2 janvier 1915, lors de la bataille de Sarıkamış. L’attrait de l’appel au djihad décroit.

«On appelle à faire la guerre sainte aux chrétiens, mais pas tous les chrétiens, explique Le Naour. On trie les ennemis. Pas les Allemands, ni les Autrichiens.»

Jean-Yves Le Naour

Le Naour reprend: «Si les Ottomans avaient battu les Russes puis pris le canal de Suez en février, les choses auraient pu être différentes. Hors, à chaque fois, ils sont battus à plate couture. Les musulmans risquent de prendre des coups en se soulevant. Alors ça ne sert à rien. Mieux vaut être du côté du manche que du côté du fouet.»

Et lorsque les musulmans se soulèvent, ils ont parfois du mal à comprendre cet appel au djihad un peu confus.

«On appelle à faire la guerre sainte aux chrétiens, mais pas tous les chrétiens, explique Le Naour. On trie les ennemis. Pas les Allemands, ni les Autrichiens. Cette confusion entraîne des dommages collatéraux. Des Américains se font molestés parce qu’on les prend pour des Anglais. Des Autrichiens se font virer d’Alep. Sur le plan idéologique, c’est très fragile.»

Plus fondamentalement, la guerre sainte prônée par l’Allemagne souffre d’une erreur d’interprétation immense: «L’Allemagne croie que le sultan de Constantinople est une sorte de pape de l’Islam, explique l’historien. Hors, ça n’existe pas. L’Islam n’a pas de pape. Il n’y a pas d’intermédiaire entre le fidèle et Dieu.» De surcroît, le sultan n’a aucune autorité sur les chiites. Sa seule autorité, bien insuffisante, est donc celle que lui confère son pouvoir temporel.

L’Allemagne de Guillaume II voit l’ensemble des musulmans comme des fanatiques malléables

Comment commettre une telle erreur? Par manque de connaissance, peut-être. Par une forme de condescendance, sûrement. L’Allemagne de Guillaume II voit l’ensemble des musulmans comme des fanatiques malléables. Une vision qui est partagée du côté des alliés.

«On croit qu’on peut séduire tous les musulmans en agitant un drapeau vert, commente Le Naour. On a peur de la réaction des musulmans. Alors, on les cajole. En ouvrant une mosquée, en leur servant de la viande hallal, en faisant venir des imams ou en faisant des méchouis.»

Une vision et un traitement des arabes qui, d’après l’auteur, est loin d’avoir disparue.

«C’est à ce moment-là qu’on commence à enfermer l’Arabe dans sa communauté religieuse.C’est une assignation à résidence communautaire. L’Arabe est fatalement religieux et doit être représenté par des autorités religieuses.»

Jean-Yves Le Naour

Cette vieille politique coloniale, dont le fondement était d’utiliser la religion pour éviter l’assimilation et l’égalité, trouve un écho en mars 2012, lors de l’affaire Mohammed Merah.

«Abel Chennouf, un des trois militaires abattus était selon Nicolas Sarkozy “musulman d’apparence”. Alors, un imam avait été invité à prier. Hors, Chennouf était un catholique pratiquant, d’origine kabyle. Et il aurait tout aussi bien pu être athée.»

La tentative de guerre sainte de Guillaume II échoua. L’empereur avait tort et la Grande Guerre se joua dans les tranchées d’Europe. Mais son plan laisse des traces.

«1914 est le début de la djihadisation de l’Islam, enseigne l’écrivain. Après ce djihad “made in Germany” en 14, on connaîtra le djihad “made in Moscou”, en 1918. L’Islam comme arme de soulèvement des indépendances face aux impérialismes. De nos jours, la manipulation ne vient plus de l’extérieur, mais de l’intérieur. Et Daesh efface toute trace de cette guerre sainte planifiée de l’étranger.»

L’historien conclut: «Dans la mémoire arabe, la conquête ottomane symbolise la fin de la grandeur arabe. Ils en font une parenthèse et passent directement au khalifat, on retourne à la splendeur arabe, sans parler du sultanat. On revient au XIIe siècle. C’est de la communication.»

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