Après longue hésitation, je me suis résolue à vous écrire mon histoire troublante. Avec le temps, son aspect douloureux et dur n’a fait que se confirmer, tout en étant doux et rassurant, apportant un message percutant et profond. Pour ma part, elle me laisse jusqu’à ce jour une blessure indélébile dans le cœur.
Je suis à présent une grand-mère entourée de petits-enfants. Mon histoire me ramène à de nombreuses années en arrière. Je suis née comme dernier enfant dans une famille ‘hassidique classique, à des parents qui ont survécu aux événements de la terrible Shoah ; la guerre maudite est restée imprimée en leur cœur, et les numéros sur leurs bras – jusqu’à la fin de leurs jours. Ma jeunesse s’est passée dans le bonheur ; on ne me parlait pas trop de Shoah. Mes parents préféraient éviter ce sujet, terriblement douloureux pour eux.
J’attendais surtout l’arrivée des Chabbathoth, que j’aimais particulièrement. On m’a raconté que déjà à un âge très précoce, je m’inquiétais de la venue du Chabbath à venir, et dès sa sortie, je m’intéressais à sa prochaine occurrence. Je me tenais là, à voir ma mère allumer les bougies, couvrant ses yeux et se mettant à pleurer. C’était la seule fois de la semaine qu’il m’arrivait de la voir verser des larmes, séance qui se renouvelait de manière hebdomadaire. Cela me prenait au cœur. Jamais je ne l’oublierai. Après quoi, elle m’embrassait sur le front et me racontait une histoire, et ensemble, nous contemplions les bougies dansantes de Chabbath – jusqu’au retour de mon père de la synagogue.
Mon père aimait chanter, et pratiquement tout le repas passait avec des chants sensibles et langoureux, pris des zemiroth de Chabbath.
Ma mère nous servait la soupe chaude avec beaucoup de vermicelle, et il me semble, jusqu’à ce jour, qu’une larme tout aussi chaude coulait de ses yeux dans mon bol, quand elle me fermait la bavette. Je ne comprenais pas pourquoi elle était tellement émue. Quand je suis arrivée à l’âge de l’adolescence, le bonheur a cessé, car ma mère est décédée. Elle était déjà âgée. C’était dur et douloureux. Mon père a tout fait pour me soutenir et m’encourager.
Je ne puis dire de manière précise ce qui m’a amenée à quitter le nid chaud et optimiste dans lequel j’étais née. Peut-être le fait d’être devenue orpheline, l’environnement social négatif de mon quartier. En tout cas, finalement, je me suis retrouvée dans l’un des kibboutsim du sud du pays. Je n’en préciserai pas le nom, ni n’en livrerai de détails.
La génération d’aujourd’hui ne le sait pas, mais alors, c’était l’âge d’or de ce genre de collectivités. Je me suis laissé entraîner par la fausse impression que m’a faite le kibbouts, qui a fini par s’avérer être vide de toute signification. Mon père a tenté de me faire changer de direction, mais sans succès. J’ai coupé les liens avec mes amies et ma vie d’avant, et je me suis enfoncée dans les soucis du quotidien.
Deux semaines après mon passage dans cette institution, le vendredi matin, le téléphone a sonné chez mes voisins au kibbouts. J’ignore totalement comment il est parvenu à obtenir ce numéro, peut-être est-ce moi qui le lui avais donné. En tout cas, le fils des voisins est venu et m’a dit : « Ton père est au téléphone ». Je me suis précipitée chez eux, et j’ai dit « Allô ? », craignant la suite. « Ma chère fille, mon âme pure, m’a-t-il dit avec chaleur en yiddish, selon l’expression qu’il employait toujours. Je me languis tellement de toi – où habites-tu ?
– Papa, ne te fatigue pas, je viendrai te rendre visite », l’ai-je rassuré. Je ne voulais pas qu’il vienne ici, je redoutais l’impression que pourrait faire son apparence religieuse.
– Le taxi est déjà en bas, je viens juste pour voir que tout va bien et te bénir. »
Je ne savais pas quoi faire et comment me préparer. Il agissait de la manière la plus inattendue. Une heure et demie plus tard, à onze heure et demie, j’ai entendu le bruit d’un moteur de voiture dehors. Il arrivait, prêt pour le Chabbath, le shtraimel sur la tête.
« Papa, me suis-je écriée en me précipitant en sa direction. Cher papa, combien tu m’as manqué, combien je suis heureuse de te voir ! »
Son âge était déjà assez avancé, et je savais apprécier le grand effort qu’il avait déployé. Quand nous sommes rentrés dans ma chambre, il a ouvert son paquet et en a sorti une petite casserole, contenant de la soupe pour le Chabbath. « Je me rappelle combien tu aimais la soupe de ta mère, m’a-t-il dit. Je ne sais pas la préparer, mais je t’ai amené de ce que les enfants ont cuit ». J’ai pu voir une larme aux coins de ses yeux.
« Je pense à toi toute la semaine, mais plus encore le Chabbath. Tu me manques tellement. Viens, chantons là un air du Chabbath, à côté de la soupe », a-t-il proposé, avant de se lancer dans un air avec son enthousiasme caractéristique. Je pouvais avoir l’impression de me trouver à la table du Chabbath, et que Maman allait sous peu servir le plat d’après. Il avait choisi le chant du rabbi de Karlin, « Ka ekhsof » (« J’attends l’Eternel avec languissement, [par] l’agrément du Chabbath »), que j’aimais tant quand j’étais jeune fille. Il chantait, les paupières closes ; et moi, j’étais assise à ma place, recroquevillée et silencieuse. Je ne savais pas comment réagir. Je le respectais beaucoup et l’estimais, sachant pertinemment à quel point le cap que j’avais franchi lui faisait mal. Il comprenait visiblement que je ne l’écouterais pas s’il me demandait de revenir. Il n’en dit pas un mot. Or son silence était d’une éloquence forte, et son chant me transperçait le cœur.
Quand il eut terminé, il m’a bénie comme il le faisait chaque vendredi soir, « Yevarékhekha… », puis m’a souhaité « Gut Chabbess ». Je l’ai raccompagné au taxi qui l’attendait, et nous nous sommes séparés.
Cette rencontre m’a laissé une impression très forte, mais je n’avais pas grand temps pour cultiver mes sentiments : une semaine plus tard, le vendredi, à la même heure, il arrivait avec son taxi, sans crier gare, son shtraimel sur la tête, et à nouveau avec la soupe. « Notre rencontre m’a donné des forces pour toute la semaine, m’a-t-il dit en souriant. Viens, chantons encore une fois un chant pour que je sente le Chabbath avec toi, et je te bénirais ». La scène émouvante de la fois précédente s’est reproduite. Il se tenait les yeux fermés et, totalement absent, chantant « Ka ekhsof », tandis que moi, j’étais là, assise et écoutant, le cœur fermé et scellé. Pourtant, face à un père âgé qui faisait l’effort de se déplacer et de venir jusque chez moi, pour me faire sentir encore une fois le goût du Chabbath, quelque chose en moi a commencé à se briser.
Quand il est arrivé à la phrase : « Que Ta pitié Se répande sur Ton peuple saint », il l’a répétée à plusieurs reprises, pleurant, ajoutant en yiddish, sur la même mélodie : « Oï, mon Père, que Ta pitié Se répande, que vienne déjà le Machia’h et qu’il nous libère de nos douleurs ». Il a répété cela plusieurs fois également. Je pleurais moi aussi en silence. Il ne me voyait pas de toutes manières : ses yeux étaient fermés et rouges.
Après quoi, il a posé ses mains, pris d’un léger tremblement. Il m’a bénie et souhaité un bon Chabbath.
Tous les vendredis, à la même heure, la visite se répétait.
Quelques années plus tard, mon père est décédé. L’enterrement a eu lieu… vendredi matin. Je me suis tenue à côté de son lit, et n’ai pas cessé de pleurer. « Pourquoi es-tu parti, Papa ? » J’ai sangloté sur sa tombe. Personne n’a compris, personne n’a su.
Les années sont passées. Je me suis mariée avec un des membres du kibbouts. Nous avons eu deux fils. Un beau jour, mon mari m’a fait la surprise d’organiser un voyage aux Etats-Unis pour mon anniversaire. Les jeunes enfants sont restés chez sa sœur, qui habitait également au kibbouts, et nous sommes partis de l’autre côté de l’océan.
Pour Chabbath, nous nous sommes dirigés vers Brooklyn. Une connaissance de mon mari nous a mis en relation avec un Juif local, qui nous a invités. Mon mari, qui avait préparé cela, n’avait pas réalisé qu’il s’agissait d’une famille orthodoxe. Le maître de maison était riche, et habitait dans une villa à deux étages. Nous avons été chaleureusement accueillis, et il nous a présenté la partie de sa maison dans laquelle nous allions passer le Chabbath.
Malgré cette situation inattendue, le Chabbath s’est passé d’une manière extraordinaire. Les enfants se bousculaient avec ardeur durant les derniers préparatifs, jusqu’à ce que le Chabbath déploie ses ailes et que le calme et la tranquillité se mettent en place. Le maître de céans a gentiment proposé à mon mari de l’accompagner à la synagogue, et il a accepté, bien que dans notre kibbouts il n’y en eût point. Le repas du Chabbat s’est déroulé dans une ambiance exceptionnelle – je me sentais revenir à ma jeunesse ; on a vécu des moments de joie et de plaisir.
Au milieu du repas, un changement surprenant s’est produit : comme un écho provenant d’une terre éloignée, un air s’est propagé : « Ka ekhsof », chanté par toute la maisonnée. Je me suis sentie paralysée. Tous ont élevé leur voix : « Que Ta pitié Se répande sur Ton peuple saint »… La phrase a été répétée à l’infini. J’ai fermé les yeux, et j’ai vu mon père, face à moi, dans le kibbouts, chantant cela et ajoutant des mots en yiddish. Je sentais ses mains me bénir. Je me rappelais le tremblement qui l’avait saisi ; « Ma chère fille, mon âme pure », l’entendais-je dire, comme dans un rêve. Je faisais tout pour retenir les larmes prêtes à jaillir, et pour m’opposer au blocage qui se faisait dans ma gorge, mais le chant revenait, plus que jamais : « Ka ekhsof, noa’m Chabbath ». Mon cœur menaçait d’exploser.
La nuit, j’ai eu du mal à dormir. Tout me revenait en mémoire : l’enfance, la maison, Papa, Maman. Et à nouveau Papa. J’en ai fait part à mon mari, et j’ai pu constater que dans son cœur quelque chose avait également bougé. L’atmosphère fantastique du Chabbath et les prières à la synagogue avaient eu sur lui une impression très forte.
Ce jour-là, les choses ont commencé à changer. Doucement, jusqu’à ce que nous trouvions un rav qui nous a guidés. Au bout d’un certain moment, nous avons quitté le kibbouts et nous sommes installés dans l’une des grandes villes, formant une famille orthodoxe exemplaire. Nos voisins ne connaissent pas notre passé et d’ailleurs, ils ne pourraient y croire.
L’histoire n’est pas encore terminée.
Plus tard, nous avons eu la joie d’amener au monde un nouvel enfant. Au moment de la Brith mila, l’émotion a été particulièrement forte, car le nouvea-né a reçu le nom de mon père. Juste avant de quitter la salle, mon mari s’est rappelé : « Le coffre ! » Nous avons reçu du patron de la salle les enveloppes qui s’y étaient accumulées, et sommes rentrés à la maison avec les enfants.
Là, au calme, nous avons tout ouvert. Nous avons compté les chèques… Mais dans l’une des enveloppes nous avons trouvé une feuille étrange. C’était un testament spirituel, en provenance de mon père. « A ma sœur et à mon beau-frère chéris, écrivait mon frère aîné. A l’occasion de cette joie du brith que nous allons vivre, je me suis rappelé les instructions laissées par Papa, concernant chaque enfant. J’en ai fait une copie pour vous. Mazal tov et beaucoup de joie ! »
J’ai senti ma tête tourner, et je me suis assise sur le canapé. Mon mari était également tendu. Dans ce testament, mon père avait pensé à chacun de ses enfants. Arrivé à moi, sa benjamine : « Ma fille chérie, mon âme pure », commençant avec l’expression qu’il employait toujours à mon égard. « Tu as un cœur bon et aimant, ma fille cadette. Sache que même si je ne vais pas le voir de mon vivant, je sais avec certitude que tu reviendras vers nous, pour la gloire de nos ancêtres qui ont sanctifié le Nom divin durant la Shoah. Chaque vendredi, quand nous nous rencontrions, je fermais les yeux quand je chantais, mais au-delà de cela, je te voyais pleurer en silence, et alors mes pleurs augmentaient également en cadence. J’ai compris que viendra le jour où ton grand cœur te ramènera à la maison… »•