Les lourds secrets du centre islamique de Villeneuve-d’Ascq, vitrine lilloise des frères musulmans.
Poursuivis en justice pour abus de confiance, les dirigeants de cette mosquée géante entreprennent depuis vingt ans d’implanter à Villeneuve-d’Ascq un islam rigoriste, grâce à un réseau de financement opaque et douteux.
Le recteur du centre islamique de Villeneuve-d’Ascq, mosquée XXL de la banlieue lilloise au succès retentissant, a-t-il abusé de la confiance de ses fidèles en organisant des montages financiers frauduleux et lucratifs ?
À cette question, c’est désormais devant un juge que devront répondre Mohamed Karrat et quatre de ses acolytes, impliqués à de divers degrés dans la gestion de l’association qui administre ce centre. Comme l’a révélé Le Figaro, les cinq prévenus ont, en effet, été déférés devant le tribunal correctionnel après deux gardes à vue, et sont placés sous contrôle judiciaire. Dans l’attente d’un procès le 8 février prochain, tous ont interdiction d’entrer en contact les uns avec les autres ou d’exercer leurs fonctions au sein du centre.
Les enquêteurs ont notamment interrogé les cinq hommes sur des prêts effectués par le centre islamique en faveur du lycée Averroès. L’établissement lillois d’enseignement privé musulman aurait rencontré des difficultés de trésorerie après le refus par la région Hauts-de-France d’une importante subvention – versée, en définitive, après l’intervention du Conseil d’État. Plusieurs de ces prêts n’ont pas encore été totalement remboursés, et le lycée est toujours débiteur du centre islamique, à hauteur de 200.000 € environ. «Rien d’illégal», selon Me Mehdi Ziatt, avocat du recteur du centre, Mohamed Karrat, et de son ancien trésorier, par ailleurs directeur de l’école coranique du centre, Mostafa Mabsout. «Le lycée Averroès comme le centre islamique de Villeneuve-d’Ascq sont deux associations qui appartiennent à une même fédération, la Ligue islamique du Nord : dans ce cadre, le Code monétaire et financier prévoit une exception à l’interdiction pour une organisation de faire crédit à titre habituel » fait-il valoir au Figaro.
Dans le viseur de la justice, une autre opération financière que les enquêteurs jugent frauduleuse : il s’agit de l’achat, par le biais d’une SCI dont le centre islamique est propriétaire à 90 %, de deux biens immobiliers pour une valeur d’au moins 350.000 €, loués sous forme de résidence étudiante – sans aucun lien avec les activités habituelles du centre. Un investissement immobilier pour lequel Mohamed Karrat, Mostafa Mabsout, le trésorier du centre Abdellah Ouafi, l’ancien trésorier et vice-président, longtemps bras droit de Karrat, Mohamed Slimani, ainsi qu’un enseignant du lycée Averroès et proche d’autres hommes, Nour Eddine Karboubi, sont accusés d’abus de confiance et de recel d’abus de confiance. « Une accusation extrêmement fragile, d’autant que les investigations n’ont pas établi qu’il y a eu enrichissement personnel », estime quant à lui Me Alexandre Demeyere-Honoré, qui défend également deux des prévenus. Lors des perquisitions, une importante somme d’argent en liquide («d’un montant à cinq chiffres», confie une source) avait toutefois été retrouvée aux domiciles des prévenus.
En sa qualité de président du centre islamique, Mohamed Karrat est également poursuivi pour n’avoir pas désigné de commissaire aux comptes, ce qui était pourtant une obligation légale au vu du montant des subventions publiques et des dons perçus par le centre.
Si cette affaire judiciaire embarrasse le centre islamique, c’est qu’elle vient mettre sous les projecteurs une gestion financière d’autant plus sensible qu’elle reflète la juteuse et insolente réussite de la mosquée. Ce sont les doutes de la préfecture (sollicitée pour une subvention de 25.000 €) quant aux finances de la mosquée, qui sont à l’origine de la procédure judiciaire. Reste qu’en une vingtaine d’années, les autorités musulmanes de Villeneuve-d’Ascq ont bâti un véritable complexe religieux, éducatif, culturel et même sportif, adossé à l’organisation tentaculaire que représente la Ligue islamique du Nord – nom officiel d’une nébuleuse religieuse qui s’est progressivement implantée en région lilloise, et qui constitue l’un des centres névralgiques des réseaux des frères musulmans en France.
De la simple mosquée au «centre islamique»
À Villeneuve-d’Ascq, cette histoire commence en 1999. L’un des témoins privilégiés de cette aventure est Mohamed Louizi, un ingénieur musulman qui fut longtemps secrétaire administratif puis responsable de la dimension culturelle du centre islamique. Choqué par les méthodes et l’idéologie de Mohamed Karrat et de ses compagnons de route, Mohamed Louizi a pris ses distances depuis, et raconté dans un essai intime et documenté la véritable histoire de cette mosquée de Villeneuve-d’Ascq aux ambitions démesurées (Pourquoi j’ai quitté les frères musulmans, Michalon, 2016). Il y décrit la manière dont des intellectuels marocains (comme lui), ayant prêté allégeance à l’islam des frères musulmans, et adeptes de la pensée de leur théoricien, le prédicateur égyptien Yûsuf al-Qarâdwi, ont organisé un «putsch» à la mosquée de Villeneuve-d’Ascq en 1999, en arrivant à l’AG accompagnés par de nombreux fidèles pour se faire élire à la tête de la structure.
En quelques années, la discrète communauté musulmane de la ville qui priait jusqu’ici dans des constructions préfabriquées se prend à rêver d’un projet de construction d’ampleur : un véritable centre islamique, où à côté de la prière, les fidèles se verraient proposer toute une panoplie d’activités et de temps en communauté. « Villeneuve-d’Ascq est devenu un centre islamique tel que les frères musulmans le conçoivent, c’est même une de leurs vitrines » explique au Figaro Florence Bergeaud-Blackler, anthropologue au CNRS et auteur d’un essai très documenté : Le frérisme et ses réseaux (Odile Jacob, 2023). « C’est un endroit où l’on participe à des activités culturelles, on fait du soutien scolaire, les adultes suivent des cours, il y a des sorties pour les familles et les jeunes, des loisirs parascolaires, du sport, du théâtre… On retire les familles musulmanes de la vie ordinaire pour former un microcosme religieux et culturel, orchestré selon les normes de l’islam rigoriste prôné par les frères musulmans : non-mixité, séparation stricte des rôles des hommes et des femmes, port du voile intégral, même la nutrition et la médecine sont placés sous le contrôle de l’islam. C’est un petit îlot à part où l’on vit selon le mode de vie musulman.» Et en quelques années en effet, la communauté musulmane de Villeneuve-d’Ascq change radicalement ses habitudes. Une résidente qui habite à côté du centre islamique décrit au Figaro la métamorphose vestimentaire des fidèles : «Avant, on ne pouvait pas dire s’ils étaient musulmans ou non quand on les croisait dans la rue. En vingt ans, les filles se sont voilées de la tête aux pieds, les hommes se sont mis à porter des habits religieux et la barbe.» Dans le même temps, la fréquentation de la mosquée croît de manière exponentielle : en seulement vingt ans, le nombre d’enfants qui assistent aux cours de l’école coranique, mercredis et week-ends, est passé de 80… à près d’un millier, selon Mohamed Louizi.
Pour réussir leur aventure, les frères de Villeneuve-d’Ascq tirent habilement profit d’une forme d’alternance politique à la mairie : le maire socialiste Gérard Caudron, en place depuis 1976, cède son tour pour le temps d’un mandat à son ancien adjoint, Jean-Michel Stievenard. Ce dernier est convaincu par un colistier d’autoriser la nouvelle équipe qui dirige la mosquée à construire leur centre islamique : il en fait une promesse de campagne. Au Figaro, il décrit la situation minable dans laquelle les fidèles musulmans priaient jusqu’ici. « Dans la ville, il y avait cinq églises, des temples protestants, je n’avais aucune raison de refuser la construction d’une mosquée », explique-t-il, en précisant qu’il a refusé en revanche de verser une subvention au chantier. Une première tranche de travaux est lancée : « ça a pris du temps, ils ont accumulé du capital, sans doute avec les dons des fidèles, y compris ceux des mosquées des environs qui se cotisaient pour eux », estime l’ancien maire, qui prendra plus tard la parole lors d’une fête géante de l’Aïd, aux côtés de Martine Aubry, devant 10.000 fidèles réunis pour la fin du ramadan. Un acte de clientélisme qui lui est reproché désormais par Gérard Caudron, à nouveau maire de Villeneuve-d’Ascq. Dans l’équipe municipale actuelle, il se murmure que lors du duel entre les deux hommes en 2008, Mohamed Karrat appelait les fidèles de Villeneuve-d’Ascq à voter pour Stievenard, en présence de celui-ci, le vendredi précédant l’élection, tandis que Caudron était taxé d’islamophobe.
Reste que la première tranche de travaux pour l’édification du centre islamique a donc dopé en quelques années la prospérité de la mosquée. Aujourd’hui, Gérard Caudron refuse catégoriquement d’accorder le permis de construire pour la fin du chantier, avec notamment un bâtiment culturel avec réfectoire, bibliothèque… au motif que celui-ci sortirait du cadre religieux strict. Le feuilleton dure depuis dix ans : le troisième refus de la mairie a été attaqué par la mosquée devant le tribunal administratif, qui pour l’heure donne raison à la Ville – mais la mosquée a fait appel. Affaire à suivre. D’ici là, à l’exception d’une lettre très obséquieuse adressée au maire il y a quelques jours pour lui demander la location d’un gymnase, les autorités musulmanes de la ville ont coupé les ponts avec la mairie.
Le réseau lillois tentaculaire des frères musulmans
Les responsables du centre islamique de Villeneuve-d’Ascq sont d’autant plus déterminés à aller au bout de ce bras de fer juridique qu’ils semblent convaincus d’obtenir, à terme, gain de cause : « Ce ne sont pas des personnes pressés. Ils ont l’éternité devant eux, et ils avancent pas à pas, en essayant de brusquer le moins possible : leur stratégie, c’est d’aller tout en douceur » croit savoir un observateur privilégié du conflit entre Caudron et Karrat.
D’autant plus que la mosquée de Villeneuve-d’Ascq n’est pas seule dans son combat. Elle n’est en réalité qu’une ramification d’un réseau bien plus vaste, regroupé sous la Ligue islamique du Nord : en réalité une constellation de mosquées dont les responsables appartiennent à une forme de confrérie informelle, selon Mohamed Louizi. Le chef de file, c’est Amar Lasfar, longtemps directeur de la Ligue islamique du Nord (une ramification locale des Musulmans de France, l’ex-UOIF). Lasfar est aussi recteur de l’immense mosquée de Lille-Sud, et a longtemps été le président du lycée Averroès, dont il vient de transmettre la direction à Mohamed Damak, un franco-tunisien qui habite lui-même Villeneuve-d’Ascq. L’histoire de ce lycée est emblématique de la stratégie d’implantation des frères musulmans dans la région : en 1994, 24 jeunes filles avaient été exclues du lycée Faidherbe de Lille en raison de leur voile. Dans la foulée, plusieurs enseignants (dont Nour Eddine Karboubi, l’un des prévenus dans l’affaire de Villeneuve-d’Ascq) les prennent en charge pour les aider à préparer le bac en candidates libres. Puis en 2003, le lycée Averroès, premier lycée privé musulman sous contrat avec l’État, voit le jour dans le but explicite de proposer une scolarité à des élèves qui souhaitent vivre au quotidien selon le mode de vie de l’islam rigoriste. La plupart des dirigeants de Villeneuve-d’Ascq, dont Mohamed Karrat, sont par ailleurs enseignants au lycée Averroès. Ainsi Lille Sud, Averroès, Villeneuve-d’Ascq, les mosquées de Roubaix, Mons-en-Baroeul… forment donc un vaste écosystème, interpénétré, et donc également propice à des transferts d’argent comme ceux qui intéressent désormais le parquet de Lille.
10.000 € pour commencer la prière de l’Aïd
Car l’argent occupe une place prépondérante dans l’histoire de l’édification de cette galaxie frériste. C’est le nerf de la guerre : il fallait cette habileté à multiplier les sources de financement pour que les responsables musulmans parviennent à faire de Villeneuve-d’Ascq un centre incontournable de l’islam frériste. Rien que pour les travaux du centre islamique, il fallait rassembler au moins 6 millions d’euros, selon la journaliste de La Voix du Nord Marie Vandekerkhove.
À l’origine des importantes sommes brassées par le centre islamique, il y a d’abord, incontestablement, la générosité des fidèles. Pour cela, la trésorerie de la mosquée peut compter sur les préceptes islamiques eux-mêmes, qui donnent à l’aumône une place centrale dans la piété religieuse. C’est la Zakat, proche de la dîme médiévale : pratiquement un impôt, dû par les fidèles au prorata de leurs revenus. À quoi s’ajoute le Waqf, précise Florence Bergeaud-Blackler : « Des dons, souvent des biens par exemple, que les fidèles font à leur mosquée pour que celle-ci en ait l’usufruit et puisse poursuivre son œuvre grâce à l’argent ainsi perçu ». Mais, les dirigeants du centre islamique de Villeneuve-d’Ascq savent aussi se montrer persuasifs lorsqu’il est question de collecter l’argent de leurs fidèles. Un témoin raconte avoir cessé de fréquenter la prière de fin du ramadan, jour de l’Aïd el-Fitr, après que le prédicateur a annoncé à tous les participants que la prière ne commencerait pas tant que 10.000 € n’auront pas été donnés. À La Voix du Nord , Mohamed Karrat assurait que les fidèles « donnent en moyenne un mois de salaire par an » à la mosquée.
Pour Mohamed Louizi, il y a toutefois quelque chose d’indécent à voir les dirigeants du centre « changer de voiture tous les ans et partir deux mois en vacances l’été » pendant que les fidèles se saignent aux quatre veines pour faire vivre le centre. L’essayiste raconte qu’un jour, un des membres du conseil d’administration, sur le point de rentrer au Maghreb pour les vacances, aurait souhaité lui confier les clefs de sa maison, en lui demandant de veiller en particulier aux coussins du salon : ceux-ci étaient remplis d’argent en espèces. Ces mêmes espèces qui servaient à payer, au noir, des membres du bureau de la Ligue islamique du Nord, pour les « dédommager » de leur service, selon le récit que poursuit Mohamed Louizi dans son livre. « Les montages financiers opaques étaient légion du temps où j’étais aux affaires » rapporte encore l’essayiste au Figaro. L’argent récolté était investi dans des biens immobiliers, et du reste, lorsque l’on faisait les comptes après la collecte, la somme déposée en banque et inscrite sur le registre était rarement celle que l’on avait effectivement récoltée.
La question des finances du centre islamique de Villeneuve-d’Ascq a été de nouveau soulevée avec fracas après les révélations du journaliste du Figaro Georges Malbrunot, auteur avec Christian Chesnot de Qatar Papers (Michel Lafon, 2019). Preuves à l’appui, leur livre montre comment le Qatar a financé le centre islamique de Villeneuve-d’Ascq et le lycée Averroès de Lille, via des dons atteignant un total de 4,6 millions d’euros (1,2 million à la mosquée et plus de 3 millions au lycée), par l’entremise d’une ONG, Qatar Charity. Bien plus, donc, que ce que les dirigeants de la mosquée avaient jusqu’ici laissé entendre, à la suite de de premières révélations de Mohamed Louizi. Rien d’étonnant toutefois à cela : les liens entre les pays du Golfe et le centre de Villeneuve-d’Ascq sont anciens et étroits. L’un des cinq prévenus aujourd’hui, Mohamed Slimani, a par exemple, multiplié durant dernières années les allers-retours au Qatar et au Koweït.
Surveillance renforcée
Sauf que de tout ceci, les services de l’État n’avaient jusqu’alors qu’une connaissance très parcellaire. Lorsque paraissent les Qatar papers, Jean-Michel Stievenard et Gérard Caudron assurent qu’ils n’ont jamais été contactés par les renseignements généraux ou le préfet pour être mis en alerte sur d’éventuels soupçons quant aux activités ou aux finances de la mosquée.
Depuis, la donne a changé. Les révélations successives sur l’idéologie à laquelle Mohamed Karrat et ses amis ont prêté allégeance ainsi que sur l’opacité de certains montages financiers dont ils sont coutumiers ont fini par attirer l’attention des autorités. Le préfet du Nord, Georges-François Leclerc, échange très régulièrement par SMS avec le maire de Villeneuve-d’Ascq. Les prêches de la mosquée sont écoutés, scrutés de près. Le recteur le sait, qui multiplie les occasions de rappeler sa condamnation des attentats terroristes commis en France. Le voici plus prudent qu’il y a quelques années encore, en 2014, quand il pouvait étriller dans ses sermons « l’État sioniste », « tueur d’enfants et de femmes », ajoutant que « la résistance palestinienne a revivifié le vrai sens du djihad en islam ».
L’affaire judiciaire qui éclabousse à présent les dirigeants de la mosquée de Villeneuve-d’Ascq viendra-t-elle enrayer l’irrésistible ascension de l’islam frériste dans la métropole lilloise ? Bien malin qui saurait le dire. C’est ce que semble du moins espérer le préfet, qui faisait savoir autour de lui, lorsque l’affaire a été révélée : «Vous allez voir, ça va saigner !» Mais l’État sait qu’il faut agir prudemment. En voulant expulser l’imam Iquioussen, autre grande figure de la Ligue islamique du Nord dans la région, qui tenait le rôle de recruteur en allant prêcher dans d’autres régions de France, des impairs et des erreurs de précipitation avaient déjà été commis par les services du ministre de l’Intérieur. Depuis, certes Hassan Iquioussen a fui en Belgique, d’où il a été expulsé au Maroc, mais son fils Othmane Iquioussen est toujours en région lilloise – et le 5 avril dernier, il était même présent à Villeneuve-d’Ascq pour prêcher pendant le ramadan. En octobre, durant l’une de ses conférences à la mosquée de Raismes, il s’était fait remarquer pour son soutien aux élèves qui désobéissent à l’institution scolaire en venant affublés de signes religieux ostentatoires.
Pendant ce temps, ceux qui osent se mettre sur la route de Mohamed Karrat et des autorités fréristes de la Ligue du Nord savent aussi les risques qu’ils prennent : un temps menacé de mort, Gérard Caudron avait été placé sous protection policière. De même que Mohamed Louizi, ainsi que Florence Bergeaud-Blackler à la suite de la parution de son livre.
Le FIGARO
Ils ne sont forts que parce que les autorités françaises sont faibles.