NTERVIEW – Il est l’une des figures les plus emblématiques du journalisme en Turquie. Kadri Gürsel, éditorialiste pour le quotidien d’opposition « Cumhuriyet », a passé onze mois en prison. Il a été libéré sous conditions en septembre dernier, mais attend toujours d’être jugé pour « activités terroristes ». Il revient, pour «L’Orient-Le Jour», sur sa détention et livre sa vision d’un pays dans lequel il continue de croire, malgré tout.
Cela va faire presque trois mois que vous êtes sorti de prison, comment vous sentez-vous aujourd’hui ?
Depuis ma libération, j’ai repris le cours normal de ma vie. J’ai bien sûr recommencé à écrire mes chroniques dans Cumhuriyet. Mais je ne peux pas faire comme si rien ne s’était passé. Évidemment, je suis en colère, mais je ne ressens pas de haine. Ma colère est surtout philosophique, spirituelle. Ce n’est pas une colère nerveuse.
Vous attendiez-vous à cette décision du juge ?
Je savais que les autorités ne pouvaient pas me laisser en prison éternellement. Il n’y a aucune preuve contre moi et je suis innocent. J’ai été incarcéré pour une seule raison : parce que je suis journaliste.
Comment abordez-vous la suite de la procédure judiciaire (une prochaine audience doit avoir lieu le 25 décembre 2017) ?
En temps normal, mes confrères du journal Cumhuriyet et moi-même ne devrions pas être condamnés. Le dossier est vide, plein de mensonges. Mais il ne faut pas seulement voir les choses d’un point de vue juridique. C’est un procès politique, qui sert des intérêts à un instant donné. Son issue est donc imprévisible. Mais je suis sûr d’une chose et je l’ai d’ailleurs dit au juge : un jour, quand une démocratie et un État de droit seront réinstaurés en Turquie, je serai acquitté.
Que vous reproche exactement la justice turque ?
Et bien tout d’abord, il y a cet éditorial que j’ai écrit trois jours avant la tentative de coup d’État, en juillet 2016. Le titre était « Erdogan veut être notre père ». C’était un texte satirique où je critiquais la politique autoritaire et paternaliste du président de la République, notamment concernant la lutte antitabac. J’expliquais que si Erdogan voulait être notre père, eh bien nous devrions être des enfants rebelles. Dans mon article, j’ai écrit « Allumez une cigarette et ne l’éteignez pas ». Le procureur, dans l’acte de d’accusation, a interprété cela comme un appel à la rébellion. Selon lui, j’avais tenté de déstabiliser la Turquie et j’avais ciblé ouvertement et directement la personnalité du président.
Et puis, il y a aussi cette histoire de messagerie Bylock (NDLR: un système de messagerie crypté, notamment utilisé par les partisans de Fethullah Gülen, l’imam présenté par le pouvoir comme l’instigateur de la tentative de coup d’État). Je suis accusé d’avoir été en contact avec des personnes utilisant cette application. En fait, en 2014, beaucoup de partisans de Fethullah Gülen ont essayé de me contacter en m’envoyant des SMS. C’était à l’époque des premières grandes vagues d’arrestation chez les gülenistes et ils cherchaient du soutien dans les médias. Mais je n’ai jamais répondu à leurs sollicitations. Et surtout, je n’ai jamais installé la messagerie Bylock sur mon téléphone !
Comment avez-vous fait pour tenir le coup en prison ?
Je suis resté enfermé pendant onze mois… Est-ce que c’est long ? Ça dépend des perceptions. Moi, en prison, je n’ai jamais compté les jours et les mois, j’ai toujours regardé vers l’avant. Cela m’a énormément aidé. J’ai aussi tout fait pour m’entretenir, physiquement comme moralement. Nous avions le droit de nous promener dans une cour de 35 m². Je m’efforçais de faire au moins cinq mille pas par jour pour garder la forme. Et puis, j’ai beaucoup lu. Durant toute ma carrière, je n’ai pris le temps de lire que des livres de sciences politiques ou de relations internationales. Ce passage en prison m’a donné l’occasion de me plonger dans des œuvres que j’avais honte de ne pas avoir découvertes durant ma jeunesse. Par exemple, j’ai lu les éditions intégrales de L’Iliade et de L’Odyssée en turc contemporain. Les deux livres font environ mille pages chacun, sous forme de poésie. J’aime les textes difficiles et j’aime les affronter.
Quelles étaient vos conditions de détention ?
Je partageais ma cellule avec deux autres journalistes de Cumhuriyet, le caricaturiste Musa Kart et le rédacteur en chef du supplément, Turhan Günay. Nous n’étions pas maltraités mais nous étions très isolés. Nous n’étions jamais en contact avec les autres détenus. Nous n’avions pas le droit d’écrire ni de recevoir du courrier. Nous ne pouvions voir nos familles qu’une heure tous les deux mois alors que c’est normalement autorisé une fois par mois. Même chose pour nos avocats avec qui nous ne pouvions nous entretenir qu’une fois par semaine, lors d’une entrevue filmée. Tout ça à cause du régime d’état d’urgence. Aujourd’hui, c’est le ministère de la Justice qui décide de tout.
Comment vous êtes-vous tenu informé de ce qui se passait en Turquie pendant tout ce temps ?
Je recevais une dizaine de quotidiens chaque jour dont Cumhuriyet. Il y avait aussi une télévision avec vingt-sept chaînes. Mais je n’avais accès qu’aux médias turcs. C’était angoissant car je sais que beaucoup d’entre eux se trouvent sous la pression écrasante du pouvoir politique. Je sais comment les médias proches de l’AKP (NDLR : le parti de Recep Tayyip Erdogan) déforment la réalité et comment la censure ravage la libre circulation de l’information en Turquie. J’étais obligé de faire beaucoup d’efforts mentaux pour imaginer ce que je ratais, mais je n’y arrivais pas. J’avais très peur de passer à côté de certaines informations. Je manquais de perspective, de moyens de comparaison. C’est une atmosphère toxique pour un journaliste.
Comment voyez-vous l’avenir de la Turquie ?
On ne peut faire aucune prédiction : tout peut arriver n’importe comment et n’importe quand. La Turquie est devenue un pays absolument imprévisible, alternant entre le bon, le mauvais et le médiocre. Pour l’instant, le pouvoir politique a les moyens de continuer à manipuler l’opinion, mais pendant ce temps, la situation continue de se détériorer… Un jour, il ne sera plus possible de le cacher.
Mais je ne pense pas que notre pays soit dans un état inguérissable. Le peuple n’est pas devenu fou. La société turque est une addition de communautés divisées, mais ces communautés n’ont pas l’intention de se faire la guerre éternellement. Même dans le sud-est du pays, où la situation est très tendue aujourd’hui (NDLR : entre l’armée turque et les indépendantistes kurdes), je pense qu’une issue pacifique est encore possible. Les gens veulent vivre dans un pays stable, prospère et respecté dans le monde entier. C’est notre dénominateur commun.
Source www.lorientlejour.com