Au matin du 7 octobre 2023, Yahya Al-Sinwar déclencha un processus mortel qu’il avait appelé le déluge d’Al-Aqsa, sans savoir qu’il allait se retourner contre l’axe du mal dirigé par l’Iran.
Ce qui allait se passer dépassait l’imagination. Des 5000 beepers qui explosent de manière simultanée, aux 550 missiles iraniens qui n’atteignent pas leurs cibles, la suprématie d’Israël prend une dimension providentielle. On assiste alors à l’élimination systématique des ennemis d’Israël jusqu’au terrassement des dirigeants éliminés les uns après les autres. Dans un travail méticuleux et ordonné Israël coupe les mains puis les bras de l’Iran, jusqu’à fragiliser l’Iran lui-même. La liste des disparus s’alonge, après le Hamas, le Hezbollah, les Houthies, voilà que la Syrie semble tombée dans le piège mortel. L’Iran architecte et promoteur de cette structure voit tout s’effondrer autour d’elle, jusqu’à son allié russe incapable de lui venir en aide. Pour couronner le tout, un de ses plus grands ennemis, Donal Trump fait un retour miraculeux à la Maison-Blanche.
“Un château de cartes s’effondre” : le domino au Moyen-Orient ne s’arrêtera pas en Syrie.
La chute de la ville d’Alep, tombée aux mains des rebelles syriens quelques jours après le cessez-le-feu au Liban et la débâcle du Hezbollah, ne fait que confirmer la déroute de l’“axe de la résistance” chapeauté par l’Iran et l’avènement d’un “nouveau Moyen-Orient”. Mais jusqu’où ira la vague ? s’interroge le corédacteur en chef du quotidien libanais “L’Orient-Le Jour”.
Et puis tout à coup, tout s’est accéléré. Tout a semblé si fragile. Tous les murs se sont fissurés. Et tout est devenu possible. Le tremblement de terre du 7 octobre 2023 a fini par secouer toute la région. Malgré sa puissance, l’onde de choc ne fut pas instantanée. Mais les semaines passant, les vagues étaient encore plus fortes et l’on se rendait compte à quel point l’opération Déluge d’Al-Aqsa portait bien son nom.
Le 13 avril dernier, l’Iran menait pour la première fois de son histoire une attaque directe contre son principal ennemi. Le conflit a soudainement pris une autre dimension. La guerre israélo-iranienne est sortie de l’ombre. Et quelques mois plus tard, Benyamin Netanyahou annonçait, pour la millième fois de l’histoire de la région, l’avènement d’un “nouveau Moyen-Orient”.
Nous y sommes. Il est en train de prendre forme au milieu des ruines. Un château de cartes s’effondre de façon brutale, tandis que des mutations plus lentes et plus profondes sont toujours à l’œuvre. Le séisme du 7 octobre n’a pas encore produit tous ses effets. Nous n’avons toujours pas la moindre idée du temps qu’il faudra à la région pour le digérer, ni des remous, des secousses ou même des bouleversements qu’il va provoquer.
Mais l’on peut d’ores et déjà assurer que personne, avec différents degrés d’intensité, ne sera épargné. La volonté israélienne de casser l’axe iranien dans un contexte régional aussi fragile et dans un ordre international aussi incertain redistribue toutes les cartes.
Comme annoncé [par Benyamin Netanyahou], le cessez-le-feu au Liban n’est pas la fin de la guerre mais le début d’une nouvelle phase qui peut aboutir à de nombreux scénarios qui apparaissaient peu probables, voire inimaginables il y a un peu plus d’un an. Tous les dirigeants de la région ont de quoi trembler, car personne, y compris Netanyahou lui-même, n’est en mesure de contrôler la tempête en cours.
Syrie : vers une chute du régime ?
Bachar El-Assad affichait un grand sourire au moment de faire son retour au sein de la Ligue arabe, en mai 2023. Il avait gagné la guerre en vendant sa souveraineté à la Russie et à l’Iran. Il avait écrasé la rébellion grâce à l’aide de ces précieux alliés et de l’abandon des “amis de la Syrie”. Celui dont on annonçait la chute en 2011 avait prouvé que le temps était son meilleur allié et que le monde entier, au nom du sacro-saint principe de realpolitik, finirait par oublier toutes les horreurs commises.
Puis Yahya Sinwar, encouragé ou non par ses alliés iraniens, a décidé de faire sauter toutes les digues. Le pouvoir à Damas a tout fait depuis pour éviter d’être emporté par le déluge, après avoir été menacé dès le premier jour par Tel-Aviv de sauter s’il bougeait le petit doigt. Il a abandonné ceux qui l’ont sauvé et a disparu au moment où le Hezbollah et l’Iran avaient le plus besoin de lui. Mais cela n’a pas suffi. La vague était beaucoup trop forte et sa forteresse bien trop fragile. Et celui qui “n’a jamais pardonné au Hamas d’avoir soutenu un temps la révolution” syrienne, selon les confidences d’un dirigeant du Hezbollah, est désormais replongé des années en arrière, à l’époque où la survie de son régime était directement en jeu. Sans pouvoir cette fois-ci compter sur le Hezbollah et l’Iran pour le secourir.
La crainte de la montée du djihadisme
La nature a horreur du vide, au Moyen-Orient encore plus qu’ailleurs. Et avec des alliés affaiblis, la victoire du président syrien apparaît enfin comme ce qu’elle a toujours été : un mensonge auquel tout le monde avait fini par croire par ignorance ou par complaisance. Bachar est le chaos depuis le premier jour et il est illusoire de penser que la Syrie peut être stabilisée tant qu’il sera au pouvoir.
Le terrain syrien est toutefois beaucoup trop instable pour se livrer à des pronostics. D’autres villes et régions peuvent tomber, mais il paraît précipité de prédire la chute du régime, qui peut encore compter sur les bombardements russes, ainsi que sur la peur que suscite Hay’at Tahrir Al-Cham [le groupe armé islamiste qui a revendiqué la prise d’Alep] auprès des minorités ou des puissances occidentales et arabes.
Le scénario le plus probable pourrait être l’accélération du morcellement syrien – déjà à l’œuvre depuis des années –, avec plusieurs batailles qui se jouent simultanément d’une zone à l’autre.
La “pax israeliana” ?
Mais le domino régional ne s’arrêtera pas en Syrie. Avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, on a du mal à voir ce qui pourrait se mettre en travers des plans israéliens de remodeler la région. Israël ne peut pas construire, gouverner ou stabiliser. La pax israeliana est une illusion, la pax americana un fantôme du passé. Mais le couple peut changer les règles du jeu et obliger tous les acteurs à s’y conformer, non sur le plan politique mais – ce qui est plus facile – sur le terrain militaire.
Rien n’est exclu. Avec un Hezbollah très affaibli et un système de défense antiaérienne détruit en Iran, l’hypothèse de frappes contre les installations nucléaires du régime iranien devient sérieuse. L’époque où l’axe iranien était la force la plus active et la plus influente dans la région est révolue. Partout, il va reculer. Partout, il va être dans le viseur du couple israélo-américain. Sans que l’on sache toutefois à quel point cela peut se refléter sur la réalité politique : que ce soit au Liban, en Irak ou en Syrie, personne ne semble en effet prêt à prendre complètement le relais de l’Iran. Benyamin Netanyahou et Donald Trump sont-ils prêts à s’appuyer sur autre chose que la force ? Leur politique de fait accompli peut-elle créer autre chose que du chaos ?
L’Iran n’est pas le seul acteur à devoir s’inquiéter. Comment réagira la Jordanie si la Cisjordanie est annexée ? Le royaume hachémite pourra-t-il échapper à la tornade ? Et l’Égypte, si le nettoyage ethnique se poursuit à Gaza et que l’administration Trump met tout son poids dans la balance pour forcer Abdel Fattah Al-Sissi à ouvrir sa frontière avec l’enclave ? Et les pays du Golfe, en premier lieu l’Arabie saoudite ? La Vision 2030 de Mohammed ben Salmane repose sur une région stable et prospère. Comment peut-elle être mise en œuvre dans un tel contexte ? Comment l’Arabie saoudite peut-elle éviter les secousses d’une éventuelle opération israélo-américaine en Iran ?
Liban : le risque d’une guerre civile ?
L’ordre régional est en pleine transformation à un moment où l’ordre international est lui-même en mutation. Cette transition peut être longue, violente et déchirée entre des dynamiques contradictoires. D’autant qu’elle se déroule à un moment où les esprits sont radicalisés – ce qu’il ne faut surtout pas sous-estimer –, avec un retour possible de la haine confessionnelle entre sunnites et chiites et la concurrence de projets fondamentalistes, qu’ils soient israélien, turc ou iranien.
Le Hezbollah a perdu le Sud, qui sera désormais sous tutelle israélo-américaine. Il ne peut non plus prétendre être un acteur régional. Mais comment cohabiter avec le parti au nord du [fleuve] Litani quand celui-ci envoie des signaux contradictoires ? Quand ses médias distillent un discours de “nous” contre “eux” qui vise à miser sur la peur et la division pour éviter que la colère de la communauté ne se retourne contre le parti ? Comment rendre les armes non opérationnelles sans déclencher une nouvelle guerre civile ?
Le Liban ne peut pas être un îlot au milieu d’une région en feu. Il n’a pas non plus les moyens, ni même la volonté malheureusement, d’être autre chose qu’un pion sur ce grand échiquier.
Anthony Samrani