On ne doit pas le succès du programme nucléaire israélien à un seul homme. Celui-ci a de nombreux « pères ». Ce sont des hommes d’Etat, des scientifiques et des militaires, comme le général brigadier Yitzhak (Yicha) Yaakov, qui s’est confié ce mois-ci à des médias internationaux. Ceux qui l’ont initié furent le premier ministre du pays, David Ben-Gurion, son directeur général, Shimon Peres, le chef d’état-major, le lieutenant-général Moché Dayan et le Pr. Ernst David Bergman, fondateur et président de la Commission à l’Énergie atomique israélienne (IAEC). Par ailleurs, une kyrielle de «techniciens» ont servi à sa mise en œuvre ; des centaines de physiciens, chimistes, ingénieurs et gestionnaires.
Il est vrai qu’au cours de ces années-là, sans doute motivé par son ego et son désir de flatter son image, Peres avait tenté de s’auto attribuer à lui tout seul, la paternité du projet. Il en fut indéniablement l’un des architectes. Mais sa participation concrète se résume à sa réussite d’être parvenu à persuader la France, de fournir à Israël le réacteur nucléaire de Dimona. Outre Peres, la plupart des autres personnes qui ont été au courant des secrets de Dimona ont gardé le silence. Fidèles en cela à la sécurité nationale d’Israël, et à leur obligation contractuelle de n’en rien révéler jamais. Le seul élément incontrôlable, incapable de tenir sa langue, aura donc été Ya’akov.
La fuite de documents compromettants
Le Centre méditerranéen de Woodrow Wilmington, basé à Washington, a récemment publié des documents relatifs au programme nucléaire israélien. Ils font état d’éléments probants, selon lesquels certaines éminences dans les hautes sphères de la Défense, envisageaient sérieusement de faire exploser une bombe atomique dans la péninsule du Sinaï en juin 1967, les jours précédant la Guerre des Six Jours, afin de dissuader l’Egypte de lancer une guerre contre Israël.
Or, ce projet terrifiant, qui n’aura été à l’ordre du jour que quelques 24 heures seulement, n’est même pas allé jusqu’à atteindre le stade de la faisabilité. Pour autant, cette histoire a fait les manchettes en Israël et dans le monde entier, y compris dans le The New York Times. Elle est basée sur une entrevue et des transcriptions de conversations entre Avner Cohen et Ya’akov, conservées au Wilson Center, sous le titre pompeux de « Collection Avner Cohen » (The Avner Cohen Collection). Ces révélations, jettent également une lumière nouvelle, sur ce qui s’étaient dit à huis clos, lors des auditions de Cohen et Ya’akov, soupçonnés il y a 20 ans, d’avoir révélé des secrets d’Etat.
Le « Malmab » mené en bateau
En effet, les agents du «Malmab», une unité spéciale du ministère de la Défense, chargée de l’information et de la sécurité physique des employés et des sites de sécurité de l’État, y compris le réacteur Dimona, chargés de l’enquête, pensaient avoir confisqué tous les documents compromettants, écrits et autres. Une source émanant de la sécurité supérieure a confié au Jérusalem Post, que les parties concernées avaient affirmé au cours de ces enquêtes, qu’ils avaient remis tous les documents en leur possession, y compris les copies, aux autorités. Mais, comme le prouvent les documents nouvellement rendus publics, dans l’affaire du Wilson Center, tel n’a pas été le cas.
Ya’akov, l’homme par qui le scandale arrive
Yaakov, né à Tel-Aviv en 1926, a rejoint d’abord le Palma’h puis a servi dans Tsahal, les Forces de défense israéliennes. Après avoir étudié au Technion de Haifa, où il a obtenu un diplôme d’ingénieur, il a été nommé chef de l’unité de recherche et développement des Forces de Défense israéliennes (IDF). Il a ensuite étudié au MIT.
Dans le cadre de son travail, il a participé à la mise au point secrète des systèmes d’armes de pointe, les plus sophistiquées de l’armement sensible d’Israël. En 1957, la France a vendu à Israël un réacteur nucléaire, qui est devenu opérationnel trois ans plus tard. Sa capacité d’origine était de 24 mégawatts, mais selon des rapports étrangers, Israël serait parvenu à augmenter sa puissance pour aller jusqu’à 50 ou même à 75 mégawatts.
L’uranium, le combustible nécessaire à son alimentation, a également été fourni, selon les rapports étrangers, par la France, puis ensuite acheté directement à l’Afrique du Sud, ou plus confidentiellement à la Belgique et aux États-Unis. Selon ces révélations, Israël serait ainsi parvenu, de 1966 au début de 1967, à devenir un pays du seuil, capable de produire sa première bombe.
Un contexte explosif et anxiogène
Pendant la période qui a précédé la guerre des six jour, les menaces qui pesaient sur le jeune état, ont mis les nerfs du public israélien à rude épreuve. L’atmosphère était apocalyptique. Beaucoup étaient terrifiés par les scènes de foule qui avaient lieu dans les capitales arabes, qui promettaient de « jeter les Juifs à la mer ». Ils pensaient qu’Israël était sur le point de vivre un second Holocauste. Mais les hautes sphères de Tsahal en savait plus qui le quidam. Ils connaissaient les capacités militaires d’Israël réelles et le plan de guerre secrète pour détruire, à la faveur d’une attaque surprise, l’armée de l’air égyptienne et ses aérodromes. Or, tandis que les FDI sur le pied de guerre, en attendaient l’ordre imminent, le gouvernement, dirigé par le Premier ministre Levi Eshkol, tergiversait.
Car dans les coulisses des préparatifs de guerre, plusieurs scénarios étaient secrètement élaborés, pour répondre aux menaces. La crainte que l’armée de l’air égyptienne pourrait attaquer le réacteur nucléaire, (certains vols de reconnaissance ennemis avaient déjà été détectés) ou que des missiles équipés d’ogives chimiques ou biologiques, ne soient lancés sur des villes israéliennes.
L’option « bombe » à l’étude
C’est là que commence le récit de Ya’akov, publié récemment dans un article dans The New York Times. Dans sa version des faits, celui-ci prétend qu’une décision avait été prise de préparer une bombe atomique mise au point par Israël. Le plan, dit-il, portait le code de « Jour du jugement ». D’autres sources prétendent qu’il se nommait « Opération Samson ». Selon sa version des faits, ce scénario serait adopté si Israël se trouvait devant une menace existentielle. Dans ce cas, il était prévu d’utiliser la bombe en dernier recours, pour détruire ses ennemis afin qu’ils meurent avec eux.
Peres, qui à l’époque était membre de la Knesset, sans rôle au sein de l’exécutif, soutenait également cette option. Dans ses mémoires, il y fait allusion lorsqu’il évoque qu’il avait suggéré une «méthode opérationnelle », à même de dissuader les Arabes et d’empêcher une guerre». De son côté, Ya’akov a également révélé qu’il était membre d’un comité spécial et secret, dirigé par l’ancien chef d’état-major le Lt. général Tzvi Tzur, qui comptait également un représentant de l’AICE, responsable du programme nucléaire israélien. La tâche du comité était d’examiner l’option « bombe », ses implications et ses conséquences, pour le cas où elle serait retenue.
Le transport secret d’un mystérieux « objet »
Le journaliste de Haaretz, Amir Oren, a découvert en 2011 que Tzur avait témoigné à Boaz Lev-Tov, chercheur au Centre Rabin de Tel-Aviv. Selon Oren, le comité aurait décidé de procéder à un examen préliminaire, et le lieutenant-colonel Dov Tamari (qui est devenu plus tard général) aurait été convoqué pour participer aux délibérations. À l’époque, Tamari avait confié à la Sayeret Matkal, l’unité des forces spéciales de l’IDF, qu’il avait été prié de préparer ses soldats à une mission secrète du transport d’un «objet». On peut déduire avec certitude que l’«objet» en question était bien « la bombe ». Pour autant, il serait plus juste de parler d’un engin nucléaire expérimental, n’ayant pas encore été testé, et pouvant se révéler défaillant et ne pas fonctionner.
C’est alors que la décision a été prise, de le déposer quelque part dans une région désertique et inhabitée, à bord d’un hélicoptère de transport de fabrication française. Selon Ya’akov, Tamari avait déjà survolé le Sinaï à bord de cet hélicoptère, afin de repérer un site approprié pour y installer la bombe, en vue de la faire exploser à cet endroit, si l’ordre en était donné. Le site retenu se trouvait à Abu Agila, à des dizaines de kilomètres de la frontière israélienne.
Rumeurs, élucubrations, ou projet réel ?
Israël a-t-il vraiment eu l’intention de faire exploser la bombe dans le Sinaï, et en avait-il effectivement déjà les moyens ? La plupart des experts sont très sceptiques.
Ces délibérations n’auraient même pas été portées à l’attention du Premier ministre. Dans son témoignage, Tzur a déclaré : «Nous évoquions une éventualité, et non pas que personne ne pensait à faire quelque chose.» Même Ya’akov a déclaré qu’il doutait que la décision de faire effectivement exploser une bombe, puisse être prise.
La politique nucléaire israélienne est l’un des secrets les mieux gardés du pays et son dernier tabou. Pendant des années, les détails de son programme nucléaire ont été volontairement elliptiques et flous, les mesures de sécurité hors normes, et censure implacable. Jusqu’à ce que Ya’akov décide de marquer l’histoire de son empreinte.
Premières failles de la censure
Après avoir quitté les FDI, il a travaillé pour le compte du ministère du commerce et de l’industrie et a ensuite entamé une carrière dans le secteur privé. Puis, il s’est installé à New York où il s’est illustré comme figurant parmi les pionniers israéliens en matière de technologie de pointe. C’est là, qu’il a rencontré le docteur Avner Cohen, qui avait étudié la philosophie à l’Université de Tel Aviv, pour ensuite s’installer aux États-Unis, où il a trouvé sa vocation, à savoir faire des recherches sur le programme nucléaire israélien pour les révéler au public. Pour alimenter l’écriture de son livre «Israël et la bombe», il a interviewé des scientifiques, des dirigeants et des fonctionnaires israéliens et américains. C’est à cette occasion qu’il a découvert des documents significatifs dans les archives et dans ces circonstances qu’il a rencontré Ya’akov.
La démarche de Cohen a sans aucun doute ouvert la voie et inspiré ceux qui désiraient briser le tabou du nucléaire israélien. Mais son manuscrit a été censuré en Israël, il y avait un problème à sa publication. Or, Cohen, qui a également la citoyenneté américaine, est passé outre la loi israélienne et a fait publier son livre aux États-Unis. Dans la crainte de son arrestation, il a refusé de retourner en Israël et a demandé le soutien de ses collègues, y compris cet écrivain.
Deux ans plus tard, Cohen s’est finalement rendu en Israël et a été entendu dans un poste de police, où son témoignage a été recueilli, avant qu’il soit relâché. Cohen et ses amis en hauts lieux ont combattu une bataille publique et, finalement, en dépit de forte pression émanant de l’unité du Malmab, le procureur général a clôturé l’affaire. Et en 2000, son livre a été publié en Israël.
Un manuscrit compromettant
Le Malmab, dirigé à l’époque par Yehiel Horev, avait obtenu des renseignements sur le fait que Ya’akov tchattait sur internet, laissait fuiter des informations confidentielles auprès de ses amis et des journalistes, et qu’il écrivait un livre sur le sujet. Horev l’avait mis en garde et lui avait recommandé de cesser ces agissements. Ya’akov avait promis de le faire, mais il mentait. Peu de temps après, il accordait une interview arrangée par Cohen, au journaliste israélien Ronen Bergman.
Pendant ce temps, Ya’akov a complété son projet de manuscrit et donné 18 copies à des amis israéliens et non israéliens, y compris Cohen. Conscient que Ya’akov était déterminé à lâcher le morceau pour en tirer gloire, Horev a ordonné son arrestation en 2001. Ya’akov a été inculpé et accusé d’évasion et a exposé les secrets d’état sans autorisation. Horev réclamait une peine exemplaire. Mais Ya’akov a pu compter sur ses puissants amis, qui ont créé une atmosphère favorable autour de lui. Les médias ont commencé à qualifier Horev d’«ennemi public», de fonctionnaire vindicatif cherchant à se venger d’un homme vieux et malade. La stratégie de réseautage de l’ancien garçon semblait avoir porté ses fruits. Un tribunal de Tel Aviv a accusé Ya’akov de trahison et d’espionnage, des charges graves, mais il a finalement été reconnu coupable seulement d’un délit mineur, à savoir, de transfert d’informations secrètes sans autorisation.
Il a été condamné à deux ans de prison, en plus de l’année qu’il avait déjà passé en résidence surveillée dans un hôtel près de l’hôpital où il recevait un traitement médical. Il s’est rétabli et a vécu encore 12 ans jusqu’à sa mort en 2013, à l’âge de 87 ans.
Déjà pendant son incarcération, une opération mondiale était en cours pour tracer et recueillir les 18 copies de son manuscrit. Horev était furieux. Sa plus grande préoccupation était que l’une des copies tombe entre les mains du renseignement américain, qui avait toujours été désireux d’acquérir des connaissances sur le programme nucléaire israélien. Et d’ailleurs ses craintes se sont confirmées puisqu’au une copie au moins du manuscrit n’a pas été retrouvée. Ya’akov et ses conspirateurs s’étaient engagés lors de l’enquête à récupérer toutes les copies, les bandes et tous les documents en leur possession pour les remettre aux autorités. Mais maintenant, nous savons qu’ils n’en n’ont rien fait. La vérité, c’est que les secrets du nucléaire israélien ont trouvé leur chemin vers le Centre Wilson. Avec le recul, il faut admettre que Horev, qui a quitté le service public il y a dix ans, avait raison. Ya’akov a commis un crime grave. Il est certain que les instances ayant mission de faire respecter les lois américaines, n’auraient jamais toléré qu’une personne accusée d’un crime similaire, ne soit pas poursuivie. Aux États-Unis, ce délit aurait été sévèrement puni. Israël, cependant, est un pays miséricordieux, en particulier si vous êtes une personne bien connectée ayant accès aux coulisses du pouvoir. Prenez le cas de Mordechai Vanunu, par exemple. Cet ouvrier discret à Dimona qui a été condamné à 18 ans de prison pour avoir révélé des secrets sur le réacteur au journal britannique The Sunday Times. Même maintenant, 14 ans après avoir purgé entièrement sa peine de prison, il n’est toujours pas autorisé à quitter le pays.
La fin de la politique d’ambiguïté ?
Un dernier point : Cohen fait partie de ces pseudo experts israéliens, qui ont préconisé un changement dans la politique nucléaire du pays. Selon cette politique, connue sous le nom de «politique d’ambiguïté», les responsables ne doivent ni confirmer, ni nier que l’État juif possède des armes nucléaires. Cohen soutient que cette politique est inconciliable avec les valeurs démocratiques et porte atteinte au droit à l’information des citoyens. Il prétend également qu’une telle ambiguïté nuit aux intérêts israéliens car, en admettant posséder des armes nucléaires, Israël obtiendrait la reconnaissance internationale et renforcerait sa légitimité.
C’est complètement faux. La politique d’ambiguïté est l’une des stratégies les plus brillantes adoptée par Israël. Elle a permis de gagner le soutien des États-Unis, qui a fermé les yeux sur le problème du nucléaires israélien, tout en minimisant la portée des exigences iraniennes, selon lesquelles, si Israël possède déjà des armes nucléaires, la communauté internationale devrait exiger leur destruction.
Les réactions à ces révélations
Le ministère de la Défense n’a pas encore fait de déclaration officielle et la question de savoir s’il a l’intention d’ouvrir une enquête sur la divulgation de ces secrets par le Centre Wilson, reste ouverte. L’IAEC a également refusé de commenter. Avner Cohen de son côté a déclaré pour se dédouaner : « De façon générale, je n’ai pris aucun engagement, fait aucune promesse ni rien qui puisse être délictueux, en rapport avec mon matériel de recherche. Il est évident qu’en aucun cas, je n’aurais divulgué ces sources à quiconque, et moins encore à des services de renseignement. Je suis entré en possession de mon matériel de recherche et j’en ai fait usage tout à fait légalement. De plus je ne suis pas en possession de matériel classé ».
Par ailleurs, le journaliste Ronen Bergman a déclaré : « Pendant 17 ans, j’ai refusé de parler de cette affaire. Moi aussi, j’ai été surpris lorsque le New York Times, puis le Woodrow Wilson Center, ont publié ces révélations. J’espérais qu’un jour ce serait moi qui publierais la dramatique histoire de l’Opération Samson ». Cependant il déplore que même après ces révélations, la censure empêche encore les journalistes de traiter de cette affaire comme ils l’entendent, quand bien même il s’agit toujours de la même histoire et à partir des mêmes sources, interview et fichiers audio. » Mis à part ma frustration personnelle, ce qui est plus grave, c’est la question posée par ces révélations : comment l’échec de la censure à empêcher cette publication, a-t-il été possible ? En revanche, l’avantage, c’est que nous allons maintenant pouvoir vérifier si les avertissements des organes de censure et du Malmab, menaçant que la publication de cette histoire entraîneraient la disparition d’Israël, étaient fondées ou pas. Eh bien voilà. Nous y sommes. L’information est maintenant sortie, l’histoire a été divulguée au public… et il ne s’est rien passé. «
Jérusalem Post – adaptation K.Kriegel