Par Jacques BENILLOUCHE – Temps et Contretemps
Illustration : le scientifique nucléaire iranien Mohsen Fakhrizadeh tué en 2020
Il ne fait aucun doute que l’élimination du colonel iranien Hassan Sayed Khodaei marque un changement de stratégie israélienne, voire une escalade dans la guerre de l’ombre avec l’Iran. Le haut fait d’armes n’est pas que deux hommes à moto aient réussi à abattre en plein jour de cinq balles le colonel des Gardiens de la Révolution, près de son domicile au volant de sa voiture, mais d’avoir réussi à ne pas être inquiétés par la police. Il s’agit d’une action très audacieuse, techniquement bien préparée avec surtout une structure de repli pour les deux tueurs. Des fuites américaines ont attribué l’opération au Mossad, ce qui ne faisait aucun doute compte tenu du modus operandi habituel de l’organisation. L’Iran n’a pu que jurer de venger cet assassinat attribué à «l’arrogance mondiale», sémantique pour désigner les États-Unis ou Israël.
Les observateurs politiques estiment que le nouveau gouvernement de Naftali Bennett et surtout son ministre de la Défense Benny Gantz, ont décidé d’élargir la portée de la guerre non déclarée contre l’Iran. Dans le passé, des scientifiques associés au programme nucléaire avaient été éliminés et des installations de recherche avaient été détruites. Le changement stratégique d’Israël concerne à présent non seulement les savants nucléaires mais aussi les hauts gradés militaires, à l’instar de Khodaei, officier du CGRI et cible responsable de l’enrichissement nucléaire et du programme de missiles balistiques. Le dernier scientifique nucléaire iranien Mohsen Fakhrizadeh avait été tué en novembre 2020.
A bien analyser l’opération, l’élimination de Khodaeï n’a pas pour but d’interférer sur les pourparlers nucléaires en cours mais vise à menacer, voire neutraliser, tous ceux qui mettent en danger la vie des Israéliens à l’étranger. C’était le rôle principal de Khodaeï qui avait été impliqué dans une attaque contre un diplomate en Inde. Israël craint pour la sécurité de ses ressortissants qui ne sont pas à l’abri d’un terroriste. L’opération contre Khodaeï est donc un avertissement à ceux qui s’en prennent aux diplomates et aux hommes d’affaires israéliens. Israël ne vise plus seulement les personnes en rapport avec le nucléaire. Il s’agit dorénavant de démontrer que la guerre de l’ombre n’a plus de limites quand on s’attaque impunément aux civils israéliens. Khodaeï faisait partie d’une équipe spéciale de la Force Al-Quds du CGRI dont le rôle principal était d’assassiner ou d’enlever des Israéliens ou des opposants dans le monde. On se souvient que Ruhollah Zam, journaliste d’opposition, avait été enlevé et envoyé en Iran le 14 octobre 2019, puis exécuté le 12 décembre 2020.
Khodaeï était qualifié de «défenseur des sanctuaires» ce qui dans la sémantique iranienne désigne les Iraniens combattants en Syrie, contre l’État islamique et contre les rebelles opposés à Bachar el-Assad. Il a remplacé Qassem Soleimani dans les opérations étrangères et en organisant la subversion en Irak, en Syrie et au Liban. Il coordonnait aussi les actions militaires lancées par le Hezbollah. Il a collaboré avec les milices soutenues par l’Iran pour le transfert de systèmes de guidage ou de roquettes.
La guerre de l’ombre a évolué. Après s’être concentré sur les sites et le personnel nucléaires, Israël a attaqué les milices soutenues par l’Iran, à savoir leurs réseaux d’approvisionnement, leur commandement et leur contrôle. Les centaines de frappes en Syrie avaient pour but d’affaiblir les milices alliées à l’Iran pour empêcher leur développement et leur capacité de déploiement. Elles devenaient dangereuses au Golan depuis qu’elles étaient équipées de drones et de missiles balistiques.
Le gouvernement israélien a décidé d’étendre ses opérations au-delà de la Syrie, voire directement en Iran. Sans avoir été revendiquée par Israël, l’attaque contre une base de drones en Iran portait le cachet du Mossad. Les observateurs constatent que le nouveau gouvernement israélien est plus actif militairement, sans chercher à s’en vanter. Les responsables sécuritaires israéliens ont obtenu une liberté d’action qu’ils n’avaient pas sous le régime Netanyahou. Ils ne se focalisent pas uniquement sur le nucléaire iranien mais sur la domination régionale de l’Iran au Moyen-Orient. Cela se traduit par un choix différent des cibles et par des attaques presque quotidiennes contre tout ce qui touche à l’Iran.
Certes le président iranien, Ebrahim Raïsi, a juré de se venger mais il n’est pas certain qu’il veuille en mettre les moyens. Il n’a rien fait lorsque Qassem Soleimani, avait été tué par les États-Unis en janvier 2020, et il n’avait pas concrétisé sa menace. L’Iran vient d’annoncer l’arrestation de trois agents israéliens opérant en Iran sans que l’on ait des détails sur la réalité de ces accusations. Il est fort probable qu’il s’agisse d’une intox pour couvrir l’échec des services de sécurité.
Les nouveaux gouvernants israéliens veulent dissuader et punir la politique étrangère expéditionnaire de l’Iran qui a pris le contrôle de l’État irakien et amené des milices armées aux frontières d’Israël. Le danger vient aujourd’hui des milices armées de drones et de missiles, qui ont expérimenté leurs actions au Liban et au Yémen. Il s’agit aussi d’un avertissement au Hezbollah pour le dissuader d’attaquer Israël. À présent, Israël poursuit deux objectifs. Comme il ne peut s’opposer au programme nucléaire, il tentera de le ralentir. Par ailleurs, il s’agit aussi de freiner l’expansionnisme régional iranien en attaquant ses maitres d’œuvre.
Pour être sûr que l’Iran a bien compris le message, l’armée israélienne a mené cette semaine un vaste exercice militaire impliquant des dizaines d’avions de combat au-dessus de la Méditerranée et des navires de guerre en mer Rouge, pour se préparer à différents scénarios face à l’Iran.