Histoire – La malédiction des Cantonistes

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1824, Nicolas 1er est couronné Tsar de Russie. Son règne sera l’un des plus sévères contre les Juifs. Jusqu’à son accession au trône, les Juifs étaient exemptés du service militaire, moyennant le versement d’un impôt. Mais en 1826, Nicolas 1er décrète que chaque communauté juive devra fournir dix hommes pour mille à son armée. Cette loi marque le début de grands malheurs pour les Juifs de Russie, avec le début de l’enrôlement de force des enfants appelés « cantonistes », qui, dès douze ans, devaient rejoindre les rangs de l’armée pour une durée de vingt-cinq ans. Rappel de cette très douloureuse période où les Russes inventèrent la notion de « kapos » juifs devenue tristement célèbre durant la Shoah.

 

Chaque communauté juive fut obligée de se soumettre à la loi, et ceux qui refusaient de donner leurs enfants, étaient eux-mêmes enrôlés de force, sans que cela n’empêche le départ de leur progéniture. De « gros bras » juifs  sortes de kapos sans scrupules furent engagés pour enlever les enfants. On les appelait « les kidnappeurs », et ils  avaient la renommée d’être cruels et sans pitié. Parfois, ils faisaient même du zèle, et n’hésitaient pas à enlever des enfants de moins de douze ans s’ils n’avaient par leur quota de recrues. Les autorités russes n’étaient pas très regardantes à ce sujet. Certaines scènes, rapportées par des témoins, décrivent la violence et la barbarie avec lesquelles ces enfants juifs étaient emmenés de force sous les yeux des mères impuissantes et déchirées. Le plus difficile était de voir ce que des Juifs pouvaient infliger à d’autres Juifs.

Les enfants étaient envoyés loin de chez eux pour éviter qu’ils ne tentent de rejoindre leur foyer, et vivaient dans ce qu’on appelait des « cantons », des camps d’entraînement militaires.

Les jeunes étaient confiés à des paysans russes primitifs, grossiers et cruels, eux-mêmes serviteurs de propriétaires de terrains. Les paysans se défoulaient sur les enfants, ils devaient les former à devenir de bons soldats. Mais ils avaient également pour mission d’éloigner les nouvelles recrues du judaïsme et de les convertir. Les enfants étaient torturés et victimes d’actes de sadisme. Beaucoup moururent sous les coups lorsqu’ils refusaient de renier leur identité, ils étaient alors remplacés par d’autres enfants qui subissaient le même sort. Certains acceptèrent de se convertir, très peu réussirent à garder leur foi dans le judaïsme et à rester en vie.

Les enfants des familles les plus riches, réussirent à échapper à ce triste sort grâce à l’argent que leurs parents utilisèrent pour corrompre les autorités. Les familles pauvres ne pouvaient que pleurer leurs enfants perdus. Ces différences entre riches et pauvres entraînèrent des cas de vols, mais les pauvres qui se faisaient prendre en train de voler, payaient un plus dur tribut encore.

 

Avant de commencer leur service militaire, les jeunes étaient humiliés et envoyés dans les « maisons du collecteur » où ils étaient enfermés, attachés à des troncs d’arbres, et entravés aux pieds par de lourdes barres de fer. Ils étaient entassés dans une pièce avec de la paille au sol. Ils pleuraient et hurlaient, mais rien ne faisait bouger les deux gardes juifs, complètement soûls, qui avaient la charge de les surveiller. Comment des Juifs pouvaient-ils faire preuve de tant de cruauté vis-à-vis d’autres Juifs, des enfants de surcroît ?

Les enfants devaient ensuite passer une autre épreuve avant de débuter l’entraînement militaire. Ils devaient faire allégeance au Tsar de Russie et promettrede le servir durant toutes ces années. « Ce serment des Cantonistes » devait avoir lieu face aux dirigeants  spirituels et administratifs des communautés juives, ainsi que devant les représentants du régime.

 

La cérémonie très impressionnante devait se dérouler devant des témoins choisis par les autorités, dix Juifs, parmi lesquels des religieux. Deux bougies étaient allumées durant plusieurs minutes puis elles étaient éteintes avant le début du serment. Les Cantonistes devaient ensuite se laver les mains, s’envelopper dans leur Talit et mettre les Téfillines sur le bras et sur le front, même lorsqu’il s’agissait d’enfants trop jeunes pour pouvoir en porter. Ils devaient ensuite prêter serment sur la Torah. La bénédiction était dite en yiddich, puis en hébreu.

Les jeunes recrues et le rav ne pouvaient échapper à cette cérémonie, et ne devaient pas en omettre le moindre mot, même en hébreu, alors que la bénédiction était écrite en phonétique russe afin que les autorités puissent vérifier que tout était dit dans les règles. Pour être sûrs que tout se déroulait selon le rite juif, les autorités faisaient appel à des apostats Juifs ou Chrétiens, qui connaissaient parfaitement les traditions juives, pour surveiller le déroulement de la cérémonie. Après le serment, tous les témoins signaient la déclaration, qui était remise à l’officier du régime. La cérémonie se terminait par le son du Chofar, puis les jeunes soldats étaient emmenés pour commencer leur service militaire qui durerait… vingt-cinq ans.

 

Le seul point positif de cette triste période, fut la solidarité dont firent preuve les Juifs de Diaspora. Lorsque ces derniers apprirent les enlèvements qui avaient lieu en Russie, les Juifs d’Europe occidentale et centrale se mirent à prier pour le salut des jeunes soldats. Un témoignage rapporte que les Juifs de Vilna allaient prier sur la tombe des Kedochim enterrés dans la ville, et imploraient avec une grande ferveur pour le salut des Juifs de Russie. Ils souffraient de ce qu’enduraient ces jeunes, qui étaient éloignés de leur famille et de leur religion durant vingt-cinq longues années. L’armée les obligeait à transgresser toutes les règles du judaïsme, et certains préféraient s’imposer des mutilations graves plutôt que d’être enrôlés dans l’armée.

 

Peu de foyers juifs échappèrent à la malédiction de l’enrôlement à l’armée. Tous se tournèrent vers leur foi, qui seule pouvait les réconforter dans ces heures si cruelles. Des messagers parcouraient les villes de Russie pour renforcer le cœur des Juifs, meurtris par l’enlèvement de leurs enfants.

 

Cette terrible épreuve, qui apporta le malheur sur des centaines de milliers de foyers juifs, devint l’une des préoccupations des grands penseurs d’Israël, des rabbanim et des Tsadikim qui voulaient sauver physiquement les enfants enrôlés dans l’armée, mais également sauver leur âme. Ils créèrent des fondations pour récolter de l’argent, afin de corrompre ceux qui avaient le pouvoir d’intervenir dans ces enrôlements.

L’Admour de ‘Habad de l’époque fonda une association, « la société pour la résurrection des morts », afin de faire libérer les enfants soldats. Les délégués de l’association se rendaient dans les endroits les plus reculés où se trouvaient de nombreux Cantonistes, et donnaient des sommes faramineuses aux officiers qui acceptaient d’inscrire que les soldats étaient morts en route. Les enfants étaient ensuite envoyés dans des refuges éloignés pour y être éduqués, grandir et atteindre l’âge de la fin des obligations militaires à l’abri. Localement, d’autres initiatives de rabbanim visaient à collecter des fonds afin de faire libérer les enfants des griffes de l’armée du Tsar. Le Rav de Brisk parvint à ce qu’aucun enfant de sa ville ne fût envoyé à l’armée. A Varsovie aussi, la mobilisation pour collecter des fonds aboutit au sauvetage de nombreux Juifs.

Les Cantonistes qui allèrent jusqu’au bout des 25 ans d’armée, se dispersèrent ensuite à travers tout le pays une fois démobilisés. Certains, qui avaient conservé leur attachement au judaïsme, recréèrent des communautés, comme ce fut le cas à Cracovie.

 

La loi du Tsar perdura 29 ans, et fut annulée par son fils Alexandre II, lors de son accession au trône. Seuls les jeunes de plus de vingt ans et en capacité de rejoindre les rangs de l’armée, devaient effectuer leur service militaire, dont la durée de 25 ans fut maintenue. Après la disparition des Cantonistes, les Juifs n’en ont pas pour autant fini de souffrir des obligations de services militaires, non seulement en Russie mais dans de nombreux pays d’Europe, et ce jusqu’à la Seconde guerre mondiale.

Yehochua Zilberberg – haguesher.com

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