Vingt-quatre ans (1994) après l’attaque terroriste à la bombe contre l’Asociación Mutual Israelita Argentina(AMIA), mutuelle juive de Buenos Aires, qui fit 85 morts et plus de 200 blessés, l’enquête, confiée en 2004 au juge Alberto Nisman par le président Nestor Kirchner, n’est toujours pas close. Pire, le 18 janvier 2015, Alberto Nisman est décédé d’une balle dans la tempe, quatre jours après avoir provoqué une vive émotion en accusant la présidente en exercice, Cristina Kirchner, de collusion avec l’Iran, commanditaire présumé de l’attentat.
À certains égards, le juge Alberto Nisman peut être considéré comme la 86ème victime de l’attentat de l’AMIA. Sa mort constitue en soi « une affaire dans l’affaire » : non élucidée à ce jour, elle fait l’objet d’une enquête policière à rebondissements, directement reliée, semble-t-il, au dossier dont il était chargé.
Deux présidents péronistes (certes d’obédience divergente) Carlos Menem et Cristina Kirchner, sont soupçonnés d’avoir fait preuve, chacun à son époque, de complaisance voire davantage, à l’égard de ladite « piste iranienne » impliquant l’Iran et le Hezbollah dans l’attentat de 1994. Le premier aurait couvert la fuite des terroristes vers la région de la Triple frontière (Argentine, Brésil, Paraguay), réputée pour abriter les agissements (en toute impunité) de criminels divers et notamment des combattants du Hezbollah ; la seconde aurait négocié, en 2013 avec l’État iranien, l’abandon de toute poursuite contre les suspects liés à l’Iran.
Un attentat antisémite favorisé par une culture d’impunité?
Pourtant le contexte historique argentin renforce les présomptions. Comme le souligne Sergio Widder, représentant du centre Simon-Wiesenthal à Buenos Aires, il existe aujourd’hui encore en Argentine une « forte tradition d’antisémitisme et d’impunité » ; et le mouvement péroniste depuis ses origines en porte une part de responsabilité. Aussi, lorsque le 7 novembre 2017 le président argentin Mauricio Macri (de centre-droit, adversaire politique du péronisme) déclara, depuis New York, lors du Sommet des Amériques : « Ils ont tué Nisman », la dimension hautement politique de cette double affaire parut évidente.
Ce dossier est certes très « argentin » puisque la persistance du mouvement péroniste à travers ses mutations successives en constitue la trame. Mais étant donné l’influence internationale du péronisme, icône d’un populisme récurrent qui fascine une certaine gauche – dite révolutionnaire par le passé, qualifiée de « radicale » aujourd’hui – en Amérique latine mais aussi en France, cette affaire Nisman agite les passions bien au-delà de l’Argentine. D’autant que l’antisémitisme pourrait être le fil rouge de ce dossier très complexe. Ainsi, ce « ils » évoqué par Mauricio Macri vise-t-il probablement ses adversaires politiques péronistes mais, peut-être aussi, d’obscurs réseaux réunissant, aujourd’hui encore, des éléments divers partageant des convictions antisémites. Car le point de départ de toute l’affaire est bien constitué par un attentat au caractère antisémite avéré et aux ramifications elles-mêmes multiples.
Le 26 décembre dernier, le juge Julián Ercolini en charge de la réouverture du dossier Nisman, a donc inculpé Diego Lagomarsino, un proche du juge assassiné, qui lui avait fourni une arme la veille de son assassinat – celle-là même qui fut l’arme du crime. Le magistrat a également inculpé quatre membres la police fédérale qui avaient mené la première enquête, pour violation des devoirs d’un fonctionnaire public et dissimulation aggravée de preuves. Le lendemain de la mort du juge Nisman, la scène du crime a en effet été « polluée » par la police fédérale en charge de l’enquête et l’autopsie bâclée, la thèse du suicide étant alors avancée sans convaincre.
Une marche silencieuse, en hommage au défunt et à sa cause, et en signe d’indignation devant l’inefficacité des enquêteurs, avait d’ailleurs été organisée par la famille du juge et plusieurs de ses collègues magistrats, ainsi que par les représentants de l’AMIA, le 18 février 2015 dans le centre de Buenos Aires. Plus de 400 000 personnes s’étaient rassemblées derrière la bannière noire « Hommage au juge Nisman. Marche du Silence », et seuls les cris sporadiques de « justice », « je suis Nisman », « nous sommes tous Nisman » s’étaient fait entendre. Sous la pluie battante, les manifestants s’étaient dirigés vers la place de Mai (en face du palais présidentiel) où ils avaient chanté l’hymne national. Sur les réseaux sociaux argentins, on parla de « marche des parapluies », en référence au nom donné à l’époque, à la manifestation historique qui avait rassemblé un grand nombre d’Argentins en 1994 pour protester contre l’attentat contre l’AMIA.
De la compromission avec les nazis au péronisme actuel
Après la défaite électorale du Kirchnérisme, l’enquête sur la mort du juge a donc été reprise : le président nouvellement élu, Mauricio Macri, a confié l’enquête à la gendarmerie nationale qui a définitivement écarté la thèse du suicide dans son rapport du 27 septembre 2017. Affirmant au contraire détenir des preuves nouvelles fondant l’hypothèse d’un assassinat commis par deux meurtriers, le nouveau juge en charge du dossier a requalifié la « mort douteuse » en « homicide ». Ce que semblent valider les inculpations récentes.
Le juge Nisman soupçonnait la présidente Cristina Kirchner (cheffe des néo-péronistes) de tolérer ou, du moins, d’être indifférente aux attaques antisémites passées, ce qui l’aurait incitée à conclure un accord en 2013 avec le gouvernement iranien, afin d’éviter les poursuites contre des terroristes soupçonnés d’être liés à Hezbollah ou directement à l’Iran, et finalement abandonner les poursuites.
La résurgence des souvenirs du péronisme historique ne peut qu’ajouter à la confusion dans cette affaire. On peut notamment faire le lien avec le fait que l’enquête sur l’attentat de l’AMIA a révélé que le bâtiment ciblé par la bombe abritait également un centre d’archives du groupe d’historiens Testimonios, concernant la disparition de « l’or nazi » et l’implication probable de Perón dans sa « gestion ». Les terroristes auraient alors atteint une double cible : des Juifs, considérés comme des ennemis absolus en tout lieu, et des documents compromettant pour la figure tutélaire du mouvement péroniste.
S’il n’est pas prouvé que Perón ait eu des convictions antisémites affirmées, sa politique d’opposition résolue à l’accueil de rescapés de la Shoah et sa fréquentation amicale et intéressée de criminels antisémites notoires, sont en revanche avérées. Perón avait en effet noué de solides relations avec le régime hitlérien et avec les pronazis argentins dès les années 1930.
Et, a fortiori, l’aide systématique à la fuite de centaines d’anciens nazis et à leur installation en Argentine, que, devenu président, le leader argentin a organisées entre 1946 et 1955, révèlent son indifférence au sort que le nazisme fit aux Juifs. Rappelons d’ailleurs, qu’une enquête réalisée auprès d’ouvriers de la capitale fédérale dans les années 1960, fit apparaître que « la différence fondamentale, entre les groupes péronistes et les autres, résidait dans leur opinion sur les Juifs » (Leonardo Senkman, El antisemitismo en la Argentina). On se souvient également que le 17 octobre 1945, lors de la grande mobilisation pour libérer Perón, « quelques désordres populaires à travers des provocations clairement antisémites » s’étaient produits.
Cette compromission passée du péronisme avec le nazisme et l’antisémitisme demeure cinquante ans plus tard un sujet tabou en Argentine. Au point d’ailleurs que le président Macri a préféré en septembre 2017 se défaire de milliers d’archives nationales concernant les relations étrangères de l’Argentine entre 1939 et 1948, en les offrant à l’État d’Israël où il estime qu’elles seront mieux analysées qu’en Argentine et proposées à la sagacité des chercheurs du monde entier. Par ailleurs, la persistance d’anciens réseaux souterrains d’extrême-droite nationale-catholique et antisémite dans différents secteurs du pays renforce encore le malaise des Argentins confrontés à ces vieux démons.
Un nouveau justicialisme revanchard
Au-delà d’une familiarité structurelle (polarisation, désignation de l’ennemi anti-peuple, logique du complot), l’antisémitisme et le populisme trouvent leur fondement le plus solide dans un justicialisme revanchard. Et la détestation anti-juive consolide la convergence dans une mobilisation populiste d’éléments épars, venus de la droite et de la gauche, de la tradition religieuse et de nationalismes divers. Or, le mouvement péroniste et notamment son nouveau courant fondé par les Kirchner, joue particulièrement sur le populithème de « l’impunité », promouvant la justice populaire et incitant à l’émergence de justiciers. Diffusée notamment par le mouvement « dévoyé » des Mères de la Place de Mai, de Hebe de Bonafini, au départ mobilisé sur la question de la justice contre les crimes des dictatures, la notion d’impunité s’est étendue dans les années 2000 aux « crimes économiques », et occupe depuis une place centrale dans la rhétorique justicialiste revancharde en Argentine et bien au-delà.
C’est dans ce contexte très conflictuel et éminemment surdéterminé, que la police et la justice argentines doivent aujourd’hui poursuivre leur travail pour trouver les auteurs de la mort du juge Nisman, et des victimes de l’attentat de l’AMIA : un climat peu propice aux investigations sereines et aux procédures judicaires incontestables.
Source www.telos-eu.com