Le site « ‘Hassidouth » a publié une lettre du rabbi de Loubavitch destinée au Pr .Elie Wiesel, le lundi 26 avril 1965 – 24 nissan 5725), en réponse à un de ses articles.
Voici des extraits de ce courrier.
…Je suis d’accord avec vous quand vous dites que l’argument : « Celui Qui juge la terre entière ne ferait-Il pas justice ? » peut être authentique et recevoir la détermination
qui convient uniquement quand il émane du coeur douloureux de l’homme animé d’une foi profonde. Et, du reste, voilà pourquoi le premier à soulever un tel argument ne fut autre que notre père Avraham, grand croyant et père de tous les « croyants, fils de croyants ».
Nos Sages disent également que le premier à traiter la question : « Le Juste a lui le mal et à l’impie, le bien » n’était nul autre que Moché, notre maître, celui qui transmit aux enfants d’Israël et au monde entier l’idéal selon lequel « Je suis l’Eternel ton D’ » et « tu n’auras pas d’autres dieux », ces « autres dieux » incluant également la compréhension et la rationalité humaines, que l’on divinise en faisant le décideur en dernière instance.
En conséquence, je suis surpris que vous n’ayez pas adopté cette manière de penser
et que vous ne soyez pas parvenu à cette même conclusion. Comme vous le savez, en effet, la réponse à l’argument soulevé par Moché, notre maître, selon le récit de nos Sages, quand on lui montra que l’on déchirait la chair de rabbi ‘Akiva avec des peignes de fer : « Est-ce là la récompense que l’on donne à la Tora ? », fut la suivante : « Tais-toi ! Telle était la Pensée de D’ ».
Rappelons-nous que cet argument avancé par Moché n’était pas uniquement des mots. Telle était bien son idée, et c’est pour cette raison que la réponse se résuma en un « Tais-toi ! » : on ne lui demanda pas uniquement de cesser de parler de cela, mais bien d’ôter cette idée de son esprit. La seule réponse envisageable, en la matière, était donc la suivante : « Telle était la Pensée de D’ ». En fait, ceci ne constitue en aucune façon une explication. Cependant, la foi de Moché notre maître ne s’en trouva nullement affaiblie. Et il en va de même pour tous ceux qui posent des questions d’une manière authentique.
Bien au contraire, leur foi s’en trouve raffermie, comme cela est clairement dit à
propos de Iyov/Job. De même, notre père Avraham resta non seulement ferme dans
sa foi mais, en outre, se révéla en mesure de surmonter toutes les épreuves.
On retrouve cette situation avec d’autres « rebelles », demeurés de profonds croyants jusqu’au dernier jour de leur vie. Vous serez sans doute d’accord avec moi pour admettre que ceux qui ont posé des questions authentiques ne sont pas restés fermes en leur foi par hasard. D’ailleurs, il n’aurait pas pu en être ainsi, car, quand on s’interroge réellement, exprimant et prouvant un désir sincère de justice et de droiture, un sentiment aussi profond ne peut clairement émaner que de la conviction que cette justice n’est véritable que par sa provenance d’une source surnaturelle, transcendant à la fois l’intellect et le sentiment des hommes.
La question posée ne contredit donc pas cette perception et cette émotion, pas même dans leur dimension profonde et dans la base même de leur existence. Néanmoins, après
cette première étape impétueuse, on doit prendre conscience que l’approche consistant à poser une question, à rechercher une explication rationnelle à ce qui transcende la logique, n’a pas de sens. Aussi, après avoir exprimé son émotion et sa douleur, il faut bien, au final, adopter la conclusion selon laquelle « malgré tout cela, je conserve la foi », avec encore plus de force.
* * *
Tout ce qui vient d’être dit est basé sur votre article, mais il existe aussi un autre point, une idée relative à l’ensemble de ce problème, occultée, de façon surprenante. Après tout, ce prétendu conflit avec la foi n’est pas un fait nouveau, né dans notre génération. Notre peuple a malheureusement déjà subi des massacres et des persécutions dans les précédentes époques. Les exactions des croisés, par exemple, en « proportion » et de manière relative, n’ont pas été plus légères que celles d’Hitler, à une différence près toutefois : à l’époque, il n’y avait pas le moindre espoir de changement.
Ces massacres avaient été perpétrés au nom de « cet homme » et de la trinité, une forme
d’idolâtrie à proprement parler, en aucune façon acceptable pour les Juifs. Vaincus par croisés, les Turcs n’ont bientôt plus eu aucune perspective. En revanche, à l’époque d’Hitler, puisse son nom être effacé, les persécutions furent « simplement » le fait de la méchanceté et de la nature cruelle des hommes. On pouvait donc espérer que l’humanité prendrait le dessus et, avant tout, que les victimes deviennent enfin les vainqueurs, marquant la fin de Hitler, puisse son nom être effacé.
En d’autres termes, un Juif croyant jusqu’en 1940, né au XXème siècle, au fait de l’histoire juive et des événements vécus par notre peuple, des persécutions et des souffrances des croisés et précédents, depuis l’époque de Nabuchodonosor, roi de Babel, pouvait, certes, se demander en quoi lui-même et sa famille étaient spécifiquement concernés par le plan d’Hitler. En revanche, quand, en permanence, « on se dresse contre nous pour nous détruire », il peut arriver que l’on soit touché personnellement. Ceci ne constituait nullement un fait nouveau. L’apparition d’Hitler ne pouvait donc pas remettre en cause la foi en le Maître du monde. Seul l’homme déjà affaibli dans ce domaine et à l’affût d’une « justification » pour s’écarter du Maître du monde trouva, pour ainsi dire, un prétexte dans l’épisode d’Hitler. De fait, si l’histoire de cet individu révéla un fait nouveau, c’est dans un autre domaine : celui du développement de la culture et de la civilisation des hommes.
Beaucoup ont cru, surtout dans les milieux de ceux que l’on a appelés les Maskilim, qu’au XXème siècle, on avait atteint un tel degré de civilisation, incluant différents systèmes
« hautement » philosophiques, un enseignement large et répandu, un réseau scolaire, de nombreuses universités, une haute éthique et de belles manières, qu’en conséquence,
ce qui s’était passé dans les temps obscurs et moyenâgeux était désormais inconcevable. Cet état d’esprit se révéla dans la littérature, dans la presse et dans les expressions orales de grandes personnalités et de penseurs. De la sorte, on voulut écarter l’approche « archaïque » du Tanakh selon laquelle « le bienfait des nations est une faute » et l’affirmation de rabbi Chim’on Bar Yo’haï5 selon laquelle « C’est un principe établi : ‘Essaw déteste Ya’akov ».
Soudain, se produisit la terrible catastrophe. La culture et la civilisation du XXème siècle se sont effondrées. Il est apparu qu’il n’était nullement contradictoire, d’une part, d’être un philosophe ou un poète, avec de bonnes manières, membre à de réunions distinguées, dans les élégants salons de Berlin et, d’autre part, d’arriver à Treblinka, par exemple, et d’y commettre tout ce qui a été perpétré dans cet endroit. Pire encore, il ne s’agit pas là de cas exceptionnels de « monstres », de terribles créatures à forme humaine, mais bien de cent millions d’hommes, de tout un peuple. Or, pour citer les titres de vos articles, « le monde est resté silencieux ». On pourrait rajouter un sous-titre, soulignant qu’une grande partie du monde se réjouissait que « la chose » était faite, et que d’autres s’en chargeaient, ou encore étaient satisfaits malgré le fait que leurs compatriotes s’en occupaient.
Si l’histoire d’Hitler devait remettre en cause la foi, d’une certaine façon, cela aurait dû être pour montrer et même pour établir clairement que l’on ne peut pas s’en remettre à la conception humaine de la justice et de la droiture – pas même si le juge clame une formation supérieure et des diplômes universitaires, et que son père est un académicien reconnu. A notre grand regret et à notre immense peine, on a peur d’énoncer clairement une telle conclusion et, encore plus, les conséquences logiques qu’elle doit engendrer, dans l’existence quotidienne. Ce mutisme et ce non-dit existent bien, de la même façon, chez les porte-parole du monde religieux, y compris ceux qui ont observé de leurs propres yeux ce que des hommes ont été capables de faire, quand ils ne dépendent que d’eux-mêmes. Il en
est ainsi, comme je le disais au début de cette lettre, parce que l’on recherche une vie plus aisée et plus confortable, un sommeil plus tranquille. De fait, il paraît tellement plus facile de demeurer en phase avec le monde, même s’il est demeuré silencieux, pour une large part, et a même pu être satisfait en son coeur.
* * *
Permettez-moi maintenant une remarque personnelle, en relation avec notre échange dans mon bureau. Votre série d’articles intitulés « Le monde est resté silencieux » a encore une fois éveillé en moi une idée que je voudrais exprimer, à cette occasion. Se souvenir et ne pas oublier, comme la Tora le dit, « Souviens-toi de ce que t’a fait ‘Amalek », forme, bien
évidemment, une initiative souhaitable. Selon la précision de nos Sages, il s’agit même d’une injonction positive, surtout quand on constate la tendance qui se développe actuellement – cette volonté d’oublier et de faire oublier.
Pourtant, après tout cela, le souvenir reste uniquement une partie du devoir qui nous incombe. Le reste, sans doute la partie la plus importante, consiste à travailler,
à lutter activement contre la soi-disant « solution finale » conçue par Hitler, au même titre que par Haman. Cette lutte doit prendre la forme d’actions orientées : « Ainsi, il se multipliera et prospérera ».
Or, on n’atteindra pas ce but en demeurant mélancolique, en s’employant à se rappeler et à ne pas oublier, aussi important que cela puisse être. Il faut, en outre, renforcer et développer le désir de bâtir le peuple juif en tant que peuple, très simplement en mettant en pratique les termes du verset : « Ils fructifièrent, se multiplièrent et devinrent très puissants » – à savoir, exactement l’inverse de ladite « solution finale ». Dans ce domaine comme dans tous les autres, il est nécessaire, en plus de la motivation requise, de donner un exemple de sa propre personne.
A fortiori est-ce le cas pour quelqu’un qui a personnellement vécu ces événements. Une telle personne doit montrer non seulement que Hitler, que son nom soit effacé, n’a pas réussi, mais, en outre, qu’on doit le défier, avec tous ceux qui lui viennent en aide. Pour cela, il faut fonder une grande famille, avoir des fils, des filles et des petits-enfants. Je me permets d’affirmer, avec la plus grande fermeté, qu’aussi important qu’il puisse être de relater à la présente génération ce qui nous est arrivé, notre objectif premier n’en reste pas moins de mettre en pratique les termes de nos Sages, « Tu vis contre ton gré », en mettant l’accent sur : « Tu vis », c’est-à-dire en rendant cette vitalité évidente. En d’autres termes, vous devez faire tout ce qui est en votre pouvoir pour vous arracher à vos souvenirs, dans le moment présent, pour organiser votre vie, vous marier, pour fonder un foyer juif et une famille juive.
Ceci marquera la chute certaine d’Hitler, la preuve qu’il ne sera pas parvenu à supprimer un ‘Hassid de Vizhnits. Bien au contraire, vous aurez des enfants et des petits-enfants, des ‘Hassidim de Vizhnits, jusqu’à la fin des générations. Mon but n’est pas ici de prononcer un mot plaisant et, de fait, peu importe qu’il s’agisse, en l’occurrence, d’un ‘Hassid de Vizhnitz,
de Loubavitch ou de n’importe quel Juif respectueux de la Tora et des mitsvoth. S’il peut en être ainsi, c’est bien là, indéniablement, la démarche constructive. Vous avez vécu des moments terribles, au cours de votre vie, et vous vous trouvez actuellement en Amérique. Si vous le souhaitez vraiment, vous serez en mesure de réaliser tout cela. Et que D’ vous accorde la réussite.
Une plus longue lettre est-elle nécessaire ? Si, dans quelques semaines, vous vous mariez « conformément à la Loi de Moché et d’Israël », avec Mazal Tov, ma lettre et l’effort que vous aurez fait pour la lire auront été justifiés.
A paru dans Kountrass n° 199