L’Afrique du Sud, portevoix des palestiniens négationnistes, a pour obsession avec une partie de « ce sud global » d’effacer la Shoah au profit de la lutte anticoloniale ou plus exactement anti-occidental. Le dernier épisode de cette déconstruction se joue à La Haye, le premier de la série a commencé par la conférence de Duban en 2001, puis Durban 2011.
L’épisode de La Haye
« Avec la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël pour génocide, le Sud conteste une mémoire dominée par la Shoah et lui oppose celle de la colonisation ».
Les audiences du recours déposé par Pretoria devant la Cour internationale de justice illustrent l’émergence du Sud global et sa remise en cause de l’ordre installé par les Occidentaux, estime dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».
Ce n’est pas tout à fait un hasard si l’un des plus brillants conseils de l’équipe de juristes qui plaide le recours de l’Afrique du Sud contre Israël, accusé de génocide devant la Cour internationale de justice (CIJ), est une avocate irlandaise. Perruque blanche du XVIIe siècle sur ses longs cheveux, Blinne Ni Ghralaigh a fait un redoutable exposé clinique, jeudi 11 janvier à La Haye, aux Pays-Bas, de ce qu’elle a qualifié de « premier génocide diffusé en direct » à propos des Palestiniens de Gaza. La jeune juriste, font valoir certains de ses admirateurs, jouit d’une double qualification : experte reconnue dans la défense des droits humains en droit international, elle vient d’un pays qui est une ancienne colonie.
Cette double qualification et le fait qu’elle soit évoquée illustrent la dimension très particulière de la plainte déposée contre Israël devant la plus haute juridiction des Nations unies. Fondé sur le caractère massif et le bilan humain de la riposte militaire israélienne aux massacres commis par le Hamas le 7 octobre, le recours sud-africain dépasse la simple procédure judiciaire. Il est la plainte du Sud global contre les critères occidentaux de la supériorité morale. Il est la remise en cause d’un ordre international installé par le plus puissant allié de l’accusé, les Etats-Unis. Il est aussi la contestation d’une mémoire dominée par la Shoah, à laquelle s’oppose ouvertement celle de la colonisation.
Israël accusé de génocide devant la CIJ, « c’est le monde à l’envers », s’est indigné Benyamin Netanyahou, premier ministre d’un pays né du plus grand génocide du XXe siècle, celui qui a vu six millions de Juifs exterminés par le régime nazi. Il ne croit pas si bien dire. Le monde, en effet, est en train de s’inverser, et ce qui se passe ces jours-ci devant les dix-sept juges de la CIJ à La Haye est le symbole de ce basculement.
« Soixante-quinze ans d’apartheid »
Quel que soit le verdict final de la Cour sur le caractère génocidaire de l’offensive israélienne à Gaza, peu importe sa décision sur la demande de suspension des opérations militaires présentée par Pretoria, le seul fait que, dans le contexte actuel, cette accusation contre Israël ait été portée par un pays lui-même symbole de la répression coloniale et de la ségrégation raciale est historique.
« Les Palestiniens ont enduré soixante-quinze ans d’apartheid, cinquante-six ans d’occupation et treize ans de blocus », a déclaré le ministre sud-africain de la justice, Ronald Lamola, devant le tribunal. La figure de Nelson Mandela, icône de la résistance à l’apartheid et de la clarté morale, plane inévitablement sur ces audiences. Pour se défendre, Israël a choisi un autre symbole, un rescapé de la Shoah, un juge de 87 ans, Aharon Barak.
Mais, comment ne pas voir derrière cet affrontement l’émergence du Sud global comme force politique et la perte d’hégémonie du monde occidental ? « Ce changement de perspective, dans l’optique du Sud, serait d’autant plus fort si Israël venait à être perçu comme génocidaire par la CIJ et plus largement par l’opinion publique », relève Pierre Hazan, expert de la médiation des conflits et auteur de plusieurs ouvrages sur la justice et la guerre, dont Négocier avec le diable (Textuel, 2022).
En 1948, l’écrivain martiniquais Aimé Césaire « faisait remarquer que l’Occident reconnaissait Auschwitz parce que les victimes étaient blanches, mais pas Gorée parce que les victimes étaient africaines, souligne Pierre Hazan. Le Sud global considère – largement à raison – que l’Occident n’a jamais fait le travail de mémoire qui s’imposait pour les crimes de la colonisation et de l’esclavage, alors qu’il l’a fait pour les crimes nazis ».
Enjeu intérieur
En témoigne la réaction du président de Namibie, Hage Geingob, lorsque Berlin a proposé de défendre Israël devant la CIJ « compte tenu de l’histoire allemande et du crime contre l’humanité de la Shoah » : le président Geingob a rappelé que l’Allemagne avait commis le premier génocide du XXe siècle dans son pays avec le massacre, de 1904 à 1908, des peuples herero et nama, génocide reconnu par Berlin en 2021.
Déjà sensible au moment de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, en février 2022, lorsque de nombreux pays du Sud, notamment africains comme l’Afrique du Sud, ont rejeté la lecture occidentale de l’agression russe, cette dynamique Sud contre Nord a été galvanisée par les événements du 7 octobre.
Au mépris de sa définition juridique, le mot « génocide » est devenu courant à propos des Palestiniens de Gaza. La violence des colons en Cisjordanie a propulsé le facteur colonial sur le devant de la scène, mais à sens unique : les efforts de l’Ukraine pour présenter aux pays du Sud l’agression russe comme une guerre coloniale ont largement échoué.
Pour l’Afrique du Sud, l’enjeu est aussi intérieur. Dans l’affaiblissement des piliers de l’ANC, le parti au pouvoir depuis 1994, l’attachement à la cause palestinienne et au système judiciaire est resté structurant. « Comme nous, disait Mandela en 1990, les Palestiniens luttent pour le droit à l’autodétermination. »
Prendre la tête du mouvement propalestinien sur la scène internationale grâce à la procédure devant la CIJ renforce la position de l’Afrique du Sud dans l’ascension du Sud global. Cela lui permettra peut-être aussi de corriger le souvenir de 2015, lorsque Pretoria avait accueilli le leader soudanais Omar Al-Bachir, recherché pour génocide et crimes de guerre par la Cour pénale internationale, et l’avait laissé repartir sans l’arrêter.
Est-il possible de parvenir à additionner et à reconnaître les mémoires blessées, chacune dans sa singularité, sans chercher à les hiérarchiser ou à les opposer ? Pour Pierre Hazan, c’est l’un des enjeux de la bataille judiciaire à La Haye. Mais, on en est, pour l’heure, au stade de l’affrontement.
Les épisodes de Durban
Cet affrontement n’est pas nouveau, sauf à avoir la mémoire courte. En raison de préoccupations historiques liées à l’antisémitisme, l’Australie, l’Autriche, le Canada, la République tchèque, la Hongrie, Israël, les Pays-Bas, le Royaume-Uni et les États-Unis avaient annoncé qu’ils ne participeraient pas à la conférence anniversaire de Durban organisée par les Nations unies.
Le processus de Durban, depuis son lancement lors de la Conférence mondiale contre le racisme qui s’est tenu en 2001 à Durban, en Afrique du Sud, a engendré de graves démonstrations d’intolérance et d’antisémitisme.
La préparation de la conférence de Durban a abouti à la publication de l’un des documents les plus diffamatoires à l’encontre d’Israël et du peuple juif depuis la Seconde Guerre mondiale. La réunion préparatoire pour l’Asie qui a eu lieu à Téhéran, a accusé l’État juif de commettre « un nouveau type d’apartheid », « un crime contre l’humanité » et « une forme de génocide ».
La conférence de Durban elle-même, qui s’est tenue du 31 août au 7 septembre 2001, a été entachée de propos discriminatoires à l’égard d’Israël dans le texte final de la déclaration de Durban et en séance plénière. Le président de l’OLP, Yasser Arafat, a déclaré aux délégués de la conférence la « vilenie » des « politiques et pratiques racistes israéliennes contre le peuple palestinien ». Le dictateur cubain Fidel Castro a parlé de « l’effroyable génocide perpétré, en ce moment même, contre nos frères palestiniens ».
Lors du Forum parallèle des ONG, les organisations non gouvernementales ont déclaré qu’Israël était un « État raciste d’apartheid » coupable de « génocide ». Lors d’une manifestation dirigée par des Palestiniens et comptant des milliers de participants, on pouvait lire sur des pancartes « Hitler aurait dû finir le travail ». Le plus célèbre des textes anti-juifs, « Les Protocoles des Sages de Sion », était en vente dans l’espace d’exposition. L’Union des avocats arabes a distribué des caricatures antisémites rappelant l’époque nazie.
Deux décennies plus tard, nous assistons à une recrudescence de la violence anti-juive dans le monde entier et à un langage haineux qui diabolise l’État juif comme un mal absolu, reprenant les accusations de « génocide » et d’ »apartheid » lancées à Téhéran en 2001. La coordinatrice de la Commission européenne pour la lutte contre l’antisémitisme, Katharina von Schnurbein, a été amenée à condamner les attaques et les graffitis anti-israéliens sur les synagogues et les locaux juifs.
En 2011, de nombreux pays se sont ainsi désolidarisés de la cérémonie de commémoration des 10 ans de la Conférence de Durban organisée par l’ONU, notamment l’Australie, l’Autriche, la Bulgarie, le Canada, la République tchèque, la France, l’Allemagne, Israël, l’Italie, la Lettonie, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, la Pologne, le Royaume-Uni et les États-Unis.
De même, en décembre 2020, l’Australie, le Canada, la République tchèque, la France, l’Allemagne, Israël, les Pays-Bas, la Slovénie, le Royaume-Uni et les États-Unis ont voté contre la résolution établissant la prochaine commémoration des 20 ans de la Conférence de Durban, ne voulant pas célébrer les manifestations haineuses et antisémites de la Conférence de Durban de 2001.
La rupture
Ce combat continue, et malheureusement les pays occidentaux ne mesurent pas assez ce qui se trame derrière cette affaire, ou plutôt pensent ne pas être concernés pour s’en détacher. Mais, cette déconstruction de l’histoire affecte l’éthique, dont le référentiel est justement la perception que nous avons de l’histoire, et de l’identité. Une des facettes de cette rupture est le refus d’une immigration incontrôlée. Tout cela ira en s’exacerbant un peu plus jusqu’à la rupture.
JForum.fr & Le Monde