Par Judith Bergman – Gatestone
La Russie a modernisé sa triade nucléaire (terrestre, aérien, maritime) ; mais elle a aussi développé de nouveaux types d’armements nucléaires. Photo : des lanceurs mobiles de missiles balistiques intercontinentaux lors d’un défilé militaire à Moscou, en Russie, le 24 juin 2020. (Photo de Sergey Pyatakov – Host Photo Agency via Getty Images)
L’invasion de l’Ukraine par la Russie oblige à s’interroger sur l’arsenal nucléaire russe et le risque de guerre nucléaire. En effet, à peine avait-il franchi les frontières de l’Ukraine, le 24 février dernier, que le président russe Vladimir Poutine a placé les forces nucléaires de son pays en état d’alerte élevée. Un récent sondage de l’Associated Press-NORC Center for Public Affairs Research a aussi révélé que cinq Américains sur dix se disent « très préoccupés » (5 sur 10) ou « préoccupés » (3 sur 10) à l’idée que les Etats Unis puissent devenir une cible nucléaire.
Les données 2021 du Stockholm International Peace Research Institute (SIPRI) indiquent que la Russie contrôle le plus grand arsenal nucléaire au monde – 6 255 ogives, contre 5 550 pour les États-Unis –. La Russie a également entrepris de moderniser son énorme arsenal nucléaire, un travail commencé voilà au moins vingt ans et susceptible de s’achever cette décennie.
La Russie ne s’est pas contentée de moderniser sa triade nucléaire (les trois moyens différents de lancer une arme nucléaire : aérien, terrestre et maritime) ; elle a aussi développé de nouveaux systèmes d’armes nucléaires. Parmi ceux-ci, citons le Sarmat, le missile balistique intercontinental (ICBM) le plus grand et le plus lourd au monde, qui peut transporter jusqu’à dix ogives nucléaires aux États-Unis ou en Europe, et le Burevestnik, un missile de croisière à propulsion nucléaire conçu pour avoir une « portée illimitée » et surnommé « le Tchernobyl volant », en raison de son réacteur nucléaire.
Les nouveaux systèmes nucléaires comprennent également le Poséidon, un véhicule sous-marin autonome (sans pilote) à propulsion nucléaire et le Kinzhal, un missile balistique hypersonique à lanceur aérien qui peut transporter des ogives conventionnelles et nucléaires et qui est conçu pour être lancé à partir d’avions de chasse MiG-31. La Russie a déclaré avoir tiré le Kinzhal à deux reprises contre l’Ukraine en mars.
Le Poséidon a une portée de 10 000 kilomètres et peut être déployé sur des sous-marins. Il peut être armé de charges utiles nucléaires ou conventionnelles. Un rapport du Congressional Research Service indique : « La Russie pourrait libérer le drone de son sous-marin au large des côtes américaines et le faire exploser de manière à ‘générer un tsunami radioactif’ capable de détruire les villes et autres infrastructures le long des côtes américaines. »
Dmitry Kiselyov, considéré comme le « porte-parole » du président russe Vladimir Poutine, a affirmé à la télévision russe que le « véhicule sous-marin sans pilote russe Poséidon pourrait à lui seul envoyer toute la Grande-Bretagne par le fond. Un tel barrage porte à lui seul des doses extrêmes de rayonnement ».
Ce même rapport du Congressional Research Service rendu public le 21 avril affirme : « En décembre 2020, le président russe Vladimir Poutine a annoncé qu’environ 86 % de la force nucléaire stratégique russe était composée d’armes modernes, un pourcentage qui serait porté à 88 % en 2021… La Russie modernise sa force ICBM, remplaçant les derniers missiles de l’ère soviétique par de nouveaux missiles à tête unique et à têtes multiples. Selon les estimations américaines, ce processus de modernisation devrait s’achever en 2022. »
L’arsenal nucléaire russe comprend près de 2 000 armes nucléaires tactiques, également appelées armes nucléaires non stratégiques. Les armes nucléaires tactiques sont conçues pour être utilisées sur un champ de bataille, par opposition aux armes nucléaires stratégiques capables de détruire des villes, des usines voire des zones géographiques entières pour réduire à néant la capacité offensive ou défensive de l’ennemi. Par comparaison, les États-Unis ne disposent que de quelques centaines d’armes nucléaires tactiques. Le nouveau missile de croisière nucléaire américain lancé par la mer (SLCM-N) correspond à ce qu’il est convenu d’appeler une arme nucléaire tactique– voir ci-dessous – mais l’administration Biden a décidé d’annuler le programme.
« La Russie ajoute à son stock existant d’armes nucléaires non stratégiques, de nouvelles capacités utilisables par mer, par air et sur terre », a noté le lieutenant-général Robert P. Ashley de la Defense Intelligence Agency (DIA) en 2019.
« Ces ogives nucléaires comprennent des systèmes à portée théâtrale et tactique conçus pour dissuader et vaincre l’OTAN ou la Chine en cas de conflit. Le stock d’armes nucléaires non stratégiques de la Russie [est] déjà important et diversifié et il est en cours de modernisation en vue d’une plus grande précision, d’une portée plus longue et d’un effet plus faible pour s’adapter à leur mission au combat. Selon notre estimation, la Russie dispose de dizaines de ces systèmes déjà déployés ou en développement. Ils comprennent, entre autres, des missiles balistiques à courte et très courte portée, des missiles de croisière à lanceur terrestre, y compris le missile 9M729, qui, selon le gouvernement américain, viole le traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI), ainsi que des missiles antinavires et anti sous-marins, des torpilles et des grenades sous-marines. »
Selon Ashley, le stock russe d’ogives nucléaires tactiques « augmentera probablement de manière significative au cours de la prochaine décennie ».
La Russie n’est pas la seule menace nucléaire pointée contre les États-Unis. La Chine aussi a accéléré son développement nucléaire au point que l’amiral Charles Richard, commandant du Commandement stratégique américain, a déclaré au Comité sénatorial des forces armées en avril dernier : « Pour la première fois de son histoire, notre nation est en passe d’affronter simultanément deux pairs stratégiques dotés chacun d’une capacité nucléaire, et obligeant chacun à une forme différente de dissuasion. Aujourd’hui, dans un conflit, nous ne pouvons plus tenir pour acquis qu’un échec de la dissuasion stratégique soit un risque faible. »
Les États-Unis, en revanche, ont à peine démarré leur modernisation nucléaire. Selon le SIPRI : « Les forces nucléaires stratégiques offensives américaines comprennent les bombardiers lourds, les missiles balistiques intercontinentaux (ICBM) et les SNLE (sous-marins nucléaires lanceurs d’engins). Ces forces, connues sous le nom de triade, ont peu changé en 2020. Le SIPRI estime que 3570 ogives nucléaires sont affectées à la triade, la moitié (1700 ogives) étant déployées sur des missiles et dans des bases de bombardiers. »
Les ICBM basés à terre sont un élément essentiel de la dissuasion nucléaire américaine. « En janvier 2021, les États-Unis ont déployé 400 ICBM Minuteman III dans 450 silos répartis sur trois escadres de missiles », indique le SIPRI.
« Les 50 silos vides sont maintenus en état et peuvent être rechargés avec des missiles stockés si nécessaire. Chaque ICBM Minuteman III est armé d’une ogive… Le SIPRI estime qu’il y a 800 ogives affectées à la force ICBM, dont 400 sont déployés sur les missiles. »
Les ICBM Minuteman III, construits dans les années 1970 pour durer 10 ans, ont aujourd’hui grandement besoin d’être modernisés. Un ICBM de nouvelle génération, connu sous le nom de Ground Based Strategic Deterrent (Dissuasion stratégique terrestre, GBSD), est en cours de développement, mais le processus est lent et l’Air Force n’imagine pas que le GBSD puisse remplacer les Minuteman III avant 2029. Selon le général John Hyten, vice-président des chefs d’état-major interarmées, le GBSD ne commencera à être opérationnel qu’en 2030, et sa pleine capacité opérationnelle n’aura pas lieu avant 2035.
Le général Timothy M. Ray, chef de l’Air Force Global Strike Command a déclaré , en juin dernier : « il n’y a plus de marge ». « Nous allons tout simplement manquer de temps ».
« Il va nous falloir 10 à 15 ans pour moderniser les 400 silos [de missiles balistiques intercontinentaux] existants », a déclaré Hyten en septembre 2021 à propos du programme GBSD. « La Chine en construit quasi autant du jour au lendemain. »
Le Minuteman III souffre aussi de graves problèmes structurels en raison de son âge. « Le missile lui-même a 51 ans » et les capsules de lancement et les autres installations de soutien ont « 58 ans », indique le colonel Erik Quigley, directeur des systèmes Minuteman III. Les « lignes de refroidissement à saumure », qui réfrigèrent le pas de tir de l’ICBM, par exemple, sont « gravement corrodées sur plus de 400 sites » indique Quigley.
« Mais devinez quoi ? Nous n’attaquons pas ce problème lorsque nous partons sur le terrain effectuer une maintenance programmée. Nous attendons simplement qu’ils se cassent. Et quand un site de missiles atteint son point de rupture, il se met en alerte, ce qui pose un énorme problème. »
Les missiles inopérants ne peuvent pas être utilisés.
Normalement, les États-Unis testent les ICBM Minuteman III quatre fois par an. Mais en mars, le Pentagone a reporté le test pré-programmé d’un ICBM Minuteman III, pour éviter que la Russie, en pleine guerre d’Ukraine, prenne le tir comme une provocation. Selon le secrétaire de presse du Pentagone, John F. Kirby : « Pour démontrer clairement que nous n’engageons aucune action qui peut être mal comprise ou mal interprétée, le secrétaire à la Défense a ordonné que l’essai de missile balistique intercontinental Minuteman III prévu pour cette semaine soit reporté. Cette décision n’a pas été prise à la légère ; nous avons voulu démontrer que nous sommes une puissance nucléaire responsable. »
L’amiral Charles Richard, Commandant du US-Strategic Command a au contraire préconisé « que nous maintenions l’ensemble de nos opérations comme en temps normal ». Il a souligné la nécessité de ces tests pour « maintenir la confiance et la fiabilité » du Minuteman III, un engin qui vieillit et tombe en panne. Il n’est pas exclu que la Russie interprète ces reports comme une faiblesse face aux menaces russes répétées.
Dans la Nuclear Posture Review (Révision du Dispositif Nucléaire) de 2018, l’administration Trump a décidé qu’un nouveau missile de croisière à lanceur marin, une arme nucléaire tactique connue sous le nom de SLCM-N, devait être ajoutée à l’arsenal nucléaire. Cet ajout avait pour but de conserver aux Etats Unis « une nécessaire présence régionale non stratégique » qui répondrait « au besoin croissant d’options flexibles et à faible puissance ». Le missile devait entrer en développement en 2022 et atteindre sa capacité opérationnelle au début des années 2030. Contre l’avis de plusieurs généraux qui estimaient ce programme apte à dissuader la Russie et la Chine, l’administration Biden a coupé la ligne qui finançait le SLCM-N dans le budget 2023.
« La situation actuelle en Ukraine et la trajectoire nucléaire de la Chine m’ont convaincu de l’existence d’un manque en termes de dissuasion et d’assurance » a écrit l’amiral Charles Richard dans une lettre aux législateurs en avril.
« Pour combler cette lacune, une capacité non balistique à faible puissance pour dissuader et répondre sans génération visible est nécessaire pour fournir une capacité régionale persistante et stable capable de dissuader les adversaires, rassurer les alliés, fournir des options flexibles, et compléter les capacités existantes. »
Le retrait du SLCM-N de l’arsenal nucléaire signale également une faiblesse. Le Wall Street Journal a écrit dans un éditorial d’avril : « L’administration Trump a proposé le SLCM-N en 2018. Message à M. Poutine : si vous larguez une arme nucléaire sur un pays membre de l’OTAN, l’alliance a la volonté et la capacité de réagir de manière équivalente. Cela réduit le risque que M. Poutine utilise une arme nucléaire… L’administration Trump a déclaré que les États-Unis pourraient reconsidérer le SLCM-N si ‘la Russie respecte à nouveau ses obligations en matière de contrôle des armements, réduit son arsenal nucléaire non stratégique et corrige ses autres comportements déstabilisateurs ». Pour quels résultats ? Maintenant, M. Biden abandonne ce levier – probablement pour apaiser les progressistes qui s’opposent par principe aux armes nucléaires. »
Judith Bergman, chroniqueuse, avocate et analyste politique, est Distinguished Senior Fellow du Gatestone Institute