« Comment comprendre cet engouement pour la guerre qui semble saisir Emmanuel Macron ? »

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Tribune de Jean-Marie Rouart de l’Académie Française parue dans Le Figaro et publiée par Tribune Juive

TRIBUNE – Au lendemain d’une allocution présidentielle aux accents martiaux, l’écrivain et académicien* invite à l’humilité les esprits va-t-en-guerre prêts à mener un combat dont ils ne mesurent ni les implications ni l’abîme d’atrocités qu’il engendrerait.

On parle beaucoup de la guerre en ce moment. Et si par hasard on l’ignorait, l’apparition martiale du président Macron à la télévision, plus churchillien que le spectre de Churchill lui-même, nous convaincrait que l’heure au plan militaire n’est pas grave, mais gravissime. Face à un Trump qui œuvre plutôt efficacement pour la paix, Emmanuel Macron a choisi non de tenter d’apaiser le climat international, non d’ouvrir des perspectives de paix, mais de dramatiser la situation à l’extrême. Moins soucieux de rassurer les Français que d’exacerber leurs peurs, leurs angoisses, leurs incertitudes. Ainsi espère-t-il sans doute se singulariser dans le rôle de l’homme providentiel seul capable de conjurer l’apocalypse. Certains mauvais esprits diront que c’était peut-être là le seul créneau qui lui restait après avoir brûlé tous ses vaisseaux. Après cette douche froide, la guerre que nous pensions lointaine fait donc partie de notre paysage.

Depuis quelque temps déjà, c’était un phénomène étonnant de voir tant de professionnels des réseaux sociaux et des chaînes d’information se muer en Clausewitz. L’ennui, c’est qu’autrefois on pouvait parler de cette guerre au coin du feu avec ceux qui l’avaient faite et n’en avaient pas gardé un souvenir radieux. Aujourd’hui, y compris parmi les militaires, très peu s’y sont confrontés. Et parmi les chefs d’État français récents, aucun sinon Jacques Chirac, lieutenant en Algérie, ce qui explique peut-être son peu d’enthousiasme à engager la France en Irak. Cette guerre, cela n’empêche nullement ceux qui en parlent d’abondance d’avoir l’impression de la connaître. Même s’il ne s’agit que d’une connaissance sommaire à travers son avatar le plus illusoire par la voie des actualités télévisées et des jeux vidéo. Étonnante également la génération spontanée d’une multitude d’historiens autoproclamés qui jettent à tous vents ce grand épouvantail que représente, à travers Munich, l’esprit de paix, devenu synonyme de lâcheté. N n’y a-t-il pas une terrible déviation de valeurs dans ce renversement de sens? Comme si vouloir la paix était dans l’ordre humain non plus un souci légitime mais le summum de la couardise.

Je ne suis pas historien, et le serais-je, cela ne me servirait hélas pas à grand-chose en l’occurrence. L’histoire que Napoléon définissait comme «un mensonge qu’on ne conteste plus» ne peut rien nous apprendre dans cette matière. Sinon pourquoi répéterions-nous inlassablement les mêmes erreurs? Néanmoins j’aime méditer sur elle et particulièrement sur son principal et funeste moteur : la guerre. Un grand écrivain allemand, Ernst Jünger, héros toutes catégories de la Première Guerre mondiale, ayant abjuré sa passion guerrière, après avoir connu l’horreur des tranchées, pour un pacifisme absolu, a écrit un livre qui révèle à travers son expérience toute l’ambiguïté humaine : La guerre notre mère. Mais ce n’est pas sans infiniment de modestie et de prudence que j’ose aborder ce qui reste un des grands mystères de l’humanité.

Ce qui me frappe d’abord, c’est que toutes les guerres ont commencé de la même façon : par une curieuse cécité de l’opinion devant l’abîme d’atrocités qu’elles représentent et par le syndrome de «la fleur au fusil». C’est le « Ah Dieu ! que la guerre est jolie» d’Apollinaire, ce merveilleux poète dont la faiblesse se grisait de force brutale, par l’enthousiasme de Péguy, de Drieu La Rochelle, de toute une génération enivrée de nationalisme qui, mis à part quelques récalcitrants, Jean Giono ou Henri Barbusse, a recherché dans la guerre une forme d’ordalie, de justice de D’. Car la guerre revêt toujours un caractère religieux. Puisqu’on attend d’elle la résolution d’un conflit au nom de cette vérité ou de cette justice supérieure que confère la force. D’ailleurs les évêques ne bénissent-ils pas les canons et les Te Deum n’en sont bizarrement pas absents.

C’est dans la guerre que se rejoignent confusément et dans des proportions diverses des aspirations individuelles d’agressivité et un rêve de religion et d’unité collective. Les insatisfactions individuelles, les frustrations de tous ordres s’agrègent aux projets unanimistes que nourrissent tous les hommes de pouvoir. Car ayant du mal, c’est peu de le dire, à unir le peuple – particulièrement les Français – dans des projets de paix, ceux-ci rencontrent une curieuse adhésion dans l’idée de la guerre. Paradoxalement la menace de la guerre, loin de détourner les citoyens de leurs dirigeants, ne fait qu’accroître leur dépendance vis-à-vis d’eux. On ne peut pas vraiment dire que la conscription sanglante, pour des conquêtes parfois discutables, ait détourné les Français de Napoléon. Ni les épouvantables décimations de 1917 de Georges Clemenceau. Et notre histoire a bâti plus de statues pour les hommes qui ont animé les guerres que pour ceux qui ont tenté de les empêcher, comme Joseph Caillaux ou Jean Jaurès dont, par parenthèse, l’assassin Raoul Vilain fut acquitté tandis que la veuve de Jaurès était, elle, condamnée.

Cet engouement périodique pour la guerre ne date pas d’hier, ni de 14-18. Il a des soubassements dans notre cortex et dans notre inconscient psychanalytique. Freud l’admet, l’explique, mais ne lui trouve aucun remède. Si raisonnables et intelligents que nous soyons en apparence, le fond des êtres est obscur. Ne nous voilons pas la face, cette passion guerrière est inscrite dans l’homme même. Et ce progrès sur lequel nous nous faisons beaucoup d’illusions ne l’a pas extirpée de nos gènes. La guerre du Péloponnèse racontée par Thucydide est toujours d’une brûlante d’actualité comme le décrit le passionnant livre de Michel De Jaeghere La Mélancolie d’Athéna. Elle nous montre l’inéluctable genèse d’un conflit qui, notamment à travers l’expédition de Sicile, devait apporter la gloire et la félicité au peuple athénien et n’a abouti qu’à sa ruine définitive. On y trouve toujours les mêmes ingrédients : la faiblesse de la démocratie face à de beaux parleurs, les faux prétextes, les ambitions personnelles des dirigeants, les intérêts des marchands d’armes, l’enthousiasme des foules à vouloir en découdre. C’est la matrice de tous les conflits.

Car aucun argument ne semble pouvoir arrêter ce primaire désir de guerre quand il s’empare des esprits. La logique et les raisonnements semblent impuissants à l’endiguer. Ainsi, quand on met au pilori les partisans des accords de Munich, c’est sans remettre en question leur cause première, le traité de Versailles, autant dire nous-mêmes qui avions réuni solennellement par des clauses insupportables toutes les conditions d’une guerre future. Jacques Bainville l’a écrit dans un livre prémonitoire, Les conséquences politiques de la paix, nous livrant l’horoscope impitoyable de la deuxième guerre mondiale. Sans montrer trop d’esprit polémique, ce qui serait un comble, nous devrions nous interroger sereinement sur les bénéfices de la guerre, notamment de celles qui nous sont proches : de façon générale celles-ci, si légitimes qu’elles apparaissent dans l’instant, ne contiennent-elles pas dans leurs résultats les germes d’un conflit ultérieur. 1870 n’engendre-t-elle pas 1914, qui elle-même engendre 1940 ?

Certes la guerre règle beaucoup de problèmes qu’on n’arrivait pas à régler dans la paix. On entend de-ci de-là, du moins on le subodore, que quelques européanistes ne seraient pas mécontents de voir la question ukrainienne servir de ciment à une Europe débarrassée de ses odieux souverainistes. C’est vrai qu’une guerre est bien utile et même nécessaire pour aider à créer une nation : il y a deux siècles les unités italiennes et allemandes n’ont pas été cimentées autrement : «par le fer et par le feu».

Mais n’est-il pas irresponsable de jouer avec la troisième guerre mondiale ? Le jeu des alliances par effet de domino a montré tout à long du XXe siècle le risque qu’il y avait à se laisser entraîner dans des conflits qui ont abouti non seulement à la destruction de l’Europe, mais à la quasi-ruine des pays qui la composent. Est-ce donc l’exemple à suivre ? Quant aux discussions de marchands de tapis sur la dissuasion nucléaire, n’a-t-elle pas quelque chose d’indécent au regard d’une menace aussi définitive ? Comment les grands responsables politiques peuvent-ils avec une sorte d’impudeur évoquer des situations qui entraîneraient à plus ou moins brève échéance la destruction d’une partie voire de la totalité de la planète? La dissuasion nucléaire n’a pas été créée pour mettre le feu au monde au nom d’une générosité illusoire. Nous en avons payé déjà trop cher le prix.

Quant à la mutualisation de l’arme nucléaire, c’est peut-être paradoxal de voir Marine le Pen et Jean-Luc Mélenchon se ranger derrière la conception gaullienne, elle n’en est pas moins celle du bon sens. À ceci près que de Gaulle considérait que la question était trop grave pour en discuter les conditions sur la place publique et qu’il était nécessaire de lui conserver son halo de mystère. Ne serait-il pas plus sage, avant de nous lancer dans des aventures géopolitiques de première grandeur, de tenter de résoudre d’abord les petits problèmes nationaux sur lesquels nous buttons (Nouvelle-Calédonie, Mayotte, déficit, réforme des retraites)? Mais fidèles à notre perpétuelle fuite en avant dans les rêves idéologiques, plutôt qu’à l’aride réalité du concret, nous préférons nous affronter aux moulins à vent d’une Europe prise dans le vertige romantique du «levez-vous vite, orages désirés».

Autre question qu’à mon avis on ne se pose pas assez : qu’est-ce donc aujourd’hui hui qu’être patriote ? Dramatisons : pour quel pays est-on prêt à mourir ? La France ? L’Europe, mais laquelle ? C’est une variante de l‘interrogation de 1939 où l’Ukraine tiendrait le rôle de la Pologne : qui est prêt à mourir pour Dantzig ? Le feu nucléaire pose la question différemment. Il ne s’agit plus de mourir seul mais d’entraîner dans sa mort des milliers, voire des millions d’hommes, de femmes et d’enfants. Cela pose même la question de la survie de l’espèce humaine. Est-ce vraiment une menace sur laquelle nous avons réfléchi avant de jouer les apprentis sorciers? Si patriote qu’on soit, on peut aujourd’hui se sentir un patriote de ce bien merveilleux, à la fois intime, personnel et universel, qu’est la vie. Mais il y aura toujours ceux qui, comme le docteur Folamour, le héros de Kubrick, préfèrent jouer les Sardanapale et, quitte à mourir, souhaitent disparaître dans un bain de sang collectif.

Dans ce climat anxiogène dont le président Macron visiblement requinqué tire une nouvelle légitimité, on peut s’interroger sur ce qu’il adviendra réellement de ce projet d’«économie de guerre», sorti en hâte des tiroirs, ainsi que des 800 milliards que Madame von der Leyen veut jeter dans la balance. Ces grands spectres, accompagnés de gesticulations et de réunions d’urgence, sont une spécialité européenne. Les actes ont parfois du mal à suivre. Ce qui en l’occurrence serait plutôt rassurant pour ceux qu’alarme cette précipitation dans la perspective guerrière avant d’avoir épuisé toutes les négociations en faveur de la paix, y compris avec la Russie, espace européen de culture européenne. Car, soyons carrément anticonformistes, il n’est pas inutile de donner une chance à la paix. Dieu soit loué, la procrastination inscrite dans l’ADN de l’Europe peut nous faire penser que ces grandes ambitions connaîtront le sort du vif débat sur la très concrète question de l’heure d’été européenne : longuement méditée, non moins longuement débattue, ayant enfanté nombre de commissions, finalement votée et… jamais appliquée.

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