Par Michel Gurfinkiel
Trois bandes horizontales, verte, blanche, noire. Avec trois étoiles rouges sur la bande blanche : pour représenter les provinces du Nord, du Sud et de l’Est. C’est le « drapeau de l’indépendance », qui flotta sur la Syrie de 1930 à 1958 puis de 1961 à 1963, avant d’être remplacé par les bannières panarabes – noir, blanc, rouge – de Nasser puis du Baath. Et que déploient aujourd’hui les islamistes sunnites qui ont pris le pouvoir à Damas.
Il y a, derrière le retour à un vieux pavillon, un double message politique.
– D’une part, la fin de l’ère Assad.
– Mais aussi, d’autre part, une distanciation vis-à-vis des autres mouvements islamistes qui, d’Al-Qaida aux Talibans et de ceux-ci à Daesh, préfèrent arborer des drapeaux d’une seule couleur, noir le plus souvent, parfois blanc ou vert, frappés d’une large calligraphie pieuse : symboles d’un Califat islamique universel, supérieur aux patries locales.
Cela fait un peu plus de cent ans que la Syrie tente d’exister.
Son acte de naissance ? Les accords secrets négociés en 1916 par le Britannique Mark Sykes et le Français François Georges-Picot en vue d’un partage éventuel du Levant ottoman. Londres entend s’octroyer la Terre sainte, sur les deux rives du Jourdain, et la Mésopotamie. Paris se réserve le milieu du « Croissant fertile » : de la Méditerranée à l’Euphrate, en passant par Damas et Alep.
Ce pays, rebaptisé « Syrie » (Suriya en arabe) est alors presque vide : 2,5 millions d’habitants sur un peu plus de 200 000 kilomètres carrés. Pas d’unité administrative : les Ottomans ont divisé la région entre le vilayet d’Alep, qui englobait une partie de l’Anatolie, et celui de Damas, qui s’étendait jusqu’à la mer Rouge. Pas d’unité économique non plus. Il y a des routes caravanières, et depuis le XIXᵉ siècle des chemins de fer, qui relient les villes à l’Anatolie, à l’Irak, à l’Égypte, à l’Arabie. Mais par ce fait même, comme le note l’historienne américaine Martha Neff Kessler, « les économies locales se développaient sans liens transversaux entre elles ».
Pas d’unité ethnique.
La plus grande partie de la population parle arabe, mais il y a des minorités qui pratiquent le kurde, l’araméen, l’arménien, le circassien, des dialectes turcs, ou même le grec.
Religieusement, les musulmans sunnites, qui disposent d’une courte majorité, s’opposent aux chiites, ou à d’autres sectes, notamment les Alaouites ou les Druzes. Chez les chrétiens, qui forment le quart de la population, il faut distinguer entre catholiques, orthodoxes, protestants, « Églises de l’Orient », et au sein de chaque Église les adeptes de telle ou telle autre liturgie.
Les juifs sont nombreux dans les grandes villes et une secte qui se rattache aux religions préislamiques, les Yézidis, survit aux confins de l’Irak.
Les Turcs, suzerains altiers et souvent implacables, faisaient régner l’ordre dans ce labyrinthe en s’appuyant sur les tribus et les clans familiaux, auxquels ils déléguaient la plupart des pouvoirs locaux : la justice de paix et la simple police, la gestion de l’agriculture et du commerce, la direction des communautés religieuses. Leur départ livre ces petites entités à elles-mêmes, et donne libre cours aux querelles. Charles de Gaulle, qui sera affecté à l’état-major français de Beyrouth de 1929 à 1931, observera :
« Il se trouve ici des populations qui n’ont jamais été satisfaites de rien ni de personne… »
Simple projet au moment où ils sont signés, les accords Sykes-Picot prennent corps quand les Britanniques conquièrent l’Irak et le Levant fin 1917 et courant 1918.
La conférence internationale de San Remo, en 1920, puis la Société des Nations, en 1922, placent officiellement les anciens territoires ottomans sous le « mandat » de Londres et de Paris.
En 1919, une Armée du Levant commandée par le général Henri Gouraud, l’un des vainqueurs de la Seconde bataille de la Marne, prend le contrôle des territoires dévolus à la France. Elle comptera 65 000 hommes en 1921, avant d’être ramenée à moins de 30 000 hommes. C’est sans ménagement que Gouraud expulse le prince hedjazi Fayçal ibn Hussein, proclamé « roi des Arabes » à Damas en mars 1920, et qui devra se contenter, en zone britannique de la couronne d’Irak.
« Réveille-toi, Saladin ! Nous sommes de retour. Ma présence ici consacre la victoire de la Croix sur le Croissant. »
Mais la IIIᵉ République ne l’entend pas exactement ainsi. Tout au plus cherche-t-elle à protéger les minorités chrétiennes, liées à la France dès l’Ancien régime et devenues en partie francophones grâce aux congrégations catholiques.
Comment organiser le territoire mandataire français ?
La tâche revient au secrétaire général du haut-commissariat français en Syrie, Robert de Caix de Saint-Amour, qui juge aussi illusoire que dangereux de fonder une « nation » syrienne unifiée, et préfère mettre en place des États autonomes correspondant aux anciennes entités administratives turques et aux diverses communautés.
Un État du Grand-Liban est ainsi créé autour de Beyrouth, au profit de la communauté chrétienne. Puis des États musulmans, d’Alep et de Damas, un État druze, un État alaouite, et même une région kurde…
Les chrétiens les alaouites et les Kurdes sont satisfaits, les sunnites et les druzes beaucoup moins.
Les clans druzes se rebellent en 1925. Le mouvement gagne ensuite le reste du pays. Il faudra de nombreux renforts et surtout l’habilité d’un général sorti du rang, Édouard Andréa, pour y mettre un terme en 1927.
La France se résout à « réunifier » Damas, Alep et le Djebel Druze, mais au sein d’un régime fédéral, la République de Syrie.
En revanche, elle préserve l’autonomie alaouite et détache définitivement une seconde République, le Liban, de l’ensemble syrien. En 1934, les deux États se voient offrir une évolution progressive vers l’indépendance, sous la tutelle étroite de Paris.
Au total, la France n’aura gouverné l’ensemble syro-libanais que pendant un peu plus de vingt ans.
De l’éphémère mandat français, la Syrie hérite avant tout d’un régime parlementaire calqué sur celui de la métropole, à ceci près que les partis politiques ne sont en fait que le masque des clans et des tribus.
– De nombreux intellectuels et quelques officiers voient le salut dans une dictature nationaliste, ou dans une dilution de la Syrie au sein d’une Grande Nation arabe.
– Un officier kurde, Adib al-Shishakli, instaure un régime autoritaire de 1949 à 1954.
– Une « République arabe unie » met la Syrie dans l’orbite de l’Égypte nassérienne en 1958, avant de se dissoudre en 1961…
– Finalement, un général d’aviation alaouite, Hafez al-Assad, prend le pouvoir en 1969, en s’appuyant sur le parti ultra-nationaliste Baath. En théorie, le nouveau régime entend promouvoir une triple unité : celle de la Syrie, celle du Levant et celle du monde arabe tout entier. Mais les slogans n’ont pas de prise sur l’anthropologie. Si la population syrienne a été multipliée par dix en cent ans, sa composition n’a pas changé, et dans les faits, Assad gouverne en s’appuyant sur les Alaouites d’abord, et sur tous les autres Arabes non-sunnites ensuite. En 1982, il écrase une rébellion sunnite à Homs et à Hama.
– Son fils Bachar, qui lui a succédé en 2000, tente de l’imiter à partir de 2011, face à une nouvelle insurrection des sunnites du Nord et des non-Arabes de l’Est, à la quasi-sécession des Kurdes du Rojava, et à la folle équipée de Daesh. Il survit pendant un peu plus d’une décennie, grâce à la protection des Russes, des Iraniens et du Hezbollah chiite libanais. Mais les premiers s’engluent dans la guerre d’Ukraine à partir de 2022. Et les autres sont étrillés par Israël dans une autre guerre, imprudemment déclenchée en 2023.
L’hirondelle ne fait pas le printemps, ni le drapeau, l’État.
© Michel Gurfinkiel, 2025