Deux ans après l’attaque de Charlie Hebdo, notre collaboratrice Lucile Berland publie un livre nourri de longs entretiens avec neuf rescapés des attentats de janvier et novembre 2015. Bonnes feuilles.
Le 5 janvier 2017, notre collaboratrice Lucile Berland publie En/Vie. Paroles d’espoir de rescapés d’attentats, un livre où elle analyse la résilience individuelle et collective de neuf rescapés des attentats de janvier et novembre 2015, qu’elle a longuement et régulièrement rencontrés pendant plus d’un an. Nous en publions ci-dessous un extrait, avec l’aimable autorisation de l’auteure et de son éditeur Hugo Doc.
Très vite, dans la tête de la plupart des rescapés, une certitude se dessine: «Personne ne peut comprendre ce que j’ai vécu.» Une cassure qui peut vite se transformer en gouffre, et conduire à l’isolement ou au repli sur soi. Zarie, jeune caissière de l’Hyper Cacher partie s’installer en Israël dix-huit mois après les attentats, en a pris conscience et a fini par l’accepter:
«Au début, quand les gens écoutaient mon histoire, ils n’arrêtaient pas de dire “Je vois, je comprends”. Et ça m’énervait! C’est normal, j’aurais dit la même chose à leur place mais… non, ils ne peuvent pas comprendre. Voir des gens se faire abattre en pleine journée dans un supermarché à Paris, en 2015, c’est tellement improbable! Donc petit à petit, j’ai fini par accepter l’idée que j’étais seule avec ce fardeau. Et je n’en veux à personne, c’est comme ça.»
Le retour à la vie «normale» est autant un défi pour les rescapés que pour leur entourage, qui ne sait pas toujours comment réagir. «Il y a deux mauvaises solutions» dans ces cas-là, tranche le psychiatre Boris Cyrulnik dans son livre Ivres paradis, bonheurs héroïques.«La première mauvaise solution, c’est de les empêcher de parler [les rescapés, nda]. Et la deuxième mauvaise solution, c’est de les obliger à parler.» À l’entourage de faire ce perpétuel ajustement face à l’état en dents de scie de leurs proches, pour trouver le délicat équilibre entre dialogue et silence.
Raconter jusqu’à l’overdose
Bon nombre de rescapés acceptent de raconter librement ce qu’ils ont vécu quand on le leur demande. Tant que le contexte s’y prête et qu’ils sentent leur interlocuteur bienveillant, c’est une très bonne thérapie. Mais cette distanciation nécessaire peut toutefois avoir des revers, comme le raconte Mathieu, rescapé de l’attaque du Bataclan avec deux amies:
«Pendant deux ou trois mois, j’ai raconté mon histoire. Des dizaines, peut-être même des centaines de fois. Je finissais par utiliser les mêmes mots, les mêmes exemples, je mettais des intonations et des silences aux mêmes endroits. C’était presque théâtralisé, comme si je récitais du par cœur…
Ça finissait par me faire bizarre, j’avais l’impression que je ne ressentais plus les émotions comme avant… Comme si je racontais l’histoire de quelqu’un d’autre… Je n’arrêtais pas de me demander comment c’était perçu par les gens. Plus je m’entendais la raconter, plus j’en avais marre. Et à un moment, j’ai décidé que je ne voulais plus du tout entendre parler de ça.»
Quand les autres oublient
Et si certains rêvent du moment où on ne leur demandera plus de raconter leur histoire, d’autres vivent très mal le fait qu’on ne leur en parle plus. Ils ont l’impression que le monde se remet à tourner et que les gens reprennent leur vie d’avant, comme si rien ne s’était passé. Jérémie, qui buvait un verre au Carillon lors de la première attaque du «commando des terrasses» le 13 novembre, a souffert comme d’autres de ce passage à vide:
«Il y a un contraste très net entre l’excès d’empathie des premiers temps –de la part de tout le monde, des proches, des collègues, des amis, des gens du sport– et le vide qui suit. En même temps, on fait tout pour faire bonne figure et reprendre notre vie d’avant, donc on leur suggère l’idée que la page est tournée… Mais en tout cas, tout s’arrête de manière très franche. Et nous, après ça, on reste dans une espèce de brouillard… De deuxième vie qui reprend.
Alors, on assume. On est obligés d’assumer. Mais quand le tourbillon médiatique retombe, les gens oublient vite que c’est moins facile qu’avant pour nous. On est clairement plus faibles face à certaines épreuves. La plupart du temps, il suffit de quelques mots pour leur laisser deviner que ça ne va pas fort… Et ils comprennent. Mais sans ça, naturellement, ils ont tendance à oublier ce qu’on a vécu.»
Trois témoignages
En janvier 2016, Lucile Berland publiait sur Slate trois témoignages individuels sur les rescapés des attentats de janvier 2015: «Un an après, Perle Anne cherche encore à éloigner l’arme des Kouachi de sa tempe», sur une femme prise en otage lors de l’attaque des locaux de Charlie Hebdo; «Je savais que si je m’arrêtais, il me finirait», sur Romain, pris pour cible lors de son jogging à Fontenay-aux-Roses; et «Un an après, Yohann Dorai reste en France, “en attendant”», sur un des otages de l’Hyper Cacher.
Zarie aussi a vécu ce passage du cœur de la tornade médiatique à l’oubli comme une double peine, un abandon: «Au début ça va, on est très entouré, j’avais des coups de fil tout le temps, de gens du monde entier, même des cousins américains que je n’avais jamais vus! Ça m’a énormément aidée. Mais après, quand tout disparaît, on se dit: “Ça y est, ils ont déjà oublié…” Mais pas nous! Nous, notre mal n’est pas parti! On se réveille avec tous les matins et on se couche avec tous les soirs.»
Il est clair que la temporalité des victimes n’est pas la même que celle des non impliqués, comme le prouve encore cette anecdote livrée par Perle-Anne, braquée à la kalachnikov par Chérif Kouachi alors qu’il recherchait les locaux de Charlie Hebdo le 7 janvier:
«Un peu avant l’été [2016, nda], un ami à moi s’est acheté du matériel d’Air Soft [un jeu dans lequel les joueurs, vêtus de combinaisons militaires factices, se battent en équipe à l’aide de répliques d’armes très réalistes, nda]. Un jour, il a eu la bonne idée de venir sonner chez moi sans prévenir, déguisé avec sa combinaison et ses armes factices… Quand je l’ai vu derrière la porte, j’ai fait une crise de panique. En voyant ma tête, il a compris. Il a réalisé sa bêtise… Je ne lui en ai pas voulu, il était vraiment mal, il s’est excusé dix fois… Et pourtant, il sait très bien ce que j’ai vécu. Mais là, il n’y pensait plus.»
Ne pas tout ramener aux attentats, sans oublier ce qu’ils ont vécu: voilà l’équation délicate à laquelle sont confrontés les proches de rescapés.
Trouver l’oreille attentive
Le contexte de la confidence et le degré de proximité avec l’interlocuteur est également capital. En un mot, tout n’est pas bon à dire, à n’importe qui, et dans n’importe quel contexte, comme le raconte Marc, un autre rescapé du Bataclan:
«Un jour, au boulot, des clients qui savaient que j’étais un grand fan de concerts m’ont dit: “Oh bah toi tu l’as échappé belle… Heureusement que tu n’étais pas au Bataclan le 13!” Je n’avais pas envie de rentrer dans de grandes explications… J’étais sur mon lieu de travail. Quelques clients, les plus anciens ou les plus proches, sont au courant de ce que j’ai vécu mais je ne veux pas tout mélanger. Du coup j’ai botté en touche, j’ai répondu en rigolant: “Ah bah oui, tu m’étonnes!”
Ça peut sembler paradoxal quand on me connaît car je suis quelqu’un de très à l’aise pour aller parler aux gens, dans mon métier et dans ma vie personnelle… Mais je n’ai pas forcément envie d’étaler ma vie au grand jour et de me livrer à n’importe qui. Cette histoire est particulière, elle est du ressort de l’intime. Et elle peut aussi mettre mal à l’aise les gens!»
Pour les proches, il est souvent difficile de trouver le bon moment. Il faut du temps devant soi, un lieu propice à la confidence… Et quand on a peur de ne pas trouver les mots, on s’arrange plus ou moins inconsciemment pour écourter cette épreuve. Un soir, après avoir bu un verre dans un bar, un ami de Jérémie lui demande s’il va mieux, au moment de lui dire au revoir. Pour Jérémie, de nature pudique et qui n’a pas l’habitude de se plaindre, les conditions propices à la confession ne sont pas réunies: «Je lui ai dit que ce n’était pas forcément top mais qu’on en parlerait plus tard. On n’avait plus beaucoup de temps et c’est le genre de sujets qu’on n’aborde pas en deux minutes, juste avant de se quitter.»
«En parler plus pour eux que pour moi-même»
Il arrive parfois que les rapports s’inversent entre un rescapé et ses proches. Et si le traumatisme était plus grand de l’autre côté du gouffre? Une question que Marc se pose régulièrement:
«Très vite, j’ai eu le sentiment d’en parler plus pour eux que pour moi-même. Beaucoup de gens me disaient: “Il faut que tu en parles, ne garde pas ça pour toi.” Ils me tenaient des discours un peu flippants du type: “Il faut absolument que tu consultes!” ou “Tu ne devrais pas rester seul, tu vas déprimer, viens dormir à la maison!” J’avais envie de leur dire: “C’est gentil mais… ça va… je vous assure, je vais bien!” Comme je ne voulais pas les blesser, je leur répondais: “Oui, oui, je le ferai.” Mais si j’avais été plus impulsif, j’aurais pu répondre plus brut de décoffrage en disant: “Mais foutez-moi la paix, ça va bien!»
Marc a régulièrement été confronté à la sensation un peu cruelle que les gens lui posaient des questions sur les attentats davantage pour se rassurer eux que par réel souci pour lui:
«Pour moi, dans 90% des cas, les gens me demandent des nouvelles par rapport à eux… Je veux dire, le fait de côtoyer quelqu’un qui a vécu les évènements de près, c’est en quelque sorte un exutoire, ça leur permet à eux de se libérer de certaines angoisses, de partager une partie du poids qu’ils ont sur les épaules… Sur les quatre mois qui viennent de passer [l’interview a été réalisée en mars 2016, nda], le nombre de gens que j’ai rencontrés et qui ont ressenti le besoin de me raconter ce qu’ils faisaient cette soirée-là… Des gens que je connais parfois à peine, des relations de travail, des amis d’amis ou de la famille, des gens que je ne croise qu’en soirée… “Nan mais tu te rends compte, moi j’étais devant ma télé, je regardais le match et j’ai tout entendu, les explosions… Je me demandais ce qui se passait…” Un peu sur le même principe que les crashs d’avion, il y a toujours un type qui a raté son vol et qui ressent le besoin de dire: “Putain, je suis un miraculé!”
En général, quand quelqu’un fait ça, j’arrive presque à m’en amuser. Je me dis: “Est-ce qu’il réalise ce qu’il est en train de me raconter, comparé à ce que j’ai vécu?” Mais je ne dis rien. Pour moi c’est typique de ce que l’on est aujourd’hui, c’est-à-dire, égocentrique! Même s’il y a de l’empathie entre les gens, des bons sentiments, au bout du compte, on a tendance à tout ramener à nous. Et je ne vous dis pas que je fais exception. C’est d’ailleurs pour ça que je n’en veux à personne. C’est juste un constat.»
En réalité, ce récit, qui paraît légitimement dérisoire à ceux qui l’ont vécu de l’intérieur, est bien souvent le symptôme de l’angoisse emmagasinée ce jour-là par ceux qui étaient derrière leur écran. Marc l’a bien compris:
«Un jour, la sœur d’une copine apprend que j’y étais. Elle m’appelle pour prendre des nouvelles et au bout de dix secondes, elle me raconte ce qu’elle faisait le 13 novembre. “Tu te rends compte, j’étais dans un autre restau rue de Charonne, juste à côté…” Elle m’a raconté sa soirée pendant une demi-heure, sans me poser aucune question. C’est là que je me dis que, finalement, ce n’est pas si risible que ça… C’est sûrement la preuve d’une profonde angoisse chez les gens. Parfois, je me dis que j’ai été moins traumatisé en le vivant de l’intérieur que d’autres qui n’y étaient pas… Mais bon, quand je me réveille à 4h du matin, que j’entends les tirs ou que je revois des images comme si j’y étais… Là je me dis que quand même, j’ai vécu quelque chose que tout le monde n’a pas vécu.»
Traumatisme par procuration
Il n’empêche que Marc a parfois dû veiller à l’état de ses interlocuteurs. Si pour certains, échanger est un exutoire, pour d’autres, parler de ce qu’ils ont vécu le jour J est une véritable épreuve.
«J’ai toujours raconté mon histoire à ceux qui me le demandaient. En revanche, parfois, je sentais une appréhension. Je n’étais pas sûr qu’ils aient vraiment envie de savoir. Donc quand j’avais le moindre doute, je posais la question franchement: “Je peux te raconter ce qui s’est passé, ça ne me pose aucun problème, mais est-ce que tu es prêt à l’entendre?”
J’ai un ami, par exemple, qui a tout rejeté en bloc. C’est un mec brillant intellectuellement, mais il est tellement gentil que certaines choses sont inconcevables pour lui et il ne supporterait pas de les entendre… Il n’y a pas une once de méchanceté chez lui. Je pense qu’il n’aurait pas réagi du tout de la même manière que moi le jour J. Je ne sais pas s’il s’en serait sorti… À choisir, c’est peut-être mieux que ce soit moi qui aie été là-bas plutôt que lui…»
On retrouve cette empathie exacerbée, ce «paternalisme» frôlant l’esprit de sacrifice, chez Mathieu, bien qu’il ait quinze ans de moins:
«Après les attentats, certaines personnes m’ont dit: “On a eu trop peur de te perdre!” J’ai réfléchi à ce qu’ils avaient dû vivre ce soir-là, je me suis mis à leur place. Et en fait… je me suis dis parfois que je préfère limite avoir été à ma place qu’à la leur! Ça a dû être horrible d’apprendre tout ça à la télé, de savoir que tu as des potes dedans, et de ne rien pouvoir faire…»
Tous ces témoignages en attestent: un traumatisme éclabousse bien plus largement qu’une liste de victimes reconnues par la justice. La société doit comprendre ces «victimes collatérales» sans les juger –«tu n’as pas le droit d’être triste, tu n’y étais pas…»– et les politiques doivent eux aussi l’entendre pour débloquer les moyens nécessaires à la prise en charge des patients. «En termes de santé mentale, il y a vraiment un grand travail à faire», expliquait en août 2016 sur France 5 la psychiatre Hélène Romano, spécialiste du psychotraumatisme. «On donne les moyens [financiers, nda] en termes de sécurité, mais je n’ai vu aucune création de poste pour les psys. C’est étonnant. On devrait former davantage les professionnels à cet accompagnement-là.»
Lucile Bernard www.slate.fr