«Assassinats ciblés», une spécialité israélienne

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Un cadre juridique flou

Entre 1980 et 2000, le futur président de l’Autorité palestinienne Yasser Arafat réchappe à plusieurs tentatives d’assassinat, tout comme Khaled Mechaal, l’un des fondateurs du Hamas, malgré un empoisonnement. Ces éliminations se sont ensuite accélérées à partir de la seconde Intifada (2000-2005). Selon le décompte de Jean-Paul Chagnollaud, près de 300 personnes ont ainsi été assassinées par les services secrets israéliens dans les années 2000. C’est durant cette décennie que les «assassinats ciblés» trouvent un cadre juridique. En 2005, la Cour suprême israélienne statue sur cette politique dans un arrêt, qui conclut que la pratique doit être évaluée au cas par cas.

Le discours officiel israélien est en réalité structuré par des éléments de langage assez classiques, que l’on retrouve aujourd’hui. Toute forme de résistance est assimilée à du terrorisme, « ce qui implique une double exclusion radicale, du champ politique comme du champ du droit », regrette Jean-Paul Chagnollaud. « Le terroriste, dont on se garde bien de préciser le profil, le degré d’engagement, le niveau de responsabilité dans l’action et encore moins les critères de sa désignation, doit être abattu », résume le chercheur.
En décembre 2006, la Cour suprême fixe néanmoins certaines conditions : éviter, dans la mesure du possible, de faire des victimes civiles innocentes, et obtenir le maximum de renseignements les plus précis possibles sur la cible. Mais la rhétorique ne change pas : « Les terroristes sont considérés comme des ’combattants illégaux’ puisqu’en portant des armes, ils ne sont plus des civils et qu’ils ne sont pas non plus des combattants au sens du droit international puisqu’ils ne respectent pas le droit de la guerre », précise Jean-Paul Chagnollaud. Pour l’État hébreu, il s’agit de légitimer ces assassinats ciblés au regard du droit international. « Israël s’appuie sur l’article 51 de la Charte des Nations unies : le droit à la légitime défense en cas d’attaque », souligne le docteur en politique Frédéric Encel**.

Des modes opératoires très variables

Pour mener à bien ces assassinats, Israël dispose de services secrets très structurés et expérimentés : le Mossad, pour les opérations extérieures, et le Shin Bet, sur le sol israélien et les territoires occupés. Ils identifient la cible, enquêtent sur ses habitudes, repèrent sa position et proposent son élimination à l’échelon politique et militaire adéquat, en dernière instance le ministre de la Défense et le premier ministre pour les cas les plus importants. Pour éliminer une cible, ce dernier « doit demander l’autorisation au gouvernement, qui l’accepte dans la majorité des cas », explique Frédéric Encel.

L’exécution extrajudiciaire peut ensuite être menée par l’armée, à l’aide d’un missile, d’un drone, d’un sniper ou d’une bombe. Ce fut par exemple le cas pour Salah Shehadeh, chef militaire du Hamas, tué en juillet 2002 par une bombe d’une tonne larguée sur sa maison à Gaza. Cette frappe fit 15 morts, dont 9 enfants, et une centaine de blessés. Ismaïl Haniyeh a subi le même sort, tout comme son bras droit Salah al-Arouri en janvier dernier, ou le plus haut commandant militaire du Hezbollah, Fouad Chokr, mardi.
Mais aussi, plus subtilement, par les services de renseignement directement. Le Shin Bet et le Mossad rivalisent d’ailleurs d’inventivité en la matière. En 1996, Yahia Ayache, un des chefs militaires du Hamas à l’époque, est assassiné par une minuscule bombe placée dans son téléphone portable. En janvier 2002, l’un des dirigeants du Fatah, Raad Carmi, est tué à l’aide d’une charge explosive cachée dans le mur d’une rue qu’il avait l’habitude d’emprunter chaque jour à la même heure pour se rendre chez sa maîtresse.

Le 27 novembre 2020, le physicien iranien Mohsen Fakhrizadeh, considéré comme le père du programme nucléaire iranien, est assassiné par une mitrailleuse déclenchée à distance. L’arme, dissimulée dans une camionnette, ouvre le feu, commandée par un robot situé à 1500 km de la cible. Plus classiquement, entre 2010 et 2012, quatre autres scientifiques iraniens sont tués à la voiture piégée ou par balles.

Débat sur l’utilité

« Seuls deux États au monde sont capables d’aller aussi loin, estime Frédéric Encel : les États-Unis et Israël ». Cette compétence pour les éliminations ciblées, Israël l’a puisée dans son histoire et dans son essence même. « Depuis sa création en 1948, Israël a toujours cherché à porter la guerre à l’extérieur, pour ne pas la subir sur son territoire », analyse le géopolitologue. « Il s’agit de créer une crédibilité dissuasive, primordiale pour un petit État menacé de toute part », ajoute-t-il. Le premier ministre David Ben Gourion s’y est employé dès la création d’Israël, en créant le Shin Bet et l’Aman (le renseignement militaire) en 1948 et le Mossad en 1949.

Reste que l’utilité de ces assassinats ciblés est très débattue, encore aujourd’hui. S’ils ont toujours eu pour objectif affiché de prévenir, limiter voire empêcher des attentats en éliminant leurs instigateurs, nombre d’analystes s’accordent pour dire, qu’en réalité, ils « exacerbent la violence, renforcent la détermination de l’adversaire et créent des martyrs », tempère Jean-Paul Chagnollaud. En outre, les chefs assassinés finissent toujours par être remplacés, même au plus haut niveau, et de nombreuses victimes collatérales sont à déplorer. Le deuxième objectif, qu’Israël revendique depuis le 7 octobre, est celui de l’éradication. « En exacerbant la violence de l’adversaire, on l’amène encore davantage sur le terrain choisi qui est celui de l’épreuve de force à l’état pur où tout est permis », écrit Chagnollaud.
Hormis cet argument, il est en effet difficile de concevoir l’utilité de la frappe qui a tué Ismaël Haniyeh, chef politique et non militaire du Hamas, en pleines négociations pour une trêve. « On peut y voir une utilité interne et externe », assure néanmoins Frédéric Encel. « Cela peut rassurer l’opinion publique, traumatisée par le 7 octobre, mais aussi convaincre des ennemis d’accepter une trêve, voire un accord de paix », estime-t-il. Et de prendre en exemple les accords d’Oslo : « Bien qu’ils aient finalement échoué, l’une des variables explicatives du processus de paix vient de la conviction, côté palestinien, qu’il serait impossible de détruire Israël parce qu’il était trop puissant ».

 


*Institut de recherche et d’études Méditerranée Moyen-Orient

**Frédéric Encel est notamment l’auteur des Voies de la puissance : penser la géopolitique au XXIe siècle (Odile Jacob, 2022)

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