50 ans de la guerre du Kippour : «Les ennemis d’Israël pourraient profiter de sa vulnérabilité»

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Figaro, par 

 

ENTRETIEN – «Extrêmement vulnérable» politiquement, Israël doit envisager un conflit régional «par procuration», voire une guerre civile, estime l’historienne Frédérique Schillo.

Le 6 octobre 1973, l’Égypte et la Syrie lançaient une offensive surprise destinée à récupérer une partie des territoires conquis en juin 1967 par l’armée israélienne. Cette qttaque simultanée déstabilisa de manière significative l’État hébreu, qui finit cependant par repousser ses assaillants. 50 ans après, Le Figaro revient sur ces événements qui ont marqué durablement le paysage géopolitique dans la région.

Frédérique Schillo est historienne, spécialiste d’Israël. Elle a notamment publié avec le journaliste Marius Schattner La guerre du Kippour n’aura pas lieu – Comment Israël s’est fait surprendre, aux éditions Archipoche.

SCHILLO.- Le mouvement géopolitique principal réside dans le fait que l’Égypte a été définitivement arrimée au camp de l’Ouest. La Russie aujourd’hui conserve des bastions importants dans la région mais a perdu son influence en Égypte. Il y a eu un redécoupage depuis, avec un nouvel équilibre : l’Égypte, la Jordanie, Israël, l’Arabie saoudite sont désormais dans le camp occidental. La sphère russe comprend la Syrie et demeure proche des Iraniens et du Liban.

Aujourd’hui, l’ennemi d’Israël a changé. C’était l’Égypte et la Syrie il y a 50 ans. C’est principalement l’Iran aujourd’hui, et son bras armé au Liban, le Hezbollah, qui multiplie les provocations à la frontière. Une nouvelle guerre de voisinage est-elle envisageable ?
La guerre du Kippour est la dernière grande guerre conventionnelle d’Israël. Si un conflit devait avoir lieu, il s’agirait plutôt d’une guerre par procuration, via le Hezbollah soutenu par l’Iran, ou le Hamas à Gaza. Nétanyahou agite souvent la menace d’une guerre existentielle avec l’Iran. Mais on n’en est pas là. Je ne crois pas que l’Iran soit préparé à une telle guerre. L’Iran, comme la Syrie ou le Liban, sont eux-mêmes dans des situations de grande instabilité : c’est impensable qu’ils mettent quelque chose sur pied. Mais la situation aux frontières est extrêmement inflammable.
À mon sens, la véritable menace existentielle réside dans la possibilité d’une guerre civile. Les militaires israéliens le répètent à l’envi. Et on y est presque. Elle a peut-être commencé cette année place Dizengoff à Tel Aviv, le jour de Yom Kippour, avec ces affrontements entre religieux et laïcs, entre les partisans du gouvernement et les opposants qui vont de l’extrême gauche au centre droit.

À quel point Israël est-il fragilisé par cette situation politique instable, avec la réforme de la justice et la grève des réservistes qui en découlent ? Ses ennemis pourraient-ils être tentés de profiter de cette situation chaotique ?

Aujourd’hui, Israël est dans une position extrêmement vulnérable. Et ses ennemis pourraient très bien en profiter. D’anciens militaires s’en sont d’ailleurs inquiétés.

Certains ex-soldats très réputés ont alerté sur le fait qu’Israël se trouvait de nouveau au bord d’un «désastre de Kippour», c’est-à-dire la chronique d’un affrontement annoncé. Certains disent : «Nous sommes le 6 octobre à 14h (heure de déclenchement de la guerre du Kippour, NDLR)». Cette métaphore signifie que les ennemis sont prêts à attaquer et qu’Israël ne voit rien, comme en 1973.

Surtout, avec le mouvement de grève des réservistes, on constate que moins de gens seraient prêts à se sacrifier pour Israël. En 1920, l’activiste sioniste Joseph Trumpeldor est mort en disant : «Il est bon de mourir pour son pays». Aujourd’hui, près de 10.000 réservistes refusent de servir l’État parce qu’il est en passe de devenir une démocratie illibérale. Les manifestants de ces dernières semaines, parmi lesquels nombre d’anciens combattants de 1973, scandent aujourd’hui qu’ils ne peuvent pas servir un gouvernement qui ferait chuter la démocratie israélienne. Mais si une guerre devait survenir, elle resouderait évidemment la nation.

Les leçons de la guerre du Kippour ont-elles néanmoins été apprises, pour ne pas rééditer un tel désastre ?

Aujourd’hui, l’État hébreu mobiliserait tout de suite, alors qu’il a trop tardé en 1973, ce qui a coûté de nombreuses vies humaines. Aujourd’hui, Israël ne se priverait pas de mener une attaque préventive, comme le veut sa doctrine. Aujourd’hui, Israël ne laisserait pas le dernier mot au renseignement militaire, qui était persuadé jusqu’au dernier moment en 1973 que les Arabes n’oseraient pas attaquer. Il y avait une hubris terrible, liée à l’euphorie de l’après-guerre des Six jours, qui ne se reproduirait pas aujourd’hui.
Les accords de Camp David, à la suite de la guerre du Kippour, avaient permis à Israël, pour la première fois, de signer une paix avec son voisin égyptien. Les accords d’Abraham de 2020, qui lient Israël à plusieurs acteurs clés du monde arabo-musulman, sont-ils un gage de sécurité pour l’État hébreu ?
Oui, et c’est pour cette raison qu’ils ont été menés. Avec les accords d’Abraham, nous avons affaire à une diplomatie transactionnelle, avec en jeu les échanges militaires, la coopération militaire. Les États arabes ont besoin des outils et des informations militaires israéliens.
C’est une assurance qu’il n’y aura pas de conflit et une manière de diviser le monde arabe. C’est gagner tout l’axe des sunnites, ceux qu’on appelle les modérés avec les États du Golfe, l’Égypte, la Jordanie, le Maroc. Et pourquoi pas, demain, l’Arabie saoudite. Car le prolongement de ces accords d’Abraham serait la signature d’un accord de normalisation avec le royaume, ce qui accoucherait d’un bouleversement du Proche et du Moyen Orient. Ce serait un gage de paix pour Israël.
Ces accords semblent provenir d’un front commun contre l’Iran. Mais les revendications palestiniennes demeurent. Israël peut-il contenir à la fois la menace palestinienne et contrecarrer les plans iraniens ?
La question palestinienne avait une valeur simplement symbolique dans les accords d’Abraham. La contrepartie brandie par les chefs d’État arabes, c’était qu’Israël renonçait à l’annexion de la Cisjordanie.
Depuis, il s’est passé beaucoup de choses : il y a eu des crises profondes en Cisjordanie mais aussi à l’intérieur même de l’État d’Israël, avec des émeutes dans les villes mixtes. Et les États du Golfe sont restés silencieux. Depuis la signature des accords, la Cisjordanie a changé : le Hamas prospère sur la souffrance et les difficultés économiques, fabrique ses propres roquettes et les lance depuis le territoire cisjordanien, notamment à Jénine. C’est un nouveau défi sécuritaire pour Israël.

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