Par le rav B. Choukroun zatsal
La Tora interdit de se faire entailles et blessures à l’occasion d’un deuil. La raison en est, selon le Ramban qu’il faut éviter de trop se mortifier. Des règles établies par nos Sages aussi, il ressort que l’esprit d’ensemble du Judaïsme vise à empêcher l’expression d’une douleur déraisonnée en cas de deuil, comme à la limiter dans le temps.
On pourrait alors se demander pourquoi les Prophètes, puis les Sages du Talmud, ont mis tant d’insistance à perpétuer le souvenir de la destruction des deux Temples. Pourquoi donc devrions-nous aujourd’hui encore évoquer, après deux mille ans, la douleur de la destruction et de l’exil ?
En pratique, ce souvenir se traduit par tout un ensemble de prescriptions, dont la majeure partie remonte à la destruction du Premier Temple durant toute la période du Deuxième Temple, on a en effet porté deuil du Temple de Salomon.
1) Le désir de la reconstruction de Jérusalem, ainsi que la délivrance messianique, s’exprime dans toutes nos prières quotidiennes. Or celles-ci datent, pour l’essentiel, de l’époque du Second Temple : déjà en ce temps-là, nos Sages considéraient donc le peuple juif en exil ; et le Grand Prêtre, pénétrant dans le Saint des Saints à Kippour, demandait la restauration du Temple dans l’éclat qu’il avait connu avant sa première destruction.
2) Une prière spéciale, facultative, a été instaurée pour pleurer sur la destruction et l’exil de la Chékhina : Le Tiqoun ‘Hatsoth, dit au milieu de la nuit.
3) Quatre jeûnes ont été institués (Jérémie 52 ; Ezéchiel 2) :
a – Le 10 Tévèth, date du début du siège de Jérusalem par les Babyloniens.
b – Le 17 Tamouz : en ce jour les Romains parvinrent à faire une brèche dans les murailles de Jérusalem. C’est à cette même date que différents évènement tragiques se produisirent dans l’Histoire : bris des premières Tables de la Loi par Moché ; interruption de l’offrande du sacrifice journalier ; la Tora brûlée en public ; idôle installé dans le Premier Temple par le roi Menaché.
c – Le 9 Av, date de la destruction des deux Temples. Outre l’obligation du jeûne, s’ajoute celle de porter le deuil du Temple : on n’étudie pas la Tora, on s’assoit sur le sol, les enfants n’ont pas école, etc … C’est en ce même jour que les explorateurs vinrent faire leur rapport tendancieux sur Erets Israël, et que fut massacrée la grande foule des partisans de Bar Kokhba, réfugiée dans la place forte de Bétar. Ce jour-là aussi, le gouverneur romain Turnus Rufus fit labourer le site du Temple.
d – Le 3 Tichri, jour où fut assassiné Guedalia ben A’hikam, dernier des grands Justes de l’époque du Premier Temple. Il fut en réalité tué à Roch haChana, mais le jeûne est repoussé après la fête.
4) Les trois semaines qui séparent le 17 Tamouz du 9 Av ont été nommées Ben haMetsarim, c’est-à-dire « entre les afflictions ». On y restreint de façon générale toute manifestation de joie : la coutume est de ne pas célébrer de mariages durant cette période, ne pas se couper les cheveux, ne pas porter de vêtements neufs … Dans la semaine du 9 Av, ou pour les Achkénazes dès le 1er Av, ces coutumes deviennent interdictions formelles. En outre, il est alors interdit d’aller aux bains, de faire la lessive ou de porter des habits venant d’être lavés. On s’abstient enfin de viande et de vin. Ces trois semaines, qui invitent à une réflexion sur le sens de l’exil, et sur la profondeur d’un » manque » où se trouve plongé notre univers, sont à comparer aux dix jours qui vont de Roch haChana à Kippour, ou aux trente trois jours du ‘Omer, entre Pessa’h et Chavou’oth l’accent est mis là sur le sens de la faute, et les devoirs qui incombent à l’homme.
5) Une série de prescriptions, concernant la vie courante, visent à rappeler qu’il ne peut y avoir de joie complète depuis la destruction du Temple.
a – Si l’on construit une maison ou refait les peintures, on laisse face à la porte d’entrée un pan de mur (60 cm x 60 cm au minimum) inachevé.
b – Un banquet devrait comporter un « manque » parmi les plats.
c – Une femme doit s’abstenir de porter tous ses bijoux à la fois ; le jeune marié déposera un peu de cendre sur son front, à l’endroit où l’on porte les Téfilin.
d – On doit s’abstenir de rechercher une joie dans la musique : il s’agit là en effet d’un plaisir trop profond pour qu’on puisse en jouir en l’absence du Temple.
Il y a cependant des tolérances, à l’occasion d’une Mitswa (mariages, offices, etc…) ou pour ceux qui font de la musique une science ou une profession.
e – Plus tard, à l’époque des massacres romains, on décida de diminuer la pompe des mariages. Les jeunes époux ne mettent plus de couronne, et on casse un verre au moment de la ‘Houpa (bien que les Tossafoth dans Bérakhoth 31a attribuent cette habitude à la nécessité de limiter l’exubérance de la joie). Tout ceci, pour que dans notre joie on garde en pensée que le monde n’est pas ce qu’il devrait être, tant que le Temple n’est pas reconstruit.
f – On déchire ses habits à la vue du site du Temple, devant le Kottel, de la même façon qu’on le fait au décès d’un proche (il est interdit de le faire Chabbath et Yom Tov). Cette déchirure doit-être d’environ 10 cm sur le devant du vêtement supérieur que l’on porte normalement.
L’habitation, l’alimentation, le bien-être corporel et moral, représentent évidement les centres de la vie quotidienne, et chacun d’entre eux doit être entaché d’un acte symbolique de non-perfection. L’exil n’est donc pas un événement, c’est un état de l’Histoire, état qui peut changer par notre volonté.
Il ressort des textes traitant ce sujet, que notre situation par rapport à Jérusalem n’est pas tant celle de celui qui a perdu un proche, qui a subi un évènement néfaste et dontie choix se situe entre accepter l’événement et se consoler, ou se révolter contre l’événement « inacceptable ».
Notre situation est bien plutôt celle d’un blessé dont le choix est ou d’accepter sa blessure et se laisser mourir, ou faire le nécessaire pour être soigné et vivre. Nous devons porter le deuil de Jérusalem avec le même empressement que l’on soigne un blessé grave, sans perdre de temps et le mieux possible.
Le Maharal explique (chapitre 23 de Netsa’h Israël) que le fait même de porter le deuil est une des raisons et des conditions de la délivrance lorsque l’homme prend conscience de ce qui lui manque, D. a en contrepartie la volonté de combler ce manque ; car l’une des conséquences du libre arbitre est que D. n’offrira, en don véritable, que ce que l’homme aura perçu comme son manque, son imperfection. En d’autres termes, la Mitswa du deuil de Jérusalem ne peut s’accomplir qu’à travers la critique de l’exil et l’analyse de ce qui nous fait aujourd’hui défaut.
A ce sujet, la Guémara (Yoma 9b) nous enseigne : pourquoi le Premier Temple fut-il détruit ? A cause de trois choses : idolâtrie, dépravation et meurtre ( les trois fautes fondamentales de la Tora qu’on ne doit en aucun cas transgresser, même au prix de sa propre vie) ; mais le Deuxième Temple, à une époque où l’étude de la Tora et la pratique des Mitswoth atteignaient des sommets, pourquoi a-t-il été détruit ? Car il y avait de la haine (la traduction est trop forte, le mot hébreu pouvant signifier la simple inimitié) ; ainsi peux-tu apprendre que la haine gratuite est aussi grave que l’idolâtrie, la dépravation et le meutre. Le texte de la Guémara expose qu’au temps du Premier Temple, par contre, les Juifs avaient confiance en D. . Ce texte soulève plusieurs problèmes :
1) Enfin de compte, pourquoi la haine est-elle tellement grave ?
2) Si à l’époquedu Premier Temple il y avait des meurtres, c’est donc qu’il y avait de la haine.
3) Quelle est l’opposition entre haine et confiance en D. ?
Notre maître le ‘Hafets ‘Hayim explique de la façon suivante :
Au temps du Premier Temple, l’homme était bon à l’intérieur et mauvais à l’extérieur. Il y avait d’un côté confiance en D’, et amour du prochain, amour de la Tora et des Mitswoth ; l’homme connaissait grandeur et pureté. Mais, à mesure même de cette grandeur, les mauvais penchants pouvaient avoir prise sur l’homme et l’entraîner aux fautes et aux crimes les plus graves (au passage, cette idée est la seule qui permet d’avoir une lecture intelligente et intelligible de l’Histoire biblique, au niveau des Prophètes particulièrement).
A l’époque du Deuxième Temple, l’homme était par contre bon à l’extérieur et mauvais à l’intérieur l’homme pouvait être droit et pieux, mais cela restait superficiel, sans domination et maîtrise de la nature humaine.
La Guemara dans Yoma continue :
« Rabbi Yo’hanan et rabbi El’azar disent : les premiers, dont la faute était dévoilée, la fin de leur exil a été dévoilée (70 ans d’exil en Babylonie) ; les seconds, dont la faute était cachée, la fin de leur exil est aussi cachée ».
Rabbi Yo’hanan ajoute « l’ongle des premiers (leur dureté) valait mieux que le ventre des seconds (leurs bienfaits) ». Rech Lakich objecte : « au contraire, les seconds continuent à s’occuper de Tora malgré l’exil ! Le Temple fournira la réponse il est revenu pour les premiers, mais n’est pas revenu pour les seconds ».
On a demandé à rabbi El’azar les premiers étaient-ils plus grands que les seconds ? Il répondit : « Levez les yeux vers le Temple ! », d’autres rapportent que le Temple vous serve de témoin ! » Le premier exil s’est soldé par une punition de soixante dix ans, alors que le deuxième exil n’est pas encore achevé.
Il ressort de ces textes l’image d’un monde paradoxal où, à l’époque du Premier Temple, de grands hommes commettent des fautes à la mesure de leur haute stature ; alors que la période du Second Temple, a priori beaucoup plus « normalisée » voit la valeur de l’homme se dégrader …
Ceci s’est traduit par des différences énormes entre les deux Temples : la Guemara Yoma (21b) nous en fait l’exposé : on ne trouvait plus dans le Second Temple ni l’Arche Sainte et les Chérubins (témoignage de l’amour unissant D. au peuple d’Israël) ; ni le feu céleste qui embrasait les offrandes sur l’Autel ; ni la » présence divine » (Chékhina) dont la manifestation était le don prophétique ; ni les oracles des « Ourim weToumim », les pierres précieuses, gravées aux noms des douze tribus, que portait le Grand-Prêtre. En un mot, malgré l’existence du Second Temple, la présence divine était déjà en exil … Autre différence significative dans le Premier Temple, le feu qui descendait du ciel avait la forme d’un lion. Mais rabbi ‘Hanina, adjoint du Grand-Prêtre à l’époque du Second Temple, témoigne l’avoir vu de son temps sous la forme d’un chien !
En bref, la fin du Premier Temple a marqué le terme d’une société de grands hommes, et de la présence divine sur terre …
En fait, les Juifs sont dès lors étrangers sur leur propre terre, avant d’en être renvoyés ; plus de Sanhédrin, plus de pouvoir ni législatif ni judiciaire et, longtemps avant la destruction du Deuxième Temple, plus de pouvoir exécutif conforme aux lois de la Tora ; depuis la domination de Rome, « empire du mal », il n’y a plus de société juive ou les rapports entre les hommes s’organisent conformément à la Tora. Tout au plus une « société de Juifs » comme c’est le cas aujourd’hui, quand la « religion juive » ne s’occupe que de ce qui est permis ou interdit mais n’a plus rien à dire sur qui est coupable ou acquitté, ce qui est pur ou impur, car il n’y a plus de Tora de la société, seulement du particulier (pour approfondir l’idée, voir Maharal, l’Eternité d’Israël chapitre 4).
Le deuil se conçoit alors dans une dimension nouvelle : nos Sages nous ont obligés à prendre conscience d’une chute, d’une décadence, qui nous a écartés de tout un univers spirituel. Deuil de l’exil donc, qui doit se comprendre non seulement comme morcellement physique d’Israël dans sa Diaspora, mais encore comme morcellement des valeurs.
Le deuil ainsi peut désormais devenir vecteur d’espoir, car il peut nous apprendre à remonter la pente sur laquelle nous avons glissé. Le Midrach rapporte que le Messie est né après Tich’a béAv, aux dernières lueurs des flammes qui achevèrent de consumer le Temple. Pourquoi à ce moment-là ? Car du deuil,et de son apport positif, jaillit l’espoir.
Kountrass Magazine nº 5 – Tamouz 5747 / Juillet 1987