FIGAROVOX.- Votre roman conjugue le parcours d’une jeune femme victime de l’importance de l’image dans notre société et d’un homme endoctriné par l’islam radical. Pourquoi mêler ces deux destins?
Le personnage d’Emma accepte de participer à une émission de téléréalité qui transforme des candidates au physique désavantageux en des icônes de beauté par la chirurgie esthétique. Sommes-nous dans le vraisemblable ou dans la science-fiction?
Les émissions de télévision américaines qui m’ont inspiré ne vont peut-être pas aussi loin que celle inventée pour les besoins du roman mais lui ressemblent. Nous ne sommes pas dans la science-fiction, mais toutefois dans le vraisemblable car la chirurgie et la médecine esthétique sont capables aujourd’hui de procéder à de vrais miracles. Les chirurgiens remplacent des visages entiers pour redonner une apparence acceptable à des victimes d’accidents totalement défigurées. On rafistole le corps humain dans tous les sens et nous ne sommes qu’au début d’une science dont les limites reculent en permanence. Le personnage d’Emma a la particularité d’avoir une apparence modelable car, si elle n’est pas très belle, elle n’est pas non plus d’une laideur repoussante. Ce qui lui arrive reste donc dans le domaine du possible. Cela ne m’a pas empêché de prendre du recul et de mettre beaucoup d’humour dans cette partie du roman, tandis que j’emploie un ton plus grave à mesure que se développe le récit.
Le personnage de Faouzi est endoctriné par des prédicateurs islamistes. Puisque vous avez vous-même travaillé sur les psychopathologies terroristes, ce personnage est-il inspiré d’une de vos rencontres?
Au-delà de l’endoctrinement, quels sont selon vous les ressorts du passage à l’acte et du sacrifice de soi pour un terroriste?
À l’origine du sacrifice de soi, il y a la détestation de la chair car elle est temporaire et putride. Sa propre chair, et celle des autres. Vous avez à faire, le plus souvent, à des jeunes gens en pleine ébullition des sens à un âge où, dans nos sociétés, on flirte, on emmène sa compagne au restaurant, au cinéma, où l’on fait l’apprentissage de la tendresse et où l’on connaît sa, ou ses, premières expériences sexuelles. Mais dans d’autres systèmes culturels, tout est organisé pour contrôler la libido, considérée comme une pulsion diabolique à moins d’être ritualisée et codifiée. L’amour est interdit en dehors du mariage, souvent organisé et imposé par la famille. De là naît un mécanisme d’angoisse insupportable qui conduit le djihadiste à vouloir mourir par peur de la mort. Une formulation qui n’est pas si contradictoire quand on veut bien considérer que cette peur est avant tout celle d’un inconnu absolu tandis que les religions rassurent en apportant des explications liées un comportement sacrificiel. «Faites exactement tel qu’il est indiqué dans notre interprétation des textes sacrés et vous aurez droit à la vie éternelle dans un environnement sublime» Ce n’est pas nouveau. Toute eschatologie promeut le sacrifice d’Eros à Thanatos, car pour obtenir la grâce du ciel, de D’ ou des dieux, il suffirait de se livrer à certains rituels, mais surtout d’être capable d’immoler nombre de plaisirs, celui de la chair ayant toujours été le plus grand et le plus satisfaisant.
En effet le personnage de Faouzi est rebuté par le monde de l’argent et de l’égoïsme et en appelle à «regarder le ciel et imaginer le nombre d’étoiles qui tournent autour de la planète» (p.194), ce qui l’amène à embrasser le djihadisme. Est-ce aussi un besoin de transcendance qui motive ce type de comportement?
Faouzi est un personnage complexe qui, contrairement aux autres membres de sa famille, très intégrés dans la société française, a toujours été attiré par la religion. La peur de la mort qui se réveille en lui au moment du décès de sa mère l’entraîne à poser des questions auxquelles personne dans son entourage immédiat n’a de réponse.
Il va donc trouver refuge dans la foi. C’est un réflexe classique auquel personne, même le plus athée d’entre nous, n’échappe dans des circonstances dramatiques. Le monde dans lequel nous vivons est absurde, injuste et certains ont pu écrire que Dieu était mort à Auschwitz. Mais Faouzi n’a pas ce problème car, pour le nouvel entourage auquel il se réfère, Auschwitz est un mythe. Je n’ai pas voulu développer cet aspect politico-religieux en créant son personnage, car il était important de ne pas tomber dans les pièges de la caricature. Son approche de la transcendance est multiple, née d’un rejet de la société matérialiste, ce qui est de son âge, d’une volonté d’échapper à l’absurdité d’une vie sans but supérieur et d’une angoisse insupportable qui le conduit également à tomber dans l’addiction, poussé par ses mentors. Au départ, c’est un garçon tourmenté mais pur. La conviction est souvent ce qui fait la différence entre un criminel psychopathe et un terroriste.
À travers le destin de vos deux personnages principaux, vous semblez avoir voulu montrer les liens entre islamisation et société de consommation occidentale. Mais le problème du radicalisme existe également dans les pays arabes qui restent de sociétés traditionnelles… L’islamisation n’est-il pas aussi un phénomène propre qui obéit à ses propres ressorts?
Évidemment, l’islamisation est un phénomène qui obéît à ses propres ressorts. Mais il faut distinguer l’objectif et les moyens mis en œuvre pour y parvenir. Les islamistes ont une volonté prosélyte qui se décompose en deux phases: la conversion par la persuasion ou par la force. En Irak, j’ai pu poser une question importante à un membre d’Al Qaida: puisque vous estimez que vous appartenez à une religion de paix, d’amour et de compassion, comment justifiez-vous une telle violence au nom de l’Islam? Sa réponse fut sans équivoque. L’islam est la seule vraie religion, nous appelons tous les humains à nous rejoindre. Ceux qui refusent nous agressent par leur rejet, et le djihad est la seule réponse possible à cette agression. Je reviens encore une fois sur ma tentative d’explication plutôt freudienne que sociopolitique. Une société qui refuse la liberté individuelle aux femmes, car celles-ci représentent un danger spirituel, ne peuvent accepter l’existence d’une civilisation dans laquelle les mâles ont perdu tout contrôle de leurs compagnes. Les djihadistes se considèrent comme les guerriers de leur Dieu, destinés à porter la bonne parole, c’est-à-dire celle inscrite dans le Coran et les hadiths. Et ces textes religieux codifient le comportement du croyant dans tous les aspects de sa vie. Bien qu’il ne soit inscrit nulle part qu’une femme doive porter le voile ou se baigner en burkini, ce sont des rituels qui ont été mis en place pour préserver la suprématie de l’homme sur la femme, afin qu’elle ne porte pas atteinte à son honneur ni, surtout, à sa spiritualité. Curieusement, le terrorisme islamique est une forme de nihilisme, alors que par définition le nihilisme s’oppose aux religions. Pour avoir lu Huntington, je crois fortement à sa théorie sur le choc des civilisations. Celui-ci a plusieurs racines, très complexes, mais on passe trop souvent à côté de l’individu pour le fondre dans la masse. Or du côté islamiste cet individu, ce djihadiste, ce terroriste souffre d’un niveau de frustration qui, dans nos sociétés, peut fabriquer des psychopathes.
J’ai comparé mon expérience de terrain avec celles de deux amis, l’un, le docteur Weilner, psychiatre légiste auprès de la police new-yorkaise et Bill Hagmaïer, un ancien agent du FBI, spécialiste du comportement qui a accompagné Ted Bundy dans ses derniers moments. Nous sommes arrivés à la conclusion que l’instrumentalisation des frustrations est un facteur déterminant dans le passage à l’acte des terroristes suicidaires, de la même manière que les psychoses conduisant à la criminalité trouvent souvent leur origine dans un mécanisme similaire, mais fortuit et non orchestré.