Que vient faire la Turquie au Conseil français du culte musulman?

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L’arrivée, ce 1er juillet, du Franco-Turc Ahmet Ogras à la présidence du Conseil français du culte musulman inquiète ceux qui voient dans ce partisan d’Erdogan la tête de pont d’Ankara.

«J’en ai marre qu’on me renvoie tout le temps à la Turquie. C’est rabaissant, ce n’est pas normal et ce n’est pas constructif»: au café où il m’a donné rendez-vous, à quelques mètres de son agence de voyage de la rue Saint-Martin, dans ce quartier que l’on surnomme la «petite Turquie», et alors que je l’interroge sur ses liens avec le Président Erdogan, Ahmet Ogras s’agace des articles qui font de lui –non sans fondement–  la «tête de pont d’Ankara dans l’islam français».

En vertu de la présidence tournante instaurée en 2013, c’est donc pour la première fois un franco-turc, homme plutôt affable, ingénieur de formation et âgé de 46 ans, qui, dès aujourd’hui et pour deux ans, va présider le Conseil français du culte musulman (structure créée en 2003, pour représenter les musulmans de France auprès des instances étatiques).

Une perspective qui réjouit Fateh Kimouche, le fondateur du site d’informations AlKanz: «Je suis content de voir que l’OPA Maroc-Algérie soit dynamitée et qu’un non Arabe (non-Maghrébin) soit à la tête du CFCM en attendant le tour d’un musulman d’Afrique noire», apprécie-t-il voyant dans cette présidence franco-turque un «reflet de la diversité des origines des croyants musulmans».

Parmi les ressortissants turcs vivant en France, on ne cache pas, comme le fait Ahmet Ogras lui-même (photo ci-dessous | Joël Saget/AFP), une certaine fierté de voir l’un des leurs accéder «enfin» à ce poste.
Le futur président du CFCM est cependant loin de faire l’unanimité. La date fatidique du 1er juillet approchant, les langues se sont déliées, les rumeurs enflant, des dossiers sortant. En arrière-plan: l’inquiétude qu’Ahmet Ogras puisse effectivement jouer la tête de pont d’Ankara dans l’islam français, mais également son profil: « Il n’est ni théologien ni arabophone», objectent certains.

Au sein du CFCM, le secrétaire général Abdallah Zekri, un Franco-Algérien, avertit que «le CFCM est un conseil français. Il ne peut être turc. Ni algérien ni marocain. Ogras est certes président, mais il y a une direction collégiale et cela doit être respecté». Tandis que de leur côté, un conseiller régional du CFCM de l’est de la France ainsi que le responsable de la mosquée de Pontoise, Hikmet Turk, ont carrément traité Ahmet Ogras d’«incompétent».

L’ambassadeur de Turquie en France aurait-il pris conscience de ces inquiétudes? Il aura en tout cas pu tenter de rassurer ses interlocuteurs lorsqu’il s’est rendu – une première – en avril au Congrès de l’UOIF (Union des organisations islamiques de France) avec Ahmet Ogras; puis lorsqu’il a invité les dirigeants du CFCM à partager un iftar (repas de rupture du jeun) à sa résidence en juin.

«Les Turcs de France avaient là une opportunité formidable de donner une image constructive et fédérative, c’est raté», considère le Franco-Turc Haydar Demiryürek, prédécesseur d’Ahmet Ogras au CFCM.

«Je suis l’objet d’un bizutage de la part des grands-frères», rétorque, philosophe, ce dernier qui préfère changer de sujet et exposer ses projets. Par exemple, étoffer le nombre de salariés au CFCM et obtenir un vrai budget. «Comment voulez-vous qu’on fasse du bon travail avec un seul mi-temps permanent? ​Et pour ce qui concerne les moyens financiers, Dieu est grand, on les trouvera! Les fédérations, les grandes mosquées devront faire un geste fort», explique-t-il en chef d’entreprise.

Sa femme, une cousine d’Emine, l’épouse du Président Erdogan

Car l’arrivée d’Ahmet Ogras à ce poste est tout sauf le fruit d’un hasard. Sa femme est une cousine d’Emine, l’épouse du Président Erdogan. Et quand son beau-frère et associé, Ali Hasal, a dû quitter Paris, celui-ci a rapidement pu trouver une place parmi les centaines de conseillers du Palais présidentiel d’Ankara.

L’ascension d’Ahmet Ogras épouse en effet l’évolution islamo-nationaliste du régime turc.  Au milieu des années 2000, il est à l’origine de la création de l’UETD (Union des démocrates turcs européens), une association de lobbying pour l’AKP (le parti de la justice et du développement, islamo-nationaliste, au pouvoir depuis 2002) dont il prend la direction française.

«L’impulsion est venue d’Europe, on a fait écho au Président Erdogan mais ce n’est pas lui qui nous a demandé», m’explique-t-il. En 2012, il co-organise à Paris la grande manifestation rassemblant quelque 15.000 européens d’origine turque pour dénoncer le vote de la loi pénalisant la négation du génocide arménien. L’UETD joue également un rôle important dans l’organisation des rassemblements électoraux autour de Recep Tayyip Erdogan à Lyon (2014) puis à Strasbourg (2015).

A l’image d’une grande partie du personnel politique de l’AKP, Ahmet Ogras a entretenu des liens en France avec le mouvement de l’imam Fetullah Gülen, l’ancien allié devenu ennemi d’Erdogan. Ainsi avait-il choisi d’envoyer ses deux enfants à l’école (hors contrat) du mouvement, à Villeneuve-Saint-Georges, et fréquentait-il, selon l’un de ses anciens membres, la Fatiad, une association d’entrepreneurs du mouvement. (Aujourd’hui, le président du CFCM dénonce l’infiltration des gulénistes dans l’Etat turc. Il évoque également, c’est la ligne officielle, leur lourde responsabilité dans le coup d’Etat raté du 15 juillet dernier, ainsi qu’il me l’explique sur le trottoir, à l’issue de notre interview).

Des imams recrutés par les services secrets turcs

Mais surtout, Ahmet Ogras établit des relations étroites avec l’Union turco-islamique des affaires religieuses, la Ditib, directement rattachée à Erdogan, alors Premier ministre, qui encadre l’islam turc à l’étranger. En France, la Ditib représente quelques 250 mosquées sur 2500 et 150 imams venus de Turquie (il y a environ 400 mosquées ou salles de prières «turques» sur notre territoire, mais toutes ne sont pas rattachées à la Ditib).

«Les Français ne comprennent pas ce qu’est la Ditib. D’abord dévolue au seul culte, elle connaît une transformation radicale depuis 5 à 6 ans. C’est devenu une arme politique pour Ankara, en relation avec les services secrets. Regardez en Allemagne, certains imams ont été recrutés par le MIT, les services secrets turcs», décrit Emre Demir, l’ancien directeur de Zaman France, journal du mouvement de Fethullah Gülen. De fait, en février Outre-Rhin, le service fédéral de renseignement allemand a fait rappeler par Ankara six imams turcs accusés de profilage et espionnage.

 «Il faut comprendre que la Turquie ce n’est ni l’Algérie ni le Maroc, explique Bernard Godard, l’ex-Monsieur islam du ministère de l’Intérieur. Les Turcs n’ont pas le même rapport intime d’anciens colonisés à la France. Ils ont une très forte tradition administrative et utilisent tous les instruments à leur disposition pour en faire un usage diplomatique et politique. Cette tendance s’est renforcée depuis l’arrivée au pouvoir d’Erdogan. La Ditib est devenue un outil unique et très puissant pour Ankara».

Au sein du Conseil français du culte musulman (CFCM), la Ditib est représentée par une association française, le comité de Coordination des musulmans turcs de France (CCMTF), créé ad hoc en 2001. Un faux nez en quelque sorte. C’est Haydar Demiryürek, aujourd’hui engagé dans le dialogue entre chrétiens et musulmans, qui dirige le CCMTF jusqu’en 2011. A cette date, et à l’issue d’un « mini-coup », il est remplacé par Ahmet Ogras dont le diplomate Izzet Er, responsable du Ditib en France,  a connu le beau-père,  co-fondateur du Milli Görüs (Vision nationale), un mouvement islamique puissant et contesté, embrassant le cultuel et le culturel, que la Ditib réintègre dans son giron progressivement depuis 2008 alors qu’il en était indépendant.

«Il faut comprendre que la Turquie ce n’est ni l’Algérie ni le Maroc. Les Turcs n’ont pas le même rapport intime d’anciens colonisés à la France.»

Bernard Godard, ex-Monsieur islam du ministère de l’Intérieur

Ahmet Ogras est intronisé à la tête du CCMTF par «un vote à main levée et non à bulletin secret» explique Haydar Demiryürek qui conteste la validité de ce processus et a porté plainte. Celui-ci serait en effet entaché de «nombreuses irrégularités», selon une personne proche du dossier. Le Tribunal de Paris a assigné en décembre 2016 mais l’audience n’a pas encore eu lieu.

«Entre Ogras et Er, c’était du donnant donnant, une simple question d’intérêt», selon plusieurs personnes qui ont approché le duo. L’année suivante, par exemple, Izzet Er lance l’agence «Ditib voyages». Objectif: exploiter les deux principaux domaines d’intervention –et de revenus– de la Ditib, le Hadj (pèlerinage à la Mecque) et le rapatriement des défunts. «Ditib voyages» est chargée de commercialiser les billets d’avions pour les accompagnateurs des défunts lors du retour des corps en Turquie et peut organiser le contingent des pèlerins franco-turcs que l’Arabie saoudite accorde à la Turquie pour le Hadj. C’est le nouveau président du CCMTF, Ahmet Ogras, qui est nommé gérant de l’agence.

Faire pression sur l’Etat français

«Les Turcs construisent une nouvelle diplomatie, où le religieux est utilisé comme moyen de pression à l’intérieur des Etats. L’islam est devenu vecteur d’influence diplomatique», renchérit Didier Leschi, haut fonctionnaire, auteur de Misère(s) de l’islam en France (Cerf, 2017).

Dans la foulée de la tuerie de Charlie Hebdo, en janvier 2015, Ahmet Ogras illustre cette volonté turque de faire pression par le biais du religieux sur l’Etat français. En direct sur Haber-Turk, le vice-président du CFCM explique de façon un peu décousue qu’il est «en France depuis l’âge de trois ans» et qu’ici «les cours d’histoire présentent les musulmans et les Ottomans comme des barbares et qu’on y raconte les croisades». 

 

Puis il lance «un appel aux hommes politiques turcs [qui] doivent créer une commission. Ils doivent nous défendre, car nos mosquées n’ont pas de budget, ni de caméra de surveillance. Pour les juifs, l’Etat français met des policiers, des caméras. La Turquie a une mission dans ce domaine, je lance un appel [aux députés turcs]: venez, parlez avec vos homologues [français] pour qu’ils nous protègent».

Ce n’est pas une surprise pour Bernard Godard, auteur de La question musulmane en France (Fayard, 2015) qui comme plusieurs hauts fonctionnaires ou ex-hauts fonctionnaires tirent la sonnette d’alarme depuis deux ou trois ans sans être entendus des décideurs, disent-ils. «On est complètement naïfs, il se passe avec la Turquie et les musulmans la même chose qu’avec la reprise en main des orthodoxes par la Russie. La seule différence c’est qu’il y a 7 millions de musulmans en France en comparaison des quelques dizaines de milliers d’orthodoxes», analyse Bernard Godard.

Pourtant, Anouar Kbibech, président franco-marocain du CFCM, en partance, ne s’inquiète pas trop: «Je peux vous assurer qu’il n’y a aucune volonté de transformer le CFCM en succursale de la Ditib ou de la Turquie. N’oubliez pas que la présidence est collégiale, répète-t-il. Ne faisons pas de procès d’intention!» Un avis que partage à quelques nuances près, Fateh Kimouche: «S’agissant du fait qu’Ahmet Ogras soit considéré comme l’homme d’Erdogan, il ne faut pas se faire d’illusions. Il sera surveillé comme le lait sur le feu par les ambassades algérienne et marocaine notamment, et n’aura certainement pas les coudées franches. Le CFCM, c’est l’islam des consulats».

Le «Macron des musulmans»

L’islam consulaire justement, a été évoqué, avec quelques réserves à propos de la formation des imams, par le Président Macron lors du dîner de rupture du jeûne qu’il a partagé le 20 juin avec l’équipe dirigeante du CFCM dans les Salons Hoche. Tandis que l’Ambassadeur de Turquie en France était assis aux côtés du nouveau ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, Ahmet Ogras faisait face au président de la République française.

Quelques jours plus tard, dans ce café de la rue Saint-Martin où il m’a donné rendez-vous, le jeune président du CFCM répète qu’il se voit comme le «Macron des musulmans»: «Parce que je partage avec le président de la République française la nécessité de donner toute la priorité à la lutte contre le terrorisme et qu’à ce titre je pense avoir un rôle à jouer.»

Ahmet Ogras n’a pas complètement tort d’oser la comparaison avec Emmanuel Macron. Mais pour une autre raison que celle qu’il invoque. Car il existe un point commun entre ces deux hommes: peu de monde s’attendait à ce qu’ils deviennent présidents. «Personne n’envisageait sérieusement l’arrivée d’Ogras. Tout le monde disait: on verra bien d’ici là», confirme Bernard Godard.  Comme si de quantité négligeable le Franco-Turc était  devenu incontournable.

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