La destruction militaire du califat est une nécessité. Il faut néanmoins réfléchir à ses conséquences.
L’État islamique (EI) n’est pas notre ennemi principal. Il n’est que l’excroissance d’une idéologie qui se manifeste de multiples manières. Il est une des têtes de l’hydre, il n’est pas son cœur. Et il n’est, au fond, que le frère jumeau désinhibé de l’Arabie saoudite.
Il doit pourtant être détruit, pour trois raisons au moins.
Tant qu’il existe, il exerce une fascination qui ne peut que favoriser les vocations djihadistes, l’espoir de l’incarnation réelle d’un califat largement fantasmé. Source d’inspiration pour les terroristes, il est un danger pour l’ensemble de la planète.
Les islamistes ne veulent pas la guerre civile, ils veulent l’islamisation
Il représente évidemment une menace militaire et un facteur de déstabilisation au Moyen-Orient. Il est illusoire d’espérer la conclusion d’une paix durable entre lui et ses voisins, en premier lieu mais pas seulement, l’Irak et la Syrie.
Au plan éthique enfin, l’État islamique est une monstruosité. Même s’il n’est pas seul à commettre certains crimes, aucune autre structure ne les revendique aussi ouvertement, et le laisser agir créerait un précédent dangereux. La passivité de la communauté internationale face à d’autres Etats totalitaires est problématique, mais ne peut pas servir à justifier une quelconque faiblesse face à l’EI.
Ceci étant clairement posé, il faut s’interroger sur la manière dont le califat réagira, une fois militairement détruit, et sur sa riposte contre l’Occident.
Contrairement à ce qui a trop souvent été dit et écrit, les islamistes ne veulent pas la guerre civile. Ils veulent l’islamisation.
La guerre civile n’est éventuellement qu’un moyen d’y parvenir, à condition qu’ils estiment avoir de bonnes chances de la gagner, mais elle n’est pas le seul moyen envisageable. De même, les tensions entre communautés ne sont pas un but en elles-mêmes.
Toute concession à l’islam politique est une victoire pour Daech
Dès lors qu’un Etat cède petit à petit aux revendications de l’islam politique, dans l’espoir d’apaiser les communautés les plus virulentes, par peur d’une hypothétique guerre civile, par culpabilité post-coloniale, par haine de soi ou par clientélisme électoral, les islamistes s’estiment victorieux.
A leurs yeux, chaque concession n’est pas une main tendue mais une marque de faiblesse qui les encourage à réclamer toujours plus. A poursuivre les attentats, aussi, puisque l’effet de sidération rend leurs cibles vulnérables et que, en Occident du moins, crier aux amalgames et à l’islamophobie leur permet de faire entendre leurs exigences. Réfléchissant sur le long terme, ils vont toujours plus loin mais veillent à ne pas y aller trop vite.
Cependant, les défaites militaires de l’EI sont susceptibles de changer la donne.
Que ce soit dans l’espoir de survivre en tant qu’ « Etat » territorial, ou pour se donner du temps afin de préparer son retour à la clandestinité, le califat va chercher par tous les moyens à ouvrir d’autres fronts pour obliger ses ennemis à distraire leurs ressources militaires du théâtre syro-irakien.
Dès lors, créer des troubles dans les pays qui combattent l’EI deviendra prioritaire, et il faudra s’attendre à voir se multiplier les attaques, notamment contre les cibles les plus sensibles aux yeux des opinions publiques. Ce sera temporaire et prendra probablement fin peu après la chute effective du califat, mais il ne sert à rien de fermer les yeux sur l’évidence : ce sera collectivement douloureux.
Après Daech, 5 hypothèses
Reste à anticiper la phase finale, c’est à dire le retour à la clandestinité des réseaux et des ressources de l’EI. Plusieurs hypothèses :
- Le « califat de l’ombre ». Les dirigeants de l’« État islamique » préservent pour l’essentiel leur cohésion, et réussissent à se dissimuler en gardant leur autonomie par rapport aux autres réseaux islamistes. Défaite partielle pour les ennemis de l’EI, puisque le califat existerait toujours sous une autre forme. Cette hypothèse aurait pourtant l’avantage de maintenir en l’état la fragmentation des groupes terroristes, avec ce que cela suppose de rivalités entre eux et d’absence de coordination.
- Prise de contrôle par Al Qaïda. Quoi qu’il arrive, la disparition du califat lui laissera un nouvel espace de développement. Modernisée, elle tirera les leçons de l’EI, et combinera désormais la structure pyramidale d’une armée clandestine et les métastases du terrorisme « uberisé ». La dureté probable des combats à venir entre le califat et les rebelles soi-disant modérés, généralement affiliés à Al Qaïda, reste toutefois un obstacle potentiel à une fusion complète des réseaux.
- Union avec les Talibans. Reprenant progressivement le pouvoir sur une grande partie de l’Afghanistan, ils peuvent incarner le nouvel espoir d’un Etat islamiste disposant d’une assise territoriale et assumant pleinement ce qu’il est. Reste à savoir s’ils se laisseraient séduire par l’internationalisme de l’EI, ou si les agents du califat accepteraient de se contenter d’un projet purement local.
- Rattachement à Riyad. L’idéologie wahhabite de l’Arabie saoudite est presque exactement la même que celle de l’ « Etat islamique », elle est un véritable Etat, possède les lieux saints de l’Islam, et défie ouvertement la communauté internationale en jouant un double jeu que tout le monde connaît mais que peu osent dénoncer. Certes, on imagine mal les cadres de l’EI accepter l’autorité des Al Saoud, et on voit mal la famille régnante prendre le risque d’offrir un asile aux responsables du califat. D’une part, de crainte des retombées en termes de relations internationales, d’autre part de peur de les voir ensuite se retourner contre eux, comme jadis l’Ikhwan. Mais il en va tout autrement des simples soldats et des soutiens idéologiques du califat. L’Arabie saoudite, où toute critique de l’islam peut être punie de mort, a bien obtenu la bénédiction des Américains pour diriger des programmes de déradicalisation ! Manière à peine voilée d’offrir un refuge aux combattants de l’EI, sans doute en échange de leur aide contre l’Iran, et avec la bénédiction des États-Unis. Car quel meilleur moyen pour réconcilier d’anciens adversaires que de leur désigner un ennemi commun ? En ravivant sa lutte contre Téhéran, Riyad se positionne en alternative crédible au califat pour ceux qu’anime avant tout la haine des chiites.
Il est presque certain que toutes ces options se réaliseront à des degrés divers, les membres de l’EI et les groupes affiliés faisant chacun des choix différents, en fonction de leurs intérêts propres, des opportunités qui se présenteront et de leurs affinités idéologiques.
Mais une chose est sûre : la lutte contre l’islamisme doit être simultanément militaire, policière et culturelle, et même après la chute du califat elle sera loin d’être terminée.
Aurélien Marq, polytechnicien et haut fonctionnaire chargé de questions de sécurité intérieure – www.causeur.fr