Uwe Wittstock, Marseille 1940. La fuite des écrivains allemands

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Uwe Wittstock, Marseille 1940. Marseille en l’an 40 ou la fuite éperdue des écrivains allemands. Die grosse Flucht der Literatur. Munich, C.H. Beck

Voici un bel ouvrage qui répond à un desideratum de l’histoire littéraire à la fois allemande et européenne. Il décrit la situation quasi désespérée des écrivains et intellectuels allemands, ennemis du nazisme, réfugiés en France et devant quitter notre pays pour échapper aux troupes allemandes qui avaient des listes de personnalités à arrêter. Ces réfugiés connaissaient l’existence de telles listes et savaient que leurs poursuivants n’auraient aucune pitié à leur égard.

Les réfugiés le savaient et comprenaient qu’ils ne pouvaient plus rester sur place puisque la France n’était plus un havre de paix, mais un pays victime d’une invasion. Puisque le nord de la France était menacé de manière imminente, il fallait se diriger vers le sud afin d’embarquer pour des cieux plus cléments. C’était le calcul de ces hommes aux abois mais tous ne furent pas sauvés. A partir de Marseille, les fuyards pouvaient se rendre aux USA ou au Portugal et échapper ainsi à leurs poursuivants. Pour les plus chanceux car on sait que ces hommes et ces femmes n’ont pas eu de chance.
L’écrivaine Anna Seghers fuit Paris à pied, accompagnée de ses filles. Walter Benjamin, l’ami de Gershom Scholem, hésite à rejoindre ce dernier à Jérusalem et se suicidera à la frontière franco-espagnole lorsque l’alcade décidera de renvoyer son train vers le point de départ, ce qui équivalait à une condamnation à mort, à Port-Bou. Cette année 1940 à Marseille scellera le destin de nombre de ces intellectuels, ne sachant vers quel saint se tourner. D’autres seront internés dans des camps en raison de leur nationalité ennemie alors qu’ils avaient justement quitté leur pays d’origine pour prendre leurs distances avec les autorités nazies…

Avant de mettre fin à ses jours, Benjamin remettra son dernier manuscrit à Hannah Arendt. Tant de vies se croisèrent, tant de destins animés d’un seul espoir, survivre et échapper aux Nazis.

Ce bel ouvrage comporte un bon nombre de photographies des exilés sur place. Cela nous permet de nous rendre compte de la réalité de ces êtres et du supplice qu’ils ont subi. Nombre de ces malheureux qui avaient dû abandonner une seconde fois leurs amis, leurs proches, leurs habitudes, leur vie tout simplement, étaient de braves gens, des inconnus jetés sur les chemins de l’exil. On évalue leur nombre à plus de six millions. L’auteur qui fait œuvre pie leur dédie son livre. Mais, dans les faits, ils furent engloutis dans l’abîme de l’histoire.

Pourquoi la cité phocéenne ? C’était une plaque tournante où les agents des puissances alliées mettaient tout en œuvre pour sauver le plus du monde possible. Mais il y avait aussi des espions à la solde des nazis qui cherchaient à repérer et à neutraliser leurs victimes. Des hommes comme Heinrich Mann, le frère de Thomas Mann, l’auteur d’un pamphlet très critique aux yeux des bien pensants, Der Untertan (Le sujet), ne se faisaient aucune illusion sur leur sort s’ils venaient à tomber entre les mains de leurs ennemis. En outre, Marseille n’était pas loin de l’Espagne dont la neutralité apparente a tout de même permis quelques sauvetages de dernière minute. N’oublions pas que les USA n’accordaient de visas d’entrée dans leur pays que très parcimonieusement.

Les intellectuels et journalistes allemands n’étaient pas les seuls à être recherchés et ramenés dans leur pays, il y avait aussi bien des citoyens autrichiens et italiens qui se trouvaient à Marseille. Dans ces milieux les émissaires américains pouvaient se faire une idée juste du vrai visage des Nazis. L’auteur cite un jeune journaliste américain, de moins de trente ans, qui fut envoyé sur place par un grand quotidien de New York afin de puiser des renseignements émanant de sources fiables. Des centaines d’interviews furent menées à bien : on interrogea aussi bien des garçons de café que d’éminents professeurs d’université. Et ceci contribua à donner une image globale de l’Allemagne nazie…

Il y aurait encore tant de choses à dire, pour épuiser la grande richesse de cet ouvrage. On ne rendra jamais justice à toutes les victimes, et cela nous conduit à chérir la paix. Des nations chrétiennes, au plus haut de leur culture, se sont entre déchirées alors qu’elles auraient dû vivre selon les mêmes valeurs humanistes. L’Europe, disait Emmanuel Levinas, se limite à un résumé de la Bible et des penseurs grecs… En d’autres termes, l’Europe doit incarner une conduite éthique. C’est ce que fait ce beau livre qui mériterait une traduction en d’autres langues européennes.

Maurice-Ruben HAYOUN
Le professeur Maurice-Ruben Hayoun, né en 1951 à Agadir, est un philosophe, spécialisé dans la philosophie juive, la philosophie allemande et judéo-allemande, un exégète et un historien français. il est également Professeur à l’université de Genève.

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