Conséquence de la déportation de 400 000 Juifs polonais et du transfert de 1 150 000 travailleurs juifs russes vers l’est. Un sujet qui est rarement abordé dans son ensemble. Dans un cas comme dans l’autre, ce ne sont pas en tant que Juifs que ces personnes furent évacuées, mais comme éléments subversifs qu’il fallait neutraliser ou comme travailleurs dont le pays avait besoin. Mais le résultat est là.
Le plus grand « sauvetage » de l’histoire de la Shoah résulte de la vaste déportation policière vers l’Asie centrale et la Sibérie d’une population polonaise jugée dangereuse et du déplacement massif de travailleurs russes juifs de la zone des combats vers les combinats industriels de l’Oural.
L’intention des autorités de l’URSS n’a jamais été de procéder à ces immenses transferts de population pour sauver qui que ce soit. Dans un cas comme dans l’autre, ce ne sont pas en tant que Juifs que ces personnes furent évacuées, mais comme éléments subversifs qu’il fallait neutraliser ou comme travailleurs dont le pays avait besoin. C’est ce qui les sauva. [1] Dans le contexte de la Shoah cette situation peut surprendre, car atypique. Ce sauvetage est peu connu malgré l’importance considérable du nombre de Juifs en cause.
Entre septembre 1939 et 1941, 400 000 Juifs polonais sont déportés par les autorités russes dans les provinces asiatiques de l’Est de l’URSS.[1][2] La plupart ont fui, certains ont été expulsés dans des conditions souvent atroces de la Pologne occupée par les Allemands. Cet afflux de Polonais dans leur zone d’occupation déplaît aux Soviets qui déportent la plupart des nouveaux arrivés considérés comme bourgeois réactionnaires.
La guerre terminée, près de 100 000 de ces Juifs sont morts de faim, de maladie ou de mauvais traitements. 50 000 déportés décident de rester en URSS, ils se sont intégrés à la population locale. 250 000 sont rentrés en Pologne.[2] Ces 300 000 survivants auraient été condamnés à une mort certaine s’ils n’avaient pas été exilés à l’Est de l’URSS.
A la suite de l’invasion allemande du 21 juin 1941, on trouve un déplacement comparable pour les Juifs russes. Les autorités de Moscou ont décidé de transférer des millions de travailleurs et leurs familles qui vivent à l’Ouest du pays vers les complexes industriels de l’Est.[3] Il faut agir vite car, en ce début de campagne, la Wehrmacht avance rapidement. On estime que 1 150 000 Juifs auraient été évacués pendant ce gigantesque transport de population. Un rapport russe de l’époque précise qu’« en plus d’une évacuation planifiée, il y a une migration non planifiée des populations des provinces qui risquent d’être occupées par les nazis ».[4]
Ce chiffre peut paraître élevé. Il trouve son explication dans l’histoire. Les tsars avaient enfermé les Juifs russes dans un immense ghetto centré sur la ville de Pale à l’Ouest de l’empire. Dans les premiers jours qui suivirent la révolution russe, un décret annula cette relégation. Vingt années plus tard les deux tiers des Juifs russes vivent encore dans la région où ils avaient été assignés à résidence. En 1939, ils sont 1 500 000 en Ukraine et 500 000 en Biélorussie et Crimée.[5] Sur ces deux millions de Juifs, environ 60% sont évacués vers l’Est. [6] Ils seront ainsi 1 150 000 mis hors de portée de leurs tortionnaires nazis.
Il n’y a aucune volonté délibérée de sauver des Juifs. Aucune directive n’existe dans ce sens. Les Juifs sont évacués comme main d’œuvre nécessaire aux usines d’armement du pays. Un rapport allemand daté du 11 septembre 1941 reconnaît cet exode mais lui attribue une autre raison : « Il y a un avantage aux rumeurs de l’extermination de tous les Juifs par les Allemands. Cela explique de toute évidence la raison pour laquelle les Einsatzgruppen trouvent maintenant de moins en moins de Juifs. On constate que partout 70 à 90% des Juifs se sont enfuis…»[7]
On doit parler ici de sauvetage. Les 850 000 Juifs russes qui n’eurent pas la chance de pouvoir partir furent, jusqu’au dernier, mitraillés dans des conditions affreuses par les infâmes Einsatzgruppen allemands (Unité mobile d’extermination). Il faut se rappeler les 500 000 Juifs exécutés par balles pendant les cinq mois qui suivirent l’invasion allemande.[8] Les 33 771 Juifs assassinés en 36 heures près de Kiev dans le ravin de Babi Yar le 29 septembre 1941.[9]
Les pertes totales s’élèvent à 1 100 000 morts sur une population juive initiale de 3 100 000.[10] On doit en effet ajouter aux 850 000 Juifs morts qui viennent d’être cités 70 000 prisonniers de guerre que les Allemands ont tués ou affamés à mort, 100 000 civils morts sous les bombardements ou victimes de mauvais traitements des autorités russes et 80 000 soldats juifs tués au combat. [11]
N’est-il pas paradoxal que ce soient des déportations policières russes qui aient sauvé 75% des Juifs qui ont survécu en Pologne ? 300 000 sur 400 000. N’est-il pas surprenant que ce soit le repli massif organisé des populations russes de la zone des combats qui ait sauvé presque 60% des Juifs russes qui ont échappé aux massacres nazis ? 1 150 000 sur 2 000 000. Il fallait le dire.
Copyright Marc-André Charguéraud. Genève. 2020. Reproduction autorisée sous réserve de mention de la source.
] Parmi eux figurent des milliers de Juifs baltes.
[2] BAUER 1982, op. cit. p. 295.
[3] DOBROSZYCKI et GUROCK, op. cit. p. 78. 10 à 20 millions de personnes auraient été évacuées.
[4] ALTSHULER Mordechai, Escape and Evacuation of Soviet Jews at the Time of the Nazi Invasion, in DOBROSZYCKI et GUROCK, op. cit. p. 78.
[5] GITELMAN Zvi, Soviet Reaction to the Holocaust, 1945-1991, in DOBROSZYCKI et GUROCK, op. cit. p. 10.
[6] ALTSHULER, op. cit. p. 99.
[7] ALTSHULER, op. cit. p. 98.
[8] GITELMAN, op. cit. p. 6.
[9] KOTEY William, A Monument Over Babi Yar ? in DOBROSZYCKI et GUROCK, op. cit. p. 63.
[10] GUTMAN, op. cit. p. 1799.
[11] MAKSUDOW Sergei, The Jewish Population Losses of the USSR from the Holocaust, in DOBROSZYCKI et GUROCK, op. cit. p. 212.