- Le 28 août, Metin Külünk, ancien député du parti d’Erdoğan, l’AKP (Parti de la justice et du développement), a rendu public une carte de la « Grande Turquie » qui illustre l’ampleur des ambitions révisionnistes de la Turquie. La carte inclut des régions de Grèce, de Bulgarie, de Chypre, de Syrie, d’Irak, de Géorgie et d’Arménie.
- Tout à la fois provoquant et menaçant, le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a conseillé à la Grèce de garder le silence « afin de ne pas devenir un mezze [un hors d’œuvre] pour des intérêts tiers ».
- La cinquième guerre d’Erdoğan n’aura pas de vainqueur. Mais la Turquie d’Erdoğan pourrait bien en être le grand perdant.
Les menaces en provenance de Turquie se sont démultipliées. Le président Recep Tayyip Erdoğan a récemment déclaré : « … La Turquie a le pouvoir politique, économique et militaire de déchirer les cartes et les traités immoraux que d’autres lui ont imposé. Si notre message ne passe pas avec les mots de la politique et de la diplomatie, alors de douloureuses expériences auront lieu sur le champ de bataille. … Il y a un siècle, nous les avons enterrés ou jetés à la mer … » Photo : Erdoğan s’exprimant à Ankara le 17 septembre 2020. (Photo par Adem Altan / AFP via Getty Images) |
Au 20 e siècle, les Turcs et les Grecs, rivaux traditionnels de la mer Égée, se sont affrontés dans quatre guerres conventionnelles : la Première Guerre des Balkans (1912-1913) ; la Première Guerre mondiale (1914-1918) ; la Guerre Gréco-Turque (1919-1922) ; et la guerre de Chypre (1974). Ce n’est donc pas la première fois que les médias du monde entier troublent une période de paix en révélant au grand public que la mer Égée est au bord de la guerre. La « paix » en mer Égée a toujours oscillé de froide à très froide, à l’exception de brèves périodes de réchauffement. Turcs et Grecs vivent dans le voisinage l’un de l’autre, mais leurs maisons ont pour fondation une querelle séculaire sanglante.
Dans Midnight at the Pera Palace : The Birth of Modern Istanbul (Minuit à Pera Palace : la naissance du moderne Istamboul), Charles King, raconte les premières années de la période post-ottomane à Istanbul et les efforts de la jeune République de Turquie pour bâtir une nation turque :
« Les minorités non musulmanes d’Istanbul qui représentaient environ 56% de la population en 1900 sont passées à 35% à la fin des années 1920. Des baisses plus spectaculaires ont eu lieu dans d’autres villes. A Izmir, l’ancienne Smyrne, les non-musulmans qui représentaient 62% de la population sont tombés à 14% … Cette révolution démographique a bouleversé les vieux quartiers minoritaires d’Istanbul. Dans leur précipitation à partir, les Grecs, les Arméniens et les Juifs ont bradé le contenu de leurs maisons et appartements dans l’espoir d’en tirer un minimum avant d’embarquer ou de prendre le train …
« La fuite des minorités non musulmanes a rendu La Turquie plus musulmane et plus turque, mais aussi plus homogène et beaucoup plus rurale qu’elle ne l’avait jamais été. Les familles qui dominent aujourd’hui l’économie d’Istanbul sont celles qui ont su profiter [] … de l’évolution de la situation et qui ont su également transformer leurs relations politiques en avantage économique une fois que les entreprises contrôlées par les Grecs et les autres minorités ont été mises en vente. Les transactions n’ont rien eu de fondamentalement malhonnête, mais le transfert massif de richesse qui a eu lieu a été fondé sur la préférence de la république pour la pureté nationale au détriment du vieux cosmopolitisme de la capitale impériale. »
Après trois guerres au début du XXème siècle, c’est à Chypre que les tensions turco-grecques ont fini par exploser. Jusque dans les années 1950, Chypriotes turcs et grecs vivaient côte à côte et en paix. C’est ensuite que les deux populations ont commencé à se massacrer. En juillet 1974, les conflits ethniques ont conduit les Turcs à occuper militairement le tiers nord de l’île. Depuis, Chypre est divisée selon des critères ethniques.
En 1996, une querelle de souveraineté à propos d’un îlot du sud de la mer Égée a fini par dégénérer en conflit ouvert entre la Turquie et la Grèce. Une médiation américaine a évité l’usage des armes, mais qui aujourd’hui en Grèce ou en Turquie se souvient d’Imia (Kardak en turc), cet îlot inhabité d’environ 40 000 mètres carrés ?
Les tensions d’aujourd’hui concernent une zone qui va de la mer Égée à la Méditerranée orientale. Elles paraissent autrement plus sérieuses que le bras de fer adolescent de 1996 à propos d’un caillou en Méditerranée.
En août, le chef du Mossad, Yossi Cohen, a tapé juste quand il a déclaré que « la puissance iranienne est plus fragile et que la vraie menace vient de Turquie ». Les menaces en provenance de Turquie ont atteint un niveau sans précédent.
Dans un récent discours prononcé à Istanbul, le président islamiste Recep Tayyip Erdoğan, a donné un solide aperçu de son irrédentisme et du peu de cas qu’il fait du traité de Sèvres qui, en 1923 avec d’autres traités, a établi les frontières de la Turquie moderne :
« Ils finiront par comprendre que la Turquie a le pouvoir politique, économique et militaire de déchirer des cartes et les traités immoraux qui lui ont été imposés. S’ils ne veulent pas comprendre avec les mots de la politique et de la diplomatie, alors ils feront l’expérience douloureuse du champ de bataille … Il y a un siècle, nous les avons enterrés ou jetés à la mer. J’espère qu’ils n’auront pas à payer le même prix aujourd’hui. »
Robert Ellis, expert de la Turquie, a rappelé ce qu’Abdullatif Şener, autrefois allié d’Erdogan et aujourd’hui député de l’opposition, a déclaré il y a six ans : pour se maintenir au pouvoir, Erdoğan ira jusqu’à entraîner la Turquie dans une guerre civile.
Le 28 août, Metin Külünk, ancien député du Parti justice et développement d’Erdoğan, a publié une carte de la « Grande Turquie » qui donne une idée précise de l’ampleur des ambitions révisionnistes de la Turquie. Cette « grande Turquie » inclut des morceaux de Grèce, de Bulgarie, de Chypre, de Syrie, d’Irak, de Géorgie et d’Arménie.
Tout à la fois provoquant et menaçant, le ministre turc de la Défense, Hulusi Akar, a conseillé à la Grèce de se taire « afin de ne pas devenir un mezze [un hors d’oeuvre] pour des intérêts tiers ».
Toute cette rhétorique incendiaire a eu pour effet de faire passer des messages sur différentes longueurs d’onde, à l’ouest de la mer Égée. La Grèce a répondu par un renforcement de son arsenal militaire et ses troupes en vue d’un éventuel conflit ouvert avec la Turquie. Le 13 septembre, le Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis a annoncé l’achat de 18 avions de combat Rafale de conception française pour remplacer ses vieux Mirage 2000. La Grèce a également fait l’acquisition de quatre hélicoptères de marine, de quatre nouvelles frégates et a entrepris la rénovation de quatre frégates plus anciennes. Mitsotakis a également déclaré que son gouvernement étendrait la durée de la conscription obligatoire de neuf mois à 12 mois.
Les nations occidentales savent qu’une guerre dans et autour de la mer Égée irait à l’encontre de leurs intérêts. Elles ont donc évité de se comporter comme si elles étaient indifférentes ou soumises aux menaces turques. Le 1er septembre, Washington a annoncé une levée partielle de l’embargo qui depuis 33 ans bloquait les ventes d’armes à la République (grecque) de Chypre ; mesure que la Turquie a immédiatement condamnée. Dans le même ordre d’idées, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo s’est rendu à Chypre le 12 septembre pour tenter de pacifier les tensions avec la Turquie dans l’est de la Méditerranée.
« Nous restons profondément préoccupés par les opérations de prospection d’hydrocarbures que la Turquie mène en Méditerranée orientale dans des zones ou la Grèce et Chypre affirment leur juridiction », a déclaré Pompeo à Nicosie. Au cours de sa visite, les gouvernements américain et chypriote ont signé un protocole d’accord qui a suscité une absurde protestation d’Ankara qui a allégué que cet accord pourrait nuire à la paix et à la stabilité en Méditerranée orientale.
Le conflit égéen et ses répercussions concerne également l’Union européenne. Le groupe MED7 des pays du sud de l’Europe qui s’est réuni le 10 septembre en France, a exprimé son plein soutien et sa solidarité à la Grèce et à Chypre face aux violations répétées de leurs droits souverains par la Turquie. Un Conseil européen se réunira les 24 et 25 septembre pour discuter de l’opportunité d’imposer des sanctions à la Turquie.
La Grèce bénéficie également du soutien de deux autres poids lourds de la Méditerranée, l’Égypte et Israël, ainsi que du soutien de l’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis et de la Jordanie.
Erdoğan ne peut gagner cette cinquième guerre qu’à domicile. S’il renonce à un conflit, il aura évité une défaite militaire à la Turquie. Sa politique étrangère ferme, ses manières de durs et sa rhétorique type « je mets le monde entier au défi » peuvent lui apporter quelques votes de plus et une popularité supplémentaire. Mais si Erdoğan déclenchait une cinquième guerre, elle serait sans vainqueur. Et la Turquie d’Erdoğan en serait certainement le plus grand perdant.