Par Eva Illouz
La célèbre philosophe Judith Butler, invitée par un collectif d’associations décoloniales et antisionistes, a déclaré – une fois de plus – au cours d’une table ronde à Pantin dimanche 3 mars que l’attaque du 7 octobre était « un acte de résistance » et non pas « terroriste », et qu’il ne fallait pas le qualifier d’ « antisémite »[1]. Ce jour-là, elle a par ailleurs mis en doute la réalité des agressions sexuelles commise par le Hamas[2]. En se centrant sur le cas Judith Butler, Eva Illouz critique les positions d’une certaine gauche qui, d’après elle, sape les idéaux égalitaires et universalistes de la gauche et ouvre la voie à la haine des Juifs.
Il fut un temps où nous pouvions défendre plusieurs valeurs à la fois : l’égalité et la liberté, l’antiracisme et la liberté d’expression, la diversité et la tolérance. Le climat politique actuel a radicalement changé, surtout à gauche. Nous sommes désormais sommés de choisir notre camp, de choisir entre la lutte contre l’islamophobie et la lutte contre l’antisémitisme, entre la censure vertueuse et la liberté d’expression, entre le peuple gazaoui et le droit à l’existence d’Israël, entre la définition de l’antisémitisme de l’Alliance internationale pour la mémoire de l’holocauste ou celle de la Déclaration de Jérusalem sur l’antisémitisme (que j’ai contribué à rédiger). C’est comme si nous avions été collectivement mis au pied du mur idéologique et contraints de prioriser nos victimes. Pire : dans cette compétition des victimes, chaque camp affirme, de manière macabre, que ses propres victimes sont les seules qui comptent.
Face à un tel déficit de compassion et de générosité, il est tentant de refuser cet ordre du jour, de déclarer que tous les combats contre les indignités du monde sont également valables. Ce devrait être, en effet, la seule réponse sensée à un champ de bataille idéologique insensé. Et pourtant, en dépit de la tentation, ce n’est pas une voie que je peux emprunter. Je voudrais expliquer pourquoi à l’aide de quelques exemples.
Un féminisme qui veut mettre les islamistes et les antisionistes à l’aise…
En 2014, l’université Brandeis, aux États-Unis, a décidé de décerner un doctorat honorifique à l’activiste féministe somalienne Ayaan Hirsi Ali. Hirsi Ali défendait les droits des femmes et des filles dans les pays musulmans ; elle avait elle-même fui un mariage forcé, les coups et les mutilations génitales. Son expérience l’avait amenée à critiquer ouvertement l’islam, allant jusqu’à affirmer que nous (l’Occident) étions en guerre contre l’islam. À l’annonce du doctorat honoris causa, le corps enseignant et les étudiants signaient une pétition pour que l’université fasse marche arrière, déclarant qu’un tel honneur donnerait aux étudiants musulmans le sentiment de ne pas être bienvenus. L’université céda sous la pression et le doctorat honoris causa fut annulé, un incident très sérieux qui ne peut être pris à la légère. Cette annulation respectait peut-être les sentiments des étudiants musulmans sur le campus, mais de facto elle conduisit à privilégier un ensemble d’enjeux (sensibilité religieuse, appartenance ethnique) par rapport à un autre (soutien aux femmes brutalisées par les hommes dans de nombreux pays). La question centrale du féminisme – reconnaître que les femmes sont structurellement dominées et font toujours l’objet d’une violence systémique – était mise de côté au profit de la sensibilité d’un groupe religieux qui, comme le judaïsme et le christianisme, est profondément patriarcal.
Mon deuxième exemple est la Dyke March [« marche des gouines »] de Chicago en 2017. Deux personnes portant des drapeaux arc-en-ciel et l’étoile de David étaient exclues de la marche. Comme le résume la chercheuse Karin Stogner : « Cela a été jugé comme un symbole du sionisme qui mettait les autres participants mal à l’aise […]. Les Juifs étaient les bienvenus à la marche tant qu’ils épousaient l’antisionisme, selon les organisateurs. Aucune autre forme de nationalisme n’a fait l’objet d’une telle interdiction. » Ici aussi, un ensemble d’enjeux a été privilégié par rapport à un autre : la liberté d’expression a été bafouée parce que l’antisionisme de nombreux participants a pris le pas sur le sionisme d’autres personnes, mais surtout sur la valeur de la liberté d’expression elle-même.
Le cas Judith Butler
On pourrait penser qu’il s’agit ici d’incidents isolés. C’est loin d’être le cas. Ces événements sont bien théorisés et participent d’une alliance beaucoup plus large entre l’islam religieux et la gauche. Judith Butler, en particulier, a joué un rôle important en conférant à ces formes de tactiques d’exclusion leur cachet intellectuel. Elle l’a fait dans de nombreux écrits et à travers le rôle de premier plan qu’elle a joué dans le mouvement « Boycott, désinvestissement et sanctions ».
Dans un livre qu’elle a co-écrit avec Talal Asad et Saba Mahmood, respectivement d’origine saoudienne et pakistanaise, intitulé Is critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech, Butler remet en question les idées « occidentalocentriques » de séparation de l’État et de la religion et de liberté d’expression – toutes deux disqualifiées en tant que normes occidentales non questionnées. Pour ces universitaires, la laïcité et la liberté d’expression ne sont rien d’autre qu’un moyen pour les Occidentaux de faire valoir une identité qui leur permet de désigner les autres (les musulmans) comme des fondamentalistes. Pour étayer leur argumentation, les autrices prennent l’exemple de la controverse sur les caricatures qui a secoué le Danemark en 2005. Le journal danois Jyllands-Posten avait publié une satire graphique du prophète Mahomet, précisément dans le but de débattre des questions de censure et d’autocensure. Au lieu de cela, de nombreuses ambassades arabes ont adressé une pétition au Danemark et des manifestations de masse ont suivi dans les pays arabes. Butler et ses collègues considèrent que la défense occidentale des caricatures au nom de la “liberté d’expression” est une imposture : selon elles, la convocation de la liberté d’expression n’est qu’un prétexte dissimulant l’irrespect de l’Occident envers l’islam afin de revendiquer une supériorité morale sur celui-ci. Plus encore : La « liberté d’expression » et la « séparation de l’État et de la religion » sont des moyens de mettre en œuvre et de renforcer la prétention détestable de l’Occident au pouvoir.
« La seule cohérence analytique et morale que l’on puisse trouver dans le jeu d’exclusions et d’incohérences [d’une certaine gauche] est que, quel que soit le dilemme, il ne privilégie jamais les Juifs »
Je me réfère à ce texte qui date déjà de quelques années car ses autrices et leurs positions sont bien connues et influentes. De fait, ces positions sont devenues emblématiques d’une grande partie de la gauche mondiale dont les principales querelles illustrent parfaitement les profondes divisions qui existent en son sein. Jusqu’à récemment, je pensais que l’incohérence de ces positions les rendait inoffensives. Je suis maintenant forcée de reconnaître que j’avais tort, que les positions défendues par ces universitaires sont devenues dangereusement puissantes, que la supercherie intellectuelle de Judith Butler est tellement forte qu’elle a même aveuglé le Centre Pompidou qui lui a donné le statut d’invitée d’honneur pour une série de quatre conférences tout au long de la saison 2023-2024. Je me suis trompée parce que ses théories constituent la matrice d’une politique de haine contre les Juifs qui a transformé la gauche jusqu’à la rendre méconnaissable. La gauche a trahi ses valeurs essentielles, ce qui rend inévitable et nécessaire une scission doctrinale en son sein. Permettez-moi d’expliquer pourquoi en revenant sur le texte de ces universitaires.
1) Judith Butler et ses collègues approuvent les manifestations de masse qui ont éclaté dans le monde arabe après la publication du Jyllands-Posten. Elles dénoncent l’hypocrisie de l’Occident qui se moque du prophète Mahomet à travers des caricatures alors qu’il se montre scandalisé par le Piss Christ de Serrano (une œuvre d’art montrant le Christ immergé dans l’urine) ou par une caricature antisémite publiée dans le Sunday Times de Londres (représentant Netanyahou sous les traits d’un ogre édifiant un mur de séparation avec les corps ensanglantés de Palestiniens). Voilà, selon elle, la preuve que l’islam est victime d’exclusion et que l’Occident privilégie hypocritement le christianisme et les Juifs. L’argument est stupéfiant à tant d’égards que l’on ne sait pas par où commencer pour y répondre. Il ne tient pas compte du fait que, depuis le XVIIIe siècle, le christianisme a été l’objet de moqueries et de satires incessantes dans la plupart des pays occidentaux, ce qui a entraîné l’effondrement du pouvoir considérable de l’Église. Il ignore également le fait que le Piss Christ a été défendu avec véhémence par des intellectuels et des artistes, ce qui a précisément donné lieu à une importante controverse (on peut se demander où étaient leurs homologues musulmans quand il s’est agi de défendre le droit de dessiner des caricatures du prophète). Par ailleurs, les caricatures antisémites ont toujours fait partie intégrante de la diabolisation des Juifs, laquelle n’est pas étrangère aux massacres, pogroms et génocides. La diabolisation est très éloignée de la moquerie et du blasphème, aussi offensant celui-ci soit-il. Accuser l’Occident de privilégier les Juifs dans ce qui était un cas flagrant d’antisémitisme est surprenant de la part d’universitaires qui prétendent mobiliser des valeurs morales pour analyser l’arène intellectuelle.
2) Il est bien établi qu’une grande partie du chaos qui s’en est suivi dans les rues musulmanes a été orchestré par une poignée d’imams exhibant de fausses preuves pour attiser davantage les masses. Les universitaires ont passé sous silence ce fait qu’elles ne peuvent avoir ignoré, mais dont l’omission leur permet de réaliser une opération cruciale : elles peuvent prétendre que les masses musulmanes sont dénuées de politique. De cette manière, il est effectivement plus facile de construire le sujet musulman comme a priori innocent. Je ne dis pas que les États-Unis et leurs coalitions ne sont pas coupables d’orientalisme, de colonialisme et de guerres insensées dans le monde musulman. Ils sont coupables de destructions incalculables au Moyen-Orient. Je dis seulement que si l’on veut rendre compte de la politique violente de l’Occident à l’égard des musulmans, il est impossible de ne pas, a minima, rendre compte des stratégies politiques et des intérêts des acteurs arabes et musulmans. Les musulmans ne sont pas les acteurs politiques irréprochables postulés par Judith Butler et ses collègues. Si vous regardez les écrits de Judith Butler, vous ne verrez presque jamais des mots tels que « terrorisme », « Frères musulmans », « État Islamique » ou « islam politique ». Ces omissions constituent la meilleure stratégie pour dépolitiser les musulmans pour les présenter comme seules victimes de l’Occident. En revanche, lorsqu’ils s’opposent à Israël, ces mêmes musulmans sont parés des glorieux atours de la politique. Après les massacres du 7 octobre, Butler a affirmé que le Hamas n’était pas une organisation terroriste mais une « lutte de résistance armée » (dans une interview à Democracy Now).
Plus récemment encore, au cours d’une table ronde à Pantin le dimanche 3 mars dernier, elle est revenue sur ces propos et a précisé, au cas où cela n’était pas clair, que les massacres du 7 Octobre n’étaient ni terroristes ni antisémites.
3) Enfin, s’il fallait une preuve de l’incohérence qui anime ce mouvement intellectuel, on la trouverait dans ce qui suit : Israël est communément qualifié de « raciste » parce qu’il établit des distinctions juridiques entre les Juifs et les non-Juifs, par exemple dans le fait que les Juifs et les non-Juifs ne peuvent pas se marier. Cette distinction est inscrite dans la loi, mais elle provient de la religion juive et est au cœur de sa théologie. J’ai du mal à croire que ces universitaires antisionistes « progressistes » excuseraient Israël de ses discriminations religieuses de la même manière qu’elles excusent l’islam de tous ses manquements aux principes démocratiques. Ce qui est acceptable et légitime pour les musulmans devient odieux pour les Juifs. S’il ne s’agit pas de tartufferie intellectuelle, je ne sais pas ce que c’est.
Plus généralement, ces positions sapent les idéaux normatifs fondamentaux de l’Occident – la liberté d’expression, l’émancipation, la séparation de l’État et de la religion – en les faisant passer pour de simples ruses de l’Occident pour dominer les autres. Ce type de « progressivisme » laisse la gauche sans ancrage normatif et l’empêche de lutter contre l’inégalité, l’oppression et l’exploitation au nom de l’égalité irréductible de tous les êtres humains, puisque ce point de vue est occidentalocentrique et impérialiste, et qu’il s’agit d’une simple ruse pour dominer les opprimés. Ce qui reste de la gauche, c’est une autocritique sans fin et une réflexivité paranoïaque. Si les valeurs positives des Lumières ne sont rien d’autre qu’une manœuvre de pouvoir, l’arène intellectuelle devient un champ de bataille, car aucun ordre normatif ne peut prévaloir sur des points de vue différents. Les individus et les groupes sont définis par leurs identités et comme les identités ne sont pas négociables, c’est le groupe le plus offensé qui l’emporte. L’arène intellectuelle est désormais le champ de bataille des offensés.
« Judith Butler semble être devenue une négationniste adaptée à la sauce du jour, c’est-à-dire au conflit Israélo-Palestinien. »
Les trois exemples que j’ai examinés – l’annulation du doctorat honoris causa d’Ali, l’exclusion des sionistes de la Marche des Gouines, l’étrange validation de l’islam et la dénonciation de l’Occident par Judith Butler – montrent que cette gauche ne fonctionne pas par inclusion mais par exclusion, qu’elle entretient des affinités très troublantes avec le conservatisme religieux réactionnaire (tant qu’il est islamique) et qu’elle finit toujours par privilégier un groupe par rapport à de nombreux autres groupes exclus : la sensibilité musulmane par rapport au féminisme ; les homosexuels antisionistes par rapport aux homosexuels sionistes ; la sensibilité musulmane au blasphème par rapport à la sensibilité juive aux caricatures antisémites ; la religiosité musulmane par rapport à la séparation occidentale de l’État et de la religion. La seule cohérence analytique et morale que l’on puisse trouver dans ce jeu d’exclusions et d’incohérences est que, quel que soit le dilemme, il ne privilégie jamais les Juifs.
Ce n’est pas la première fois que des universitaires vivant dans le cadre luxueux du monde académique occidental produisent des théories excentriques ou aberrantes, y compris des théories qui honnissent (ou le prétendent) les conditions morales et juridiques confortables qui les ont rendues possibles en premier lieu. Mais le fait est que ces théories, dont les contradictions internes ne garantissent plus leur innocuité, constituent une forme de suicide collectif pour la gauche. L’incohérence et la mauvaise foi ne me dérangeraient pas si je n’étais pas convaincue que cette voie va désarmer la gauche dans la lutte contre l’extrême droite qui menace de détruire la démocratie dans tant de pays à travers le monde. Le double langage, l’absence de bon sens, la négation des valeurs fondamentales pour lesquelles les Européens se sont battus au cours des 200 dernières années et les spirales paranoïaques sans fin de l’autocritique rendent cette gauche grotesque aux yeux de beaucoup.
Les propos récents de Judith Butler prononcés lors de la table ronde d’un collectif d’associations décoloniales et antisionistes le dimanche 3 mars dernier sont l’aboutissement de cette logique sous-jacente antisémite puisque Butler mettait en doute la réalité des violences sexuelles subies par les femmes Israéliennes le 7 Octobre. Judith Butler semble être devenue une négationniste adaptée à la sauce du jour, c’est-à-dire au conflit israélo-palestinien.
Il nous reste une voie de sortie : faire en sorte que les Juifs et les Arabes vivant ensemble en Israël et dans les démocraties occidentales forgent des alliances par eux-mêmes, sans l’aide des gauchistes qui excellent aujourd’hui dans l’art nihiliste de la paranoïa et de l’exclusion. Une telle alliance de Juifs et d’Arabes prendrait en charge les enjeux brûlants pour ces peuples : aider les Palestiniens à accéder à la dignité et à la souveraineté politique ; reconstruire Gaza ; lutter contre l’antisémitisme ; affaiblir et contester le fondamentalisme religieux qui prive les femmes de leurs droits fondamentaux dans le judaïsme et l’islam ; dénoncer sans relâche les autocraties arabes en faillite comme le messianisme et le bibisme qui ont pris Israël en otage avec leur programme antidémocratique. Face au nouveau nihilisme suicidaire d’une grande partie de la gauche dans le monde, les Juifs et les Arabes sont dans une position privilégiée pour reconstruire ensemble ce que la gauche a historiquement fait de mieux : donner de l’espoir dans les ténèbres, promettre la fraternité humaine au travers d’institutions justes et démontrer le pouvoir encore révolutionnaire de l’universalisme.
Eva Illouz
La version originale de ce texte, remanié suite aux récents propos de Judith Butler en France la semaine dernière, est parue dans la Sueddeutsche Zeitung.
NDRL : Inutile de préciser que nous ne sommes absolument pas d’accord avec la conclusion de cette personne, qui semble reste sur ce qu’on appelle en Israël la « conception » ancienne et dépassée, en particulier en ce qui concerne le « Bibisme », qui, pourtant, est le courant le plus important dans le pays. La « démocratie », cela signifie quelque chose pour ce genre de personnes ?
Notes
1 | « Je pense qu’il est plus honnête, et plus correct historiquement, de dire que le soulèvement du 7 octobre était un acte de résistance armée. Ce n’est pas une attaque terroriste, ce n’est pas une attaque antisémite. » Judith Butler, 3 mars 2024. |
2 | « Qu’il y ait ou non des documents à l’appui des allégations de viols de femmes israéliennes… d’accord… s’il y a des documents, nous le déplorons, mais nous voulons voir ces documents. » Judith Butler, 3 mars 2024. |