Par Uzay Bulut
La Turquie est devenue membre de l’OTAN en 1952. Vingt-deux ans plus tard, en 1974, la Turquie a envahi la république de Chypre et continue aujourd’hui encore d’occuper illégalement 36% de l’île. La Turquie a procédé à un nettoyage ethnique qui a poussé les non-Turcs du nord de Chypre au départ et a largement détruit l’héritage culturel chrétien et juif de la zone qu’elle occupe.
Depuis 1974, date à laquelle la Turquie a envahi Chypre, l’île a été illégalement coupée en deux. Auparavant, la partie nord de la république de Chypre – comme le reste du pays – était majoritairement grecque. La structure démographique de Chypre a été modifiée par l’expulsion de 170 000 Chypriotes grecs. Les troupes turques ont chassé un tiers de la population chypriote grecque au profit de colons venus de Turquie. Environ 40 000 soldats turcs sont stationnés illégalement dans la zone occupée, ce qui fait du nord de Chypre, selon l’ONU, l’une des zones les plus fortement militarisées au monde. Environ 80% des ressources productrices de richesse de l’île se trouvent sous occupation turque.
La Turquie profite que tous les regards soient rivés sur l’invasion de l’Ukraine par la Russie pour augmenter ses chances d’annexer officiellement le nord de Chypre. Le 14 avril, un protocole a été signé entre la Turquie et le régime illégal turc de facto au pouvoir dans le nord de Chypre. Ce nouveau document ouvre l’île plus encore aux ressortissants turcs et consolide le puissant nettoyage ethnique qui a déjà modifié en profondeur la démographie de Chypre.
Le protocole renforce également le pouvoir du Département des affaires religieuses turc (Diyanet), promeut la construction de mosquées et la restauration de sites du patrimoine turco-islamique. Le protocole ne dissimule rien des intentions annexionnistes turques sur le nord de l’île. L’introduction stipule que « l’île de Chypre fait partie de l’Anatolie sur le plan politique et culturel depuis 1571 ». C’est en 1571 que Chypre a été occupé par l’Empire ottoman.
En 1570, les troupes ottomanes ont envahi Chypre, pillant les villes et tuant des milliers de personnes. L’Empire ottoman, sans doute pour mieux contrôler la population grecque indigène, a importé des Turcs à Chypre. En 1878, l’Empire ottoman a abandonné à la Grande-Bretagne le contrôle administratif de Chypre et, en 1914, la Grande-Bretagne a annexé l’île. En 1923, le traité de Lausanne qui établit la République de Turquie a abandonné toute prétention sur Chypre au profit de la Grande-Bretagne. En 1960, Chypre se libère pacifiquement de la domination britannique et devient une république indépendante. La même année, le « Traité de garantie » est signé qui fait de la Grande-Bretagne, de la Grèce et de la Turquie les garants de « l’indépendance, de l’intégrité territoriale et de la sécurité » de la République de Chypre. Quatorze ans plus tard, en deux phases, le 20 juillet et le 14 août 1974, la Turquie viole à la fois le Traité de garantie et le droit international en envahissant Chypre.
En 1983, la Turquie a institué la pseudo « république turque de Chypre du Nord » (RTCN) sur la partie qu’elle occupe, au nord de Chypre. La RTCN n’a été reconnue unilatéralement que par la Turquie, la communauté internationale s’abstenant de toute reconnaissance.
Le régime politique imposé à la partie occupée de Chypre relève du néo-ottomanisme. Le 28 avril 2022, a ainsi été inauguré le « mausolée du martyr Pertev Pacha », l’un des commandants impliqués dans l’invasion ottomane de Chypre. « L’inauguration a eu lieu conformément à la loi » a déclaré Ersin Tatar, chef du régime illégal de la RTCN. Bien entendu, le droit auquel cet homme faisait référence n’est ni le droit international ni celui de la Charte des Nations Unies. Il s’agit plutôt de la charia de l’Empire ottoman, qui a occupé Chypre pendant près de 300 ans, de 1571 à 1878. Selon un communiqué de presse mis en ligne par la présidence de la RTCN :
« Après 1571, ces lieux sont devenus partie intégrante de notre histoire en tant que propriétés des fondations [Administration des fondations de Chypre / EVKAF établie par les Ottomans en 1571]. Des traces très profondes de nos ancêtres sont ici », a déclaré Tatar, ajoutant que le territoire du Maraş [partie de la ville de Famagouste occupée par la Turquie], les propriétés ancestrales [ottomanes] de la fondation [EVKAF], ont été [de manière inappropriée \ injustement] données à [certaines personnes] pendant la domination coloniale britannique en violation du contrat entre l’Angleterre et l’Empire ottoman.
« Maraş relève de notre souveraineté. Nous n’accepterons jamais qu’elle soit placée sous le contrôle de l’ONU ou donne lieu à des compromis dans le cadre de mesures de renforcement de la confiance », a ajouté Tatar.
Le djihad islamique et le nationalisme turc ont été les deux moteurs de l’invasion et de l’occupation de l’île de Chypre par la Turquie. Ces deux obsessions ont fait que l’invasion de Chypre a été préparée des décennies avant l’invasion elle-même. À partir des années 1950, l’armée turque a provoqué des tensions inter-ethniques à Chypre en envoyant des miliciens et des armes. En 1953, le « Groupe de Mobilisation Tactique » (Seferberlik Tetkik Kurulu) a été créé en Turquie et, si l’on en croit le général turc Sabri Yirmibesoglu, ce groupe a envoyé des armes à Chypre pour être utilisées contre les Chypriotes grecs : « Le Comité avait trois officiers à Ankara. C’était une nouvelle organisation [établie] pour envoyer des armes contre l’EOKA [Organisation nationale des combattants chypriotes]. »
« Moudjahidines » contre Chypre
Ceux qui ont participé à l’invasion de 1974, ou à ses années de préparation, sont appelés mücahit. Ce mot turc dérivé de l’arabe moudjahid (pluriel : moudjahidin), signifie « guerriers saints musulmans, djihadistes, engagés dans le djihad contre les non-musulmans ». De nombreux groupes armés islamiques, tels que les talibans, se considèrent comme des moudjahidines.
Parmi ces moudjahidines turcs opérant illégalement à Chypre, on trouvait l’Organisation de la résistance turque (OMT), une officine paramilitaire créée en 1958. De nombreuses années durant, l’OMT a semé la terreur à Chypre. Dans ses communiqués, l’OMT a elle-même reconnu avoir assassiné des Chypriotes grecs, mais aussi de nombreux Chypriotes turcs (principalement des « gauchistes ») reconnus coupables de « crimes » tels que « être traître », « aider les Grecs », « faire des affaires avec des marchands grecs » ou « ne pas être de vrais turcs ». En 1976, l’OMT est devenu le « Commandement des forces de sécurité » du nord de Chypre occupé par la Turquie. Le site Web de ce soi-disant « Commandement des forces de sécurité » est mucahit.gov.ct.tr. Ainsi, l’armée qui occupe actuellement le nord de Chypre se présente comme une fière extension du mouvement moudjahidin. Son site Web a surnommé cette sanglante invasion : « opération paix heureuse » :
« En juillet 1974, lorsque les forces armées turques ont utilisé le droit d’intervention de l’État garant qui leur était accordé par la Constitution de 1960, les moudjahidines et Mehmetçik se sont battus côte à côte pour le succès de l’opération Happy Peace ».
« Mehmetçik » ou Petit Mehmet est le surnom affectueux que les Turcs donnent à leur armée.
TRT, l’agence de presse turque financée par le gouvernement, a interviewé en 2020 certains de ces moudjahidines, et a qualifié les différentes régions de Chypre de « sandjaks », un terme administratif datant de l’Empire ottoman qui découpait chaque « vilayet » (district) en cinq « sandjaks ». Une dépêche TRT rapporte :
« Les moudjahidines de Chypre se sont organisés des années avant l’opération [1974]. Leurs organisations ont ensuite fusionné en une seule structure appelée Organisation de résistance turque (OMT).
« L’OMT est demeurée secrète de nombreuses années durant. Des camps d’entraînement situés à Ankara et Antalya avaient pour objectif de former et d’armer 5 000 moudjahidines. Les officiers qui servaient au sein de l’OMT sous des identités d’emprunts telles que ‘enseignants’, ‘inspecteurs’ et ‘membres du clergé’ y ont également été formés.
« Afin [que les moudjahidines] puissent agir à l’insu des Grecs, les officiers de l’OMT portaient des noms de code.
« Les règles du secret au sein de l’OMT étaient si sévères que personne ne savait qui était un moudjahid. Les noms des sandjaks établis à cette époque ont également été codés afin que les négociations et les régions ne soient pas découvertes par les Grecs.
« Des officiers formés et des Chypriotes turcs venus de Turquie sous d’autres identités au cours de ces années enterraient les armes et les munitions envoyées dans le plus grand secret. »
Une autre agence de presse financée par le gouvernement turc, Anadolu Agency (AA), a interviewé trois de ces moudjahidines en 2019. L’un d’entre eux « a déclaré qu’il était journaliste à l’époque et qu’il avait participé aux deux opérations [militaires] de 1974 ». Il a indiqué qu’il avait servi dans l’armée 5 ans avant l’opération et qu’il était de service au quartier général du sandjak de Nicosie pendant l’opération qu’ils avaient baptisé du nom de « moudjahidine » :
« Puis le Premier ministre Bülent Ecevit est venu à Chypre après l’opération, et il a déclaré à ces combattants : ‘La Turquie n’aurait pu réaliser ce débarquement si vous, les moudjahidines, n’aviez pas résisté jusqu’à aujourd’hui’. »
« Atilla » contre Chypre
Quand l’armée turque a envahi Chypre en 1974, les opérations portaient le nom de code Attila (« Le plan Attila » ou « l’opération Atilla »), et le dictionnaire Oxford explique que la frontière entre la zone turque et la zone grecque portait le nom de « ligne Attila ».
Attila a été le dirigeant des Huns, un peuple nomade d’Asie centrale, de 434 à sa mort en 453. Attila était réputé pour la brutalité de ses invasions qui tuaient des milliers de civils, détruisaient et saccageaient des villes entières. Attila le Hun, selon l’Encyclopedia Britannica, « était l’un des plus grands dirigeants barbares qui ont assailli l’Empire romain, envahissant les provinces du sud des Balkans et la Grèce, puis la Gaule et l’Italie ».
Le site officiel des Forces armées turques (TSK) fait référence à l’Empire Hun comme étant à l’origine de sa tradition militaire : « La première formation ordonnée et disciplinée de l’armée turque remonte à 209 avant l’ère actuelle, à l’époque du Grand Empire Hun ».
La Turquie aspire donc à exporter à Chypre l’héritage de mort et de destruction d’Attila. Au cours de l’été 1974, les troupes turques ont procédé au nettoyage ethnique du nord de Chypre et expulsé massivement des Chypriotes non musulmans. Dans une lettre adressée le 6 décembre 1974 au Secrétaire général de l’Organisation des Nations Unies, le Représentant permanent de l’ONU à Chypre écrit :
« La Turquie – sans rencontrer la moindre résistance aérienne ou maritime et au moyen de l’usage illégal des armements et des armes sophistiquées qui ne sont en principe utilisables qu’à des fins de défense en vertu d’un accord d’alliance – a lancé une attaque agressive à grande échelle contre Chypre, un petit pays non aligné, sans défense, ne possédant aucune force aérienne, aucune marine et aucune armée à l’exception d’une petite garde nationale. L’écrasante machine militaire turque s’est ainsi lancée à l’attaque, bombardant au napalm villes et villages ouverts, semant la destruction, incendiant des forêts, et répandant la mort et la souffrance sans discernement parmi la population civile de l’île.
« Le débarquement des forces turques sur le territoire de Chypre a été, dès la première seconde, d’une inhumanité féroce envers la population civile, et s’est effectué en violation de tous les principes du droit international et des concepts acceptés d’une société civilisée. »
Les crimes de guerre commis par les forces turques vont du meurtre de sang-froid de civils au pillage de maisons et de locaux commerciaux en passant par la détention illégale de civils et de soldats, les disparitions, les viols massifs et répétés, l’expulsion arbitraire de Chypriotes grecs de leurs maisons et de leurs terres, et la saisie et la distribution de biens fonciers et immobiliers le tout en faveur de colons venus de Turquie. Ces atrocités et bien d’autres encore ont été documentées par un rapport en deux volumes de la Commission européenne des Droits de l’homme, adopté en 1976 mais demeuré confidentiel, puis divulgué au Sunday Times britannique en 1977 et finalement déclassifié en 1979.
Le régime illégal qui dirige aujourd’hui la zone occupée – avec le soutien de la Turquie – a largement effacé toute trace des civilisations grecques et non turques de la région. Les noms grecs des villes et villages ont été remplacés par des noms turcs.
Selon le rapport intitulé « La mort d’une civilisation : Destruction du patrimoine culturel de Chypre occupée » :
« Les églises ont fait l’objet des pires profanations et de destructions systématiques. Plus de 500 églises et monastères ont été pillés ou détruits : plus de 15 000 icônes de saints, d’innombrables vases liturgiques sacrés, des évangiles et d’autres objets de grande valeur ont littéralement disparu. Quelques églises ont connu un sort différent et ont été transformées en mosquées, musées, lieux de divertissement ou même en hôtels, comme l’église d’Ayia Anastasia à Lapithos. Au moins trois monastères ont été transformés en casernes pour l’armée turque (Agios Chrysostomos dans les montagnes de Pentadaktylos, Acheropoiitos à Karavas et Agios Panteleimonas à Myrtou). De merveilleuses peintures murales et mosaïques byzantines d’une rare valeur artistique et historique ont été enlevées des murs des églises par des contrebandiers turcs et vendues illégalement en Amérique, en Europe et au Japon. De nombreuses églises byzantines ont subi des dommages irréparables. »
Les Turcs ont également détruit des cimetières grecs dans le but d’effacer tous les signes de cultures grecque et chrétienne en zone occupée.
Antigoni Papadopoulou, membre du Parlement européen, a posé une question écrite à la Commission européenne en 2013 :
« Les ossements exhumés du cimetière ont été jetés aux ordures. Dans la tradition grecque orthodoxe, ces violences faites aux tombes et le manque de respect envers les morts sont considérés comme une grave violation des droits humains religieux. »
Mais l’Occident a fermé les yeux et a permis l’occupation du nord de Chypre par la Turquie.
Ce n’est pas seulement une portion de l’île de Chypre qui est occupée et avilie. Ce qui est occupé, colonisé et culturellement détruit est une partie importante de l’histoire et de la civilisation occidentales. Cela fait partie du « Grand Remplacement » prédit pour l’Europe mais ridiculisé comme une « théorie du complot ». Il suffit pour s’en convaincre de revenir sur le remplacement de l’Empire byzantin chrétien par l’Empire ottoman puis la Turquie, ou le remplacement des indigènes coptes en Égypte. Alors que Chypre et la Grèce sont attaquées par la Turquie, où sont les principes, la force et la détermination de l’Occident ?
Uzay Bulut, journaliste turc, est Senior Fellow du Gatestone Institute.