Edith Jorisch a documenté la quête de son grand-père survivant de l’Holocauste et héritier de toiles volées
Quand elle était jeune, Edith Jorisch croyait que son grand-père Georges n’était qu’un humble vendeur d’appareils photo de Lachine. Même son entourage ignorait qu’il avait grandi dans un domaine autrichien d’intellectuels riches et influents au point d’être fréquenté par Freud et Klimt. Jusqu’au jour où il est tombé sur un livre d’architecture et qu’il a dit: «Voici la maison où j’ai grandi.» Plus de 70 ans après avoir survécu à l’Holocauste, il a réussi à récupérer, en ne se basant sur rien d’autre que ses souvenirs d’enfance, les œuvres d’art qui valent aujourd’hui des millions des dollars et qui avaient été volées à sa famille par les nazis.
Quand vous étiez petite, vous doutiez-vous du milieu d’où venait votre grand-père ?
Non. Il y avait un gros écart entre la vie modeste qu’il menait dans son petit appartement de Lachine et son passé. […] On ignorait que sa famille avait été au cœur de l’effervescence artistique et scientifique du début du 20e siècle. On se doutait seulement qu’il venait de la bourgeoisie parce qu’il disait avoir eu une [servante]. Mais tout cela était très mystérieux.
Vous souvenez-vous du moment où vous avez réalisé que c’était plus que cela ?
J’avais environ 14 ans. Le plus vieux souvenir que j’ai d’avoir été estomaquée, c’est lors d’un souper chez nous. Il faisait des recherches sur notre ordinateur et il nous a montré des chaises qui sont dans des musées. Il nous a dit: «C’est là-dessus que je m’asseyais quand j’étais jeune.» À un autre moment, il a feuilleté un livre d’architecture et il a indiqué: «Voici la maison où j’ai grandi.»
Décrivez-nous le domaine sur lequel il a grandi, ce paradis perdu qu’il a tenté de retrouver à travers les œuvres d’art.
Il a grandi dans le domaine Purkersdorf, qui appartenait à sa famille maternelle, les Zuckerkandl. C’était une famille riche et très influente à Vienne, qui a apporté beaucoup au mouvement de l’art moderne. De grands mécènes et collectionneurs d’art. Un des membres de la famille était un important anatomiste, auprès de qui Gustav Klimt était déjà venu suivre des cours. Mon grand-père m’a même raconté avoir rencontré Freud quand il était petit.
Qu’est-il arrivé pour que ce monde s’écroule ?
En 1938 [soit un an avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale], l’Allemagne nazie a annexé l’Autriche. Ses parents étaient séparés. Son père Louis Jorisch a obtenu sa garde. [Comme ils étaient juifs], le père et le fils ont fui l’Autriche ensemble. Il avait 10 ans. Sa mère et sa grand-mère ont décidé de rester. Elles sont mortes dans les camps de concentration.
Le père et le fils ont fui en Belgique, où la vie n’était pas rose non plus?
Au début, ils ont pu mener une vie normale en Belgique. Puis [en 1942], le port de l’étoile de David est devenu obligatoire pour tous les Juifs. Son père a donc décidé qu’il fallait se cacher. De 12 à 14 ans, Georges n’est donc pas à allé à l’école. Ils se déplaçaient d’une cachette à l’autre. C’est grâce à la ruse de Louis Jorisch qu’ils ont survécu, sinon ils y seraient passés aussi. Mon grand-père a ensuite rencontré ma grand-mère en Belgique [qui n’était pas juive]. Ils ont émigré au Canada en 1957.
Quand a-t-il décidé de partir à la recherche des œuvres d’art ?
En 1998, il est tombé sur un livre avec des peintures de Gustav Klimt. Il a alors reconnu des toiles qui lui faisaient penser à celles qui étaient accrochées chez sa grand-mère. Il a donc décidé de les retrouver. Il ne connaissait même pas les titres des œuvres. Il n’avait que ses souvenirs d’enfance pour les décrire. Il n’avait aucun contact en Autriche. Au début, ça ressemblait à une fantaisie, mais sans plus.
Comment a-t-il fait pour les retracer ?
Il a envoyé beaucoup de lettres qui sont restées sans réponse. Les choses ont commencé à se débloquer quand il a trouvé une recherchiste en provenance d’œuvres d’art qui avait fait des recherches pointues sur les Zuckerkandl et les riches familles juives de Vienne à cette époque. Elle savait qu’un garçon nommé Georges Jorisch avait grandi dans le domaine, mais ignorait s’il était encore en vie. Elle est tombée en bas de sa chaise quand elle a reçu sa lettre. […] Il y a ensuite eu des discussions pendant des années entre l’avocat de mon grand-père et les avocats des derniers propriétaires.
Qu’était-il arrivé aux œuvres ?
Toutes les possessions de sa grand-mère avaient été volées [notamment par les nazis]. La plupart avaient été revendues à des acheteurs de bonne foi, qui ignoraient leur provenance. Légalement, ces propriétaires n’étaient pas obligés de les rendre. Mais moralement, ces œuvres étaient comme estampillées. [Une fois leur origine et le fait que leurs propriétaires avaient été spoliés par les nazis révélés], leur valeur diminue, car qui voudrait les racheter après?
Pourquoi était-ce si important pour lui de les retrouver ?
Je pense que c’était le dernier résidu tangible de son enfance perdue. Il m’a déjà dit: «Hitler m’a volé mon enfance.» C’était une quête de justice. C’était aussi pour retrouver sa dignité. Quand il a épousé ma grand-mère, en Belgique, il n’était qu’un juif exilé. Pour ses beaux-parents, [ce choix de conjoint] c’était un mauvais move ! Il était gêné de n’avoir pas fait d’études, alors qu’il venait d’une famille de docteurs et de scientifiques. Je crois qu’il voulait prouver d’où il venait. Lors de la vente d’un des tableaux, il a dit: «Je me demande ce que [ma belle-mère] aurait dit.»
Les deux toiles de Gustav Klimt récupérées ont été vendues pour plus de 40 millions de dollars chacune. Croyez-vous que l’argent le motivait ?
Non, il ne savait même pas ce que valaient les toiles quand il a commencé. Il a été le premier surpris d’apprendre qu’elles valaient des millions. Par ailleurs, ce n’est pas la somme totale des ventes qui lui est revenue. Il a fallu payer les frais d’avocat et la recherchiste qui l’a aidé. Il a aussi financé la restauration d’une tour du Musée d’art moderne de Salzbourg, pour le remercier d’avoir restitué une des œuvres. La tour a d’ailleurs été baptisée en l’honneur de sa grand-mère Amalia Redlich. Il a aussi instauré une bourse de 9000 $ à l’Université Concordia, qui permettra chaque année à un étudiant en beaux-arts d’étudier à Salzbourg.
Votre grand-père s’est-il gâté avec sa fortune-surprise ?
Il ne s’est rien acheté, à part une grosse caméra Leica argentique. Ma grand-mère me disait: «Que veux-tu qu’on fasse? Toute notre vie, on a appris à ne pas dépenser.» […] Je ne sais pas quel montant est resté. Mais je sais que c’est un bon montant, qui est aujourd’hui dans un fonds familial. Je n’y ai pas accès et le jour où j’y aurai accès, ce sera pour faire des films et des projets artistiques, comme l’aurait voulu mon grand-père.
Les démarches de votre grand-père étaient déjà entamées quand vous avez commencé à documenter sa quête, en 2011. Pourquoi avoir alors décidé de faire un film ?
En effet, j’ai commencé par la fin de l’histoire. C’était tellement gros, tellement surréaliste, que je n’avais pas le choix. C’est non seulement une histoire incroyable, mais c’est l’histoire de ma famille qui me tombait dessus. […] La première chose que j’ai filmée, c’est la vente du deuxième tableau à New York. C’était la première fois que mon grand-père revoyait l’œuvre en 73 ans.
Comment a-t-il réagi en revoyant cette œuvre après tant d’années ?
Quand ils ont dévoilé la toile, tout le monde pleurait autour, mais lui n’a pas versé une larme. Mais on voyait qu’il était fier. [….]
Ce n’était pas quelqu’un d’émotif. Il était tout en retenue.
Parlait-il souvent de son passé ?
Il était bavard, mais il ramenait tout le temps tout à l’histoire et non pas à lui. Il parlait de batailles, de généraux. Mais sa guerre à lui, les horreurs qu’il a vécues, il n’en parlait pas. Comme la mort de sa mère ou le fait qu’il a dû marcher sur des morts. […] Quand j’ai voulu l’interroger, je crois qu’il était plus ouvert qu’avant. Il était en fin de vie. Aussi, le fait [qu’une génération nous sépare] a probablement fait en sorte qu’il s’est ouvert plus librement. Tout en étant fidèle à lui-même: stoïque, fier, germanique.
Il a fallu cinq ans pour réaliser ce documentaire. Le décès de votre grand-père en 2012 a-t-il changé vos plans ?
En effet. Mon plan était de retourner en Autriche avec lui. […] J’ai dû réorienter la structure narrative du film en devenant moi-même un personnage. En portant cette quête-là.
Quelle leçon tirez-vous de la vie de votre grand-père ?
La résilience et la persévérance. Il voyait du positif partout. Il était toujours sur le mode go, on avance. Parce qu’il n’a pas eu le choix. […] Aux archives d’État, en Autriche, quand tu vois les noms de sa mère et de sa grand-mère sur une liste avec un crochet à côté, tu comprends que c’était une sentence de mort. C’est «dans ta face», comme on dit. En revanche, j’ai vu l’autre extrême, la réussite. J’ai vu qu’après avoir bûché toute sa vie, il a réussi sa quête.