FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN – Avec une grande précision sémantique et conceptuelle, le philosophe revient sur les nombreuses controverses que soulève l’emploi des mots «race» et «racisme». Selon lui, une nouvelle forme de racisme se dissimule parfois sous un antiracisme dévoyé.
FIGAROVOX.- Le mot «race» pose problème… mais le mot «racisme» est mis à toutes les sauces depuis longtemps, comme le notait déjà Claude Lévi-Strauss. Comment ce terme doit-il être défini?
Pierre-André TAGUIEFF.- De quoi parle-t-on lorsque l’on parle ordinairement de «racisme»? D’attitudes (opinions, croyances, préjugés, stéréotypes), de comportements (individuels ou collectifs), de systèmes ou de fonctionnements institutionnels (discriminatoires), de formations idéologiques ou doctrinales? De tout cela en même temps. Et dans le désordre, sans que ces divers types de phénomènes soient bien distingués et hiérarchisés. On postule ordinairement qu’ils sont tous liés, donc tous également dangereux, tous également condamnables. C’est là un des postulats de la raison antiraciste contemporaine. On plonge et on s’enferme ainsi dans la nuit où toutes les vaches sont noires.
De là les questions qui se posent: parle-t-on d’un type de pensée (dite «raciale», «racialiste» ou «raciste») ou d’un ensemble de conduites observables (dites «racistes»)? D’un ensemble d’idées, de thèses, de théories ou de doctrines (dites «raciales», «racialistes» ou «raciologiques») sur l’évolution sociale, de préjugés négatifs et de passions mauvaises (haine, mépris, etc.) ou d’un ensemble de comportements dénoncés comme «racistes» (discriminations, agressions physiques, etc.)? De visions du monde jugées fausses ou d’actions (individuelles ou de masse) jugées intolérables, motivées par des passions négatives (haine raciale)? Pour y voir clair, il importe de distinguer les «préjugés raciaux» des comportements, des pratiques ou des fonctionnements institutionnels racistes, mais aussi du racisme-idéologie. Ce dernier se distingue donc du racisme-opinion, du racisme-comportement et du racisme institutionnel. Avant d’avancer une définition, il faut rappeler ces quatre dimensions distinctes du phénomène complexe nommé «racisme».
On peut définir le racisme-idéologie comme une doctrine utilisée par un groupe pour justifier l’oppression, la domination ou l’exploitation d’un autre groupe. Cette fonction de rationalisation a été mise en évidence par les premiers travaux savants sur le racisme. Mais il faut aussi distinguer le racisme de domination ou d’exploitation, celui des forts, qui descend du haut vers le bas, du racisme de ressentiment, celui des faibles, qui monte du bas vers le haut. Et ne pas confondre le racisme de contact, dont le moteur affectivo-imaginaire relève de la phobie, avec le racisme de concurrence, qui s’exprime par la haine. Il paraît en outre de bonne méthode de poser une distinction de principe entre le racialisme, fondé sur la croyance à la valeur descriptive ou explicative de l’idée de race, sans incitation à la haine, à la discrimination ou à la violence, et le racisme sociétal, comme ensemble d’attitudes et de comportements reconnus comme injustes, violents, infériorisants ou déshumanisants.
Dans ma perspective, le racisme commence avec la réduction d’un être humain à son apparence physique, définie par tel ou tel trait censé dévoiler ses origines dites raciales ou ethniques, lesquelles constitueraient sa nature ou son essence. C’est cette opération mentale que l’on appelle essentialisme ou essentialisation, laquelle porte non seulement sur des caractères somatiques visibles, mais aussi sur des traits culturels, qui sont ainsi naturalisés. S’y ajoute d’abord l’exclusion symbolique de certaines catégories groupales, qui met en jeu un certain nombre de stéréotypes négatifs, oscillant entre l’animalisation et la diabolisation. Ensuite ce que j’appellerai la «barbarisation» de certaines catégories d’«autres», ces derniers étant jugés imperfectibles, inéducables, inassimilables, soit parce qu’ils seraient intrinsèquement inférieurs, soit parce qu’ils seraient irrémédiablement différents, ce qui implique l’existence de plusieurs «espèces humaines», thèse qui fait renaître la vision polygéniste.
Comme je l’ai établi dans mes premiers travaux au cours des années 1980, il faut désormais tenir compte de l’apparition d’un nouveau racisme, un racisme différentialiste et culturel, qui absolutise et essentialise les différences groupales sans nécessairement affirmer une inégalité entre les groupes identifiés, ni présupposer une catégorisation raciale explicite, d’ordre biologique. Ce néo-racisme se présente souvent comme un racisme subtil, indirect, non assumé, dit «symbolique» par certains sociologues étatsuniens. II représente un produit de compromis entre des visions ou des attitudes racistes et des normes antiracistes intériorisées. On peut y voir un effet pervers de l’existence des législations antiracistes. Les formes voilées du racisme sont bien évidemment plus difficiles à identifier et à sanctionner que ses formes explicites ou flagrantes. C’est l’une des raisons des échecs rencontrés par les associations antiracistes, échecs qui expliquent en partie leur campagne en faveur de la suppression du mot «race», érigé en mot raciste.
Vous parlez également de mixophobie. Qu’entendez-vous par là?
J’ai forgé au milieu des années 1980 le néologisme «mixophobie» pour désigner l’hypothèse selon laquelle toutes les formes de racisme dérivent d’une hantise du mélange, imaginé comme souillure. On en trouve une illustration dans le célèbre ouvrage de Gobineau, son Essai sur l’inégalité des races humaines, dont la thèse centrale porte moins sur l’inégalité raciale que sur la disparition, par l’effet de métissages sucessifs, du «rameau arian» de la race blanche, supposée porteuse exclusive du «sang civilisateur». Pour reprendre une distinction proposée par les psychologues sociaux Benjamin Matalon et Gérard Lemaine, la hantise de la «tache» (irrémédiable, «indélébile», etc.), autour de laquelle semble organisé l’imaginaire raciste, ne doit pas être confondue avec la hantise de la «tare», qui, située au cœur de l’imaginaire eugéniste, se traduit par la peur d’un déclin des aptitudes intellectuelles ou d’une «baisse de l’intelligence moyenne», qu’accompagne une crainte de la «dégénérescence» ou de la multiplication des êtres «dysgéniques». Mais il faut noter que les deux imaginaires se rejoignent dans une vision de la décadence, effet supposé du mélange, lequel est censé engendrer de l’indifférenciation et de l’égalisation par le bas. Dans ma perspective, la hantise de la «tache» (mixophobie) diffère de la hantise de la «tare» comme le racisme différentialiste diffère du racisme inégalitariste. On peut dès lors mieux comprendre pourquoi ce dernier s’est si souvent présenté, depuis les années 1860, sous la forme de synthèses idéologiques comprenant une composante eugéniste. Ce n’est pas la différence comme telle qui inquiète les racistes, c’est le mélange indifférenciateur, supposé à la fois niveleur et destructeur des identités et des différences. Le problème, c’est que l’indifférenciation peut être aussi rejetée par des individus totalement étrangers aux passions racistes.
Paradoxalement, au moment même où on abolit le mot «race» de la Constitution, l’obsession raciale ressurgit comme jamais. Ce sont les réunions publiques interdites aux «Blancs» ou encore le Président de la République qui parle de «mâles blancs»…
En effet, et c’est un retour de bâton. Après la vague anti-essentialiste dont l’objectif déclaré était de dissoudre les identités collectives, on voit surgir une vague néo-racialiste qui réinvente une forme de racialisation des rapports sociaux, sur la base de la vieille opposition manichéenne entre «dominants» et «dominés», héritée d’un tiers-mondisme marxisé. À la frénésie déconstructionniste des antiracistes intellectualisés de campus répond cette fuite en avant des antiracistes associatifs dans la folie racialiste et ethniciste, devenue phénomène de mode. Et des intellectuels ou des politiques suivent le mouvement, croyant qu’il va dans le sens de l’Histoire. Leur postulat mobilisateur est que les minorités ont toujours raison, même quand elles racialisent les ennemis qu’elles s’inventent. Comme s’il y avait un «bon» racisme émancipateur, celui des minorités en lutte contre leurs oppresseurs, et un «mauvais» racisme, celui de la majorité «blanche» au pouvoir. L’axiome est ici que le racisme est nécessairement le fait du «Blanc». Bien entendu, le «bon» racisme des minorités actives n’est pas assumé comme tel: il avance masqué derrière le drapeau de l’antiracisme, celui d’un antiracisme redéfini comme le seul antiracisme authentique, qui s’oppose au pseudo-antiracisme «blanc».
Le clip du rappeur Nick Conrad, qui appelait à pendre les «Blancs», a fait surgir un débat sur le racisme anti-Blancs. Beaucoup d’associations ont du mal à reconnaître ce racisme. Pourquoi? Le racisme n’est-il pas un phénomène universel?
Loin de se réduire à son programme déclaré de lutte contre tous les racismes, l’antiracisme est aussi une idéologie, formée sur la base d’un certain nombre d’axiomes ou de postulats. Il présuppose notamment que le racisme va toujours du «Blanc» (le dominant supposé) au non-Blanc (le dominé présumé), et que le «Blanc», coupable et raciste par nature, ne saurait être en position de «victime». Ce sont les «non-Blancs» qui monopolisent le statut de la «victime innocente». Ce dogme idéologique est à ce point intériorisé par les antiracistes militants qu’il les rend aveugles ou indifférents aux faits qui le contredisent. Il faut cependant reconnaître l’évolution récente, certes timide, de certaines organisations antiracistes vers une position réaliste. Après le président de la Licra, Alain Jakubowicz, qui a reconnu publiquement, en novembre 2010, la «montée du racisme intercommunautaire, entre Arabes et Noirs, entre Arabes et Asiatiques» ainsi que la réalité du «racisme anti-Blancs», le MRAP lui-même, lors de son congrès tenu les 30 mars et 1er avril 2012, a reconnu et dénoncé le «racisme anti-Blancs», attribué aux «groupes dominés». Une grande découverte, après un long déni: les «dominés» peuvent être racistes. Mais la question continue de diviser les diverses mouvances antiracistes.
On observe le même tabou autour du nouvel antisémitisme?
L’une des raisons les plus profondes en est que, dans la vulgate antiraciste, les Juifs et les «Blancs» sont identifiés comme des racistes-nés, des exploiteurs et des oppresseurs, alors que les non-Blancs et les non-Juifs sont perçus comme des victimes potentielles des premiers. D’où les négations plus ou moins intellectualisées de ce que j’ai appelé, dès la fin des années 1980, la «nouvelle judéophobie», dont le noyau dur est l’antisionisme radical, qui vise la destruction de l’État d’Israël, à travers la banalisation de l’assimilation polémique d’Israël à un «État raciste» ou d’«apartheid», «colonialiste» et «criminel». Telle est la base permanente de la diabolisation de l’État juif, traité comme l’incarnation du Mal. Dans la rhétorique islamo-gauchiste propalestinienne, le «sioniste assassin» est la nouvelle figure prise par le Juif déicide et meurtrier rituel.
Ce qu’il faut avoir à l’esprit et tenter de comprendre, c’est que la haine des Juifs, la haine de la France et la haine de l’Occident «judéo-chrétien», «sionisto-croisé» ou plus simplement «blanc» s’entrecroisent et s’entre-symbolisent. La judéophobie et la gallophobie s’entremêlent et fusionnent pour s’inscrire dans une haine de l’Occident «mécréant» et «islamophobe», laquelle fait partie de l’offre idéologique islamiste. Cette «hespérophobie» vise autant les Juifs (tous de «sales sionistes» jusqu’à preuve du contraire) que les nouveaux «croisés» (les Européens et les Américains identifiés comme «chrétiens») ou les «Blancs», construits polémiquement comme esclavagistes, colonisateurs, oppresseurs et impérialistes.
Je ne mentionnerai ici que l’une des mythologies contemporaines constituant le nouvel opium des intellectuels engagés. Il s’agit de la thèse de la substitution, ainsi résumable: l’«islamophobie» aurait historiquement remplacé l’antisémitisme en Europe. Ce refrain sloganique s’entend sous diverses variantes: «Les musulmans sont les Juifs d’aujourd’hui», «Aujourd’hui, le musulman a remplacé le Juif en tant que bouc émissaire», «Les antijuifs d’hier se sont convertis à l’islamophobie». Pourquoi dès lors parler d’un «nouvel antisémitisme» ou d’une «nouvelle judéophobie» alors qu’on serait entré dans l’âge de l’islamophobie? Les antiracistes devraient en conséquence lutter prioritairement contre l’«islamophobie», qui serait la forme de racisme dont la montée serait la plus inquiétante. Et dénoncer ceux qui observent avec inquiétude la diffusion croissante des passions antijuives, sous la forme voilée de la propagande «antisioniste».
Pour une grande partie non négligeable de l’opinion française, la grande substitution a eu lieu. Le véritable peuple de victimes, le vrai peuple persécuté, ce n’est plus le peuple juif, c’est le peuple palestinien, et, par cercles concentriques, la «nation arabe», puis les membres de l’oumma, les musulmans. Dans la nouvelle histoire victimaire, les Juifs auraient définitivement perdu leur statut de victimes pour endosser celui de bourreaux. Il s’ensuit qu’il faut d’abord être «antisioniste» pour être un bon antiraciste. La leçon a été entendue et transmise par tous les propagandistes islamistes ou gauchistes ayant accès aux médias, catégorie de démagogues dont Tariq Ramadan a longtemps été le plus célèbre représentant, jusqu’à sa chute pitoyable.
L’antiracisme, autrefois universaliste, est aujourd’hui majoritairement différentialiste et multiculturaliste, quand il n’est pas «indigéniste». Le risque n’est-il pas qu’il nourrisse ce qu’il prétend dénoncer? L’une des principales menaces racistes aujourd’hui ne vient-elle pas d’un antiracisme dévoyé?
Les loups se déguisent volontiers en agneaux et la haine sait parler le langage de l’amour. Dans les sociétés démocratiques qui sont les nôtres, dotées d’une législation antiraciste, le racisme ne pouvait ressurgir qu’en se présentant sous les couleurs de l’antiracisme. Ce racisme clandestin porte le masque de l’antiracisme. C’est ce qu’on a pu observer depuis une vingtaine d’années. Le phénomène n’est pas isolé: la misandrie, et plus précisément la haine des mâles hétérosexuels, s’est légitimée en se réclamant du féminisme et de l’antisexisme. La haine de l’homme hétérosexuel, cette forme méconnue de l’hétérophobie, s’est exprimée aussi dans l’espace public sous les couleurs de la vertueuse lutte contre l’homophobie. Baptisons-la – pardon pour ces néologismes – l’hétérophobie homophile. Et le jeunisme a récemment accouché d’un mépris idéologisé des vieux, perçus comme des intrus et des fardeaux insupportables dans une société de la mobilité permanente: la gérontophobie fait désormais partie des passions ordinaires des élites globalisées.
La synthèse du racisme anti-Blancs (non assumé en général), de la misandrie, de l’hétérophobie homophile et de la gérontophobie n’a pas tardé à s’opérer, ce dont témoigne la banalisation des formules polémiques stigmatisant les «vieux mâles blancs hétérosexuels». La formule-type résume les quatre nouvelles raisons de haïr et de mépriser certains autres pour ce qu’ils sont, à l’âge de la globalisation normalisatrice et de la tyrannie des minorités actives. Autant de figures qu’il est désormais licite de haïr, de pointer du doigt, de clouer au pilori. Des coupables par excellence. L’une des cibles du racisme les plus ignorées par les milieux antiracistes, hantés par le spectre d’une islamophobie insaisissable.
Source www.lefigaro.fr