En menant des recherches bibliographiques sur le Hamas, je suis tombée sur une notice affichée par la FNAC qui promeut un roman “profondément touchant” offrant “un aperçu unique sur une histoire de résilience et l’esprit de résistance”. La FNAC incite les lecteurs à “plonger dans les profondeurs de la psyché de l’auteur à travers ses années d’emprisonnement, révélant un esprit inébranlable malgré les limites de sa cellule”. Cette œuvre littéraire est marquée par “la passion et la détermination de l’homme qui continue d’influencer le paysage politique”. Cet homme n’est autre que Yahya Sinwar, le chef du Hamas et le responsable des atrocités de 7 octobre.
Le boucher de Khan Younès
Or, si ce livre est écrit en 2004 quand l’auteur purgeait une peine de prison, l’édition française paraît en avril 2024 en version ebook sous le titre L’Épine et l’Œillet, traduit de l’anglais “The Thorn and the Carnation” (la traduction anglaise est celle de la version arabe Al-Shawk wa’l Qurunful), c’est-à-dire six mois après l’attaque de 7 octobre.
Avant son emprisonnement, Sinwar était responsable du service de sécurité interne du Hamas, “Al-Majd”. Connu sous le nom de “Boucher de Khan Younès”, il était responsable des opérations punitives contre les Palestiniens qui collaboraient avec Israël. Accusé d’avoir organisé l’enlèvement, la torture et l’assassinat de deux soldats israéliens et de quatre Palestiniens soupçonnés de collaboration avec Israël, Sinwar a été condamné à quatre peines de perpétuité. Il sort en 2011, avec d’autres prisonniers échangés contre le soldat Gilad Shalit, capturé par le Hamas.
En 2018, dans une interview accordée à la journaliste de la Reppublica, Francesca Borri[1], Sinwar explique que pour lui, le seul moyen d’exister dans les médias est le sang : “No blood, no news”. Affirmation vérifiée le 7 octobre.
Le narrateur de Sinwar met en scène un militant du Hamas et du programme de destruction d’Israël qu’on lui connaît. Grâce aux exégèses du site propalestinien Chronique de Palestine, on apprend que pour Sinwar “le lien exceptionnel entre la religion et le nationalisme” s’exprime à travers “l’obligation du djihad, ou guerre sainte, qui imprègne la cause nationale de sainteté et l’enracine dans l’individu[2]“. Autrement dit, cette biographie romancée n’est qu’un appel au djihad, à la guerre sainte contre les Juifs et ceux qui les soutiennent.
On s’interroge sur la parution en français de cet appel au meurtre romancé en 2024, quelques mois après le massacre du 7 octobre, alors qu’il a été écrit en 2004. Pourquoi maintenant, alors que des otages israéliens sont tués et torturés à Gaza par les assassins du Hamas, alors que des millions d’islamistes et d’antisémites se réjouissent du déluge de sang qu’il a provoqué ?
Pourquoi les grandes enseignes françaises s’attendrissent-elles devant les écrits de l’homme responsable de la mort de tant de Juifs, de tant de viols, de tant de massacres, commis selon les prescriptions précises et détaillées pensées par Sinwar ? Identification morbide ? Énorme clientèle qui n’attendait que le nouveau Mein Kampf islamique ? Présence des Frères musulmans au sein de ces enseignes ? J’émets cette hypothèse pour la raison suivante. La traduction anglaise, que j’ai consultée, commence par une dédicace : “Je dédie ce livre à tous ceux dont les cœurs battent pour la terre de Isra et Mir’aj, de l’océan jusqu’au golfe, vraiment, de l’océan jusqu’à l’océan[3]“. Isra et Mir’aj est le voyage nocturne, suivi de l’ascension du prophète Muhammad. Selon la légende, ces événements ont eu lieu sur le mont du Temple où le calife Abd al-Malik construit le dôme du Rocher et la mosquée al-Aqsa sur les ruines du Temple juif.
Sulfureux entre guillemets
Force est de constater que par suite des réactions sur les réseaux sociaux, le livre a été retiré des enseignes françaises qui vantaient ses qualités profondément “touchantes” : la FNAC et Decitre. Pour marquer le coup, le site Actualitté[4] a décidé de publier un article qui s’inspire en partie des contributeurs de Chronique de Palestine citée ci-dessus. “Mais qu’y a-t-il dans l’ouvrage du très sulfureux [sic] Yahya Sinwar ? D’abord, il s’agit d’une autobiographie. Le chef du Hamas à Gaza y décrit son engagement dans la construction d’une infrastructure de résistance à Gaza. Publié initialement en 2004 et écrit en prison, il présente les réflexions et expériences tirées d’une vie marquée par la résistance armée. Il explore en outre les défis de la résistance face à l’occupation israélienne et la dynamique entre les différentes factions palestiniennes. Le livre offre notamment un aperçu des tensions internes et des aspirations palestiniennes. Il s’y décrit comme un homme de foi, dédié à la cause palestinienne, et qui évite tous les sentiments antisémites, se concentrant sur la lutte contre l’occupation. À chacun de juger si on doit le croire ou non, en fonction de ses actes…”
Sinwar qualifié de “sulfureux” entre guillemets quand, en revanche, le syntagme “résistance” est utilisé sans guillemets : pour l’auteur de l’article, il semble que l’organisation d’assassinats de Juifs et de Palestiniens collaborant avec Israël relève de la résistance. Cependant, bon prince, il laisse pudiquement et démocratiquement le choix aux lecteurs : “à chacun de juger” si oui ou non Sinwar est antisémite. On s’émeut de tant d’impartialité.
© Yana Grinshpun
Notes
[1] “It’s time for a change, end the siege”, ynetnews.com, 10 mai 2018.
[2] “La philosophie de la résistance, par Yahya Sinwar”, chroniquepalestine.com, 11 juillet 2024.
[3] “I dedicate this to those whose hearts cling to the land of Isra and Mir’aj, from the Ocean to the Gulf, indeed, from ocean to ocean.”
[4] “La Fnac vend l’autobiographie du chef du Hamas, avant de la retirer”, actualitte.com, 21 août 2024.