Nous avons atteint les limites de l’absurde : il faut tenter de comprendre.
Un rassemblement des gauches peut se permettre de soutenir les terroristes et génocidaires du moment, et de continuer à donner des leçons de morale politique afin de « faire barrage ».
Autrement dit, les caractères dégoûtants qui faisaient repousser l’extrême droite (le négationnisme, le racisme, l’antisémitisme) ne sont plus considérés comme abjects quand ils sont aujourd’hui l’apanage de la gauche. On doit conclure que l’étalage de ces caractéristiques dégoûtantes était un prétexte, et non une vraie raison. On ne va plus « faire barrage » à la droite parce qu’elle est antisémite (c’est la gauche qui est désormais antisémite), on va « faire barrage » juste parce que c’est la droite. Le roi est nu.
Il y a parfois des phénomènes collectifs qui dépassent l’entendement, tant ils sont lourds de mythes inconscients et de vieilles histoires oubliées mais structurantes. C’est le cas ici. Nous sommes les héritiers d’une histoire où l’on pardonne tout au communisme et où l’on attribue tous les vices au nazisme. Ce paradoxe a été bien étudié par des auteurs comme Furet ou Nolte. Le communisme était le fils monstrueux des Lumières, ou de l’émancipation, pendant que le nazisme était le fils monstrueux des anti-Lumières, ou de l’enracinement.
C’est ainsi que le premier a bénéficié de toutes les excuses, pendant que le nazisme recevait sa juste punition. Il n’y a jamais eu de Nuremberg du communisme, non seulement parce que la Soviétie était victorieuse et l’Allemagne, vaincue, mais parce que l’Ouest a toujours gardé une indulgence très suspecte vis-à-vis du communisme (surtout la France, pays de 93, sans doute le plus égalitariste de la planète). Ces jours-ci, j’entends les mises en garde contre un éventuel ministre de la Défense nommé par Bardella, qui pourrait être accommodant avec Poutine. Mais je n’ai jamais entendu de cris d’orfraie quand nous avions un Parti communiste financé directement par Moscou, et un ministre de la Défense socialiste sur lequel pesaient de lourdes accusations pour être un agent du KGB régulièrement stipendié par la Soviétie pendant des années… Et la tradition du deux poids, deux mesures s’est perpétuée vaillamment.
On va chercher chez les élus de droite la moindre accointance datant de plusieurs décennies avec des mouvances étudiantes d’extrême droite. En revanche, on fait toujours mine d’ignorer que nombre d’élus de gauche ont été staliniens ou maoïstes, ou bien ont défendu Pol Pot, et aujourd’hui les déclarations pro-Hamas en l’honneur des terroristes passent au NFP pour d’aimables bavardages. Ou encore, pour juger la droite, on amalgame l’ensemble du groupe à son élément le plus extrême, qui suffit à infecter tout l’ensemble. En revanche, pour juger la gauche, on assure qu’il faut considérer les éléments « au cas par cas » et que, si certains sont extrémistes, bien d’autres ne le sont pas, qui seront dès lors respectables. Autrement dit, la droite est pourrie par ses quelques extrêmes, mais la gauche est valorisée par ses quelques modérés.
Ainsi la gauche décide-t-elle de la teneur du Bien au regard de son exigence du moment, comme n’importe quel dominant persuadé de pouvoir, dans sa toute-puissance, décréter le Bien et le Mal au jour le jour. La démonstration concrète en vient aujourd’hui : pour la première fois depuis l’affaire Dreyfus (un siècle !), la gauche décide que « son » antisémitisme n’est plus une faute morale, mais au contraire un signe de progrès. Car désormais le diable n’est plus le nazi, mais le blanc colonisateur, dont les Juifs représentent l’idéal-type. Ainsi, pour comprendre les bouleversements présents qui nous laissent désemparés devant la métamorphose du Bien et du Mal, il suffit de bien intégrer cette maxime quasiment kantienne (tant elle est durable et profonde) : pour savoir où est le Mal, il suffit de suivre la gauche. Il faut ajouter : cela se peut grâce à la lâcheté de la droite, qui, telle une femme épouvantée par son mari despotique, tremble et obéit au lieu de se rebeller.
Mais il y a un autre facteur que la pleutrerie de la droite et l’arrogance de la gauche. Il y a, peut-être surtout, le grand confort que l’on peut tirer d’un ennemi permanent. Depuis des décennies, à peu près un demi-siècle, le FN, devenu RN, a servi aux gouvernants français de raison, de prétexte et de circonstance pour se faire élire sans autre mérite que celui de l’injurier correctement. Tous nos gouvernements, de droite ou de gauche, ont utilisé ce précieux argument : votez pour moi, sinon vous aurez des antisémites et des racistes – chanté sur l’air des lampions et à longueur de jours. Cette rhétorique fonctionne sans exception, s’il le faut grâce au fameux « barrage », qui consiste à rassembler les forces les plus disparates dans une « union » dont la moralité ruisselle de partout.
Ainsi la démocratie se trouve-t-elle dénaturée : alors que la démocratie traduit en principe le débat (courtois si possible) entre des adversaires, notre « démocratie » consiste à désigner l’ennemi et à l’injurier, ennemi que par ailleurs on ne cesse de repoudrer parce qu’on en a bien besoin. Le dernier président en date, Emmanuel Macron, a tout fait pour déblayer la droite et la gauche modérées, afin de se trouver seul face à l’Ennemi – ce qui se traduit par « moi ou le chaos », attitude complètement antidémocratique. Et ses prédécesseurs, qu’il s’agisse de Jacques Chirac ou de François Mitterrand, pour remonter plus loin, n’ont jamais fait autre chose. La France, pays bonapartiste, n’aime pas la démocratie, et c’est pourquoi elle se trouve au chaud à côté de son Ennemi éternellement vivant, bien nourri et toujours d’attaque.
La guerre contre l’extrême droite, pour des raisons diverses, selon la définition du Mal que donne la gauche à chaque époque, occupe toute notre vie politique, emplit tous les discours et nous tient lieu de science politique. C’est une guerre si longue, si cruelle, si existentielle qu’elle empêche, et surtout évite, de se poser les vrais problèmes de la dette, de l’autorité, de l’école, de la santé ou de l’immigration. L’Ennemi est si important qu’on garantit son existence en parlant de lui sans cesse, si utile qu’il faut chaque jour redorer le brillant de ses maléfices. Il attire sur lui tous nos vices et occulte toutes nos impérities politiques, notre incapacité à nous réformer, qui nous entraîne par le fond.
Quel ennemi précieux ! Comme il est rassurant de le détester, alors que nous ne savons même plus pourquoi…
© Chantal Delsol*
* Dernier livre paru : « La Fin de la chrétienté » (Éditions du Cerf, 2021).
Parution dans Tribune Juive