Par Albert NACCACHE – Temps et Contretemps
Illustration : la plateforme de Karish, à son passage au canal de Suez
Tous les regards sont rivés sur le champ gazier de Karish, avec l’arrivée de l’unité flottante de traitement et de stockage des hydrocarbures produits offshore (FPSO) après un voyage de cinq semaines depuis Singapour. Karish, qui signifie requin en hébreu, contient 39,6 milliards de mètres-cubes de gaz. Le navire FPSO de la compagnie pétrolière gréco-britannique Energean Power a jeté l’ancre dimanche 5 juin 2022 au matin dans le champ gazier de Karish, au sud de la ligne 29 avec deux autres navires, l’un pour lutter contre les incendies et l’autre pour le transport du personnel. Les travaux de forage doivent débuter dans trois mois. La ministre israélienne de l’Énergie, Karine Elharrar, a déclaré dans une interview que le champ se trouvait «entièrement dans la zone maritime exclusive israélienne».
Mon précédent article ISRAËL LIBAN : IL Y A DU GAZ DANS L’EAU OU ÇA TANGUE À LA FRONTIÈRE du 26 février 2022 publié dans ce blog [*] présente toute la genèse de ce conflit dont ces deux cartes :
Sur cette carte le triangle orange indique l’étendue de la zone disputée. Entrons dans le détail des lignes :
Ligne 1 : fixée initialement par Israël
Ligne 29 : évoquée pour la première fois en 2011 dans un rapport de l’entreprise UK Hydrographic Office et reprise dix ans plus tard par l’armée libanaise. Cette ligne 29 agrandit de 2.210 kilomètres carrés la zone de litige entre Israël et le Liban entre la ligne 1 et la ligne 29,
Ligne 23 : L’adoption par le Liban de la ligne 23 a pour conséquence que la zone de litige s’étend de la ligne 1 à la ligne 23, soit une superficie de 860 kilomètres carrés. Dans ce cas de figure, le champ Karish, situé au sud de la ligne 23, n’est plus dans la zone de litige.
Ligne Hof, du nom du premier médiateur américain, Frédéric Hof, (2010 à 2012) qui avait divisé la zone litigieuse de 860 km² entre le Liban et Israël (comprise entre la ligne 1 et la ligne 23) en deux parties : l’une sous contrôle libanais, d’une superficie de 490 kilomètres carrés, et la seconde d’une superficie de 370 kilomètres carrés, sous contrôle israélien. Dans tous les cas de figure Karish se trouve en territoire israélien.
Le président libanais, Michel Aoun et le Premier ministre par intérim, Najib Mikati ont dénoncé les travaux entrepris par Israël. L’émotion est à son comble. Le Liban «retient son souffle», «est en émoi», c’est la «la panique». La réaction libanaise est bien résumée par l’éditorialiste de l’OLJ / Issa Goraieb, le 08 juin 2022 : «Fawdaland, Fawda-sur-Mer. La fawda c’est le chaos, la foire, la chienlit. Un mot arabe qui hélas nous va, nous Libanais, comme un gant, mais que les Israéliens nous ont piqué, comme ils l’avaient déjà fait, entre autres, du falafel et du houmous» (Fauda est le titre d’une célèbre série israélienne).
Gouvernance à la libanaise
De sources libanaises proches de ce dossier, on indique que le Liban ne s’est jamais officiellement opposé aux travaux des Israéliens dans le champ de Karish. Frontières maritimes : «Pas de volonté libanaise réelle de délimitation». La classe politique ne se décide pas à trancher entre la ligne 23 et la ligne 29. Selon l’experte Laury Haytayan, l’arrivée de cette plateforme était attendue et annoncée ; le pouvoir libanais ne peut donc prétendre être surpris puisque les Israéliens devaient commencer la production sur le site de Karish l’année dernière. «Sauf que pendant tout ce temps, le Liban est resté dans le flou. La classe dirigeante du pays n’a toujours pas de position unifiée et claire sur la question des frontières maritimes et les pourparlers n’ont pas pu avancer». Le Liban avait soumis en 2011 un décret (numéro 6433) aux Nations unies dans lequel il opte pour la ligne 23, tout en s’octroyant une marge de manœuvre et la possibilité de réviser ses revendications.
En février 2022 le chef de l’État Michel Aoun avait encore déclaré que la frontière maritime légale du Liban se situait à la ligne 23. Cette déclaration avait suscité une vive réaction dans les milieux de l’opposition libanaise qui n’a pas hésité à crier à la traitrise, accusant le chef de l’État libanais de brader une partie des richesses gazières libanaises au profit d’Israël afin d’obtenir, en contrepartie, la levée des sanctions américaines imposées à son gendre, Gebran Bassil, impliqué selon Washington dans de vastes opérations de corruption.
Des experts militaires et civils avaient présenté une revendication maximaliste de 1.430 km2 supplémentaires, avec la ligne 29. L’amendement du décret 6433 auprès des Nations unies est une condition sine qua non pour officialiser cette requête. Il a été signé par les ministres des transports Michel Najjar, de la défense Zeina Akkar et le Premier Ministre sortant Hassan Diab en avril 2021, mais le Président de la République, le général Michel Aoun avait décidé de sursoir à sa signature, ce qui fait perdre au Liban une carte indispensable pour des négociations.
Le Hezbollah souffle le chaud et le froid
De son côté le Hezbollah ne cesse de menacer Israël en cas de forage dans les eaux israéliennes. La formation chiite avait assuré qu’elle fera face à toute tentative israélienne d’extraction de gaz du champ de Karish, en précisant cependant que cette décision reviendrait au gouvernement libanais et aux autorités concernées.
Pour Hassan Nasrallah, il y aurait «deux options : un Liban fort et riche, ou un Liban faible et mendiant. Le Liban peut être riche avec le pétrole, le gaz et l’industrie, l’autre Liban, le mendiant, est celui qui fait la manche aux portes des monarchies du Golfe», Le Hezbollah oblige cependant le Liban à faire traîner les négociations, ne tenant pas du tout à ce qu’elles aboutissent et souffle le chaud et le froid. Tout en se positionnant derrière l’État libanais, il s’est dit «prêt à passer à l’acte».
« Lorsque que l’État libanais dira que les Israéliens agressent nos eaux et notre pétrole, nous serons prêts à faire notre part en termes de pression, de dissuasion et d’utilisation des moyens appropriés – y compris la force », a lancé le numéro deux du Hezbollah Naïm Kassem à l’agence Reuters. «Cette affaire nécessite une décision décisive de l’État libanais», a-t-il ajouté, précisant que le Hezbollah «a exhorté le gouvernement à se dépêcher, à se fixer un délai». Il a également déclaré que son parti agirait «quelles que soient les réponses», même si cela devait conduire à un conflit plus large.
Nasrallah avait récusé le 9 mai 2022 l’envoyé américain pour les négociations maritimes avec Jérusalem et exprimé son opposition formelle aux pourparlers menés sous l’égide des États-Unis en s’en prenant notamment à l’envoyé de Washington d’origine israélienne pour les négociations, Amos Hochstein. «Les négociations sur les zones offshore, ne peuvent pas se poursuivre avec Amos Hochstein, Frankenstein ou tout autre Stein qui viendrait au Liban. …Des négociations, et notamment via le courtier américain conspirateur, collaborateur et malhonnête qui soutient Israël, ne nous mènera à aucun résultat».
Aujourd’hui le parti chiite veut utiliser cette carte pour transformer la zone en un «Chebaa-sur-mer». Les fermes de Chebaa, appelées également Har Dov (הר דב), sont situées sur les pentes ouest du Mont Hermon, à proximité du point de triple frontière entre Syrie, Liban et Israël. La région est représentée par le mandat français comme un territoire syrien. Les Nations unies ont certifié le «retrait complet de tous les territoires libanais» mais le Hezbollah utilise cette revendication territoriale pour alimenter le conflit.
« Frontière maritime : stop à la surenchère !
«Le Hezbollah ne pouvait passer à côté d’une si belle occasion de redorer son blason et de faire oublier tout le reste (son recul aux élections). Il a besoin de cette escalade, tout comme son parrain iranien, englué dans les négociations de Vienne. Sur ce terrain-là, celui qu’il maîtrise le mieux, il ne lui est même plus nécessaire de mettre les formes… »
Karine Elharrar
Interrogée sur la perspective d’une escalade, Karine Elharrar a déclaré : «Nous n’en sommes pas là du tout. Vraiment, le décalage (entre la rhétorique et la réalité) est tel que je ne pense pas qu’ils agiraient» et elle a ajouté : «Israël se prépare et je recommande que personne n’essaye de surprendre Israël».
Le champ de Karish devrait répondre à la moitié de la demande de gaz naturel d’Israël et permettre des exportations plus importantes vers l’Égypte et la Jordanie voisines. Ces découvertes apportent une richesse dont Israël tire profit pour conforter la paix avec ses voisins. Seul le Liban s’y oppose, pour l’instant.
Le Liban avait rejeté la proposition d’Amos Hochstein, sans même daigner lui adresser sa réponse documentée et écrite. Il est à nouveau invité dimanche ou lundi et est attendu comme le Messie. Ça sera l’objet du prochain épisode : La visite de l’émissaire américain.
[*] https://benillouche.blogspot.com/2022/02/israel-liban-il-y-du-gaz-dans-leau-ca.html