A qui voudrait, dans le cadre d’un exposé simple et rationnel des choses, trouver un fondement logique aux commandements de l’année sabbatique, une réponse aisée semble d’emblée s’imposer : la raison en serait le repos de la terre, nécessaire au renouvellement de sa vigueur et de ses ressources. La Tora, en d’autres termes, instituerait un mode d’exploitation agricole et d’organisation sociale étonnamment moderne et audacieux pour l’époque, tenant compte de l’épuisement des sols, de la nécessité de la jachère, et de ses répercussions dans la vie concrète du peuple d’Israël.
Cette idée trouverait du reste appui dans l’exposé qu’en fait le Rambam dans son « Moré Nevoukhim » (« Guide des Egarés », 3ème partie, chap. 29). L’analyse détaillée des nombreuses lois et des décrets rabbiniques qui régissent l’application de cette Mitswa, rendra cependant quelque peu difficile d’accepter telle quelle cette vision des choses. Pourquoi alors, en effet, ce devoir imposé à chaque propriétaire de renoncer à toute propriété sur les fruits de ses champs ? Pourquoi cette notion de sainteté particulière, interdisant les produits agricoles, ou en restreignant la consommation ?
Pourquoi l’interdiction de toute commercialisation normale ? Pourquoi, encore, la remise des dettes ?
Quelque lumière peut nous être donnée par la confrontation des versets suivants (Wayiqra, Parachath Behar, 25,3) : » Six années tu sèmeras ton champ, et six années tu tailleras ta vigne, et tu rapporteras en ta maison sa récolte » . Puis : » Et la septième année sera une année de repos pour la terre, un Chabbath pour le Créateur, tu ne sèmeras pas dans ton champ, ni ne tailleras ton vignoble ; tu ne moissonneras pas le regain de ta moisson, ni ne vendangeras le raisin de ta vigne » (Rachi : en t’y conduisant comme pour les autres récoltes, mais ce vignoble sera Héfqèr à tous).
Alors que le second verset vient clairement énoncer la règle de l’année sabbatique, le premier apparaît tout à fait superflu : s’il y a, en effet, durant la septième année, interdiction des travaux de la terre, en un grand Chabbath pour le Créateur, il semble évident que les 6 années précédentes seront précisément utilisées pour exploiter toutes les ressources de la terre promise et bénie. Différents commentateurs (Seforno, Netsiv, Rav Hirsch ad loc.) rendent compte de cette juxtaposition des versets : un repos sera donné à la terre tous les sept ans, bien qu’en stricte économie un cycle de six ans d’exploitation soit justement beaucoup trop long pour la bonne rentabilité des sols : c’est en effet tous les 2 ou 3 ans qu’il faudrait normalement laisser les sols en jachère ! Il nous est alors suggéré la leçon suivante : le peuple d’Israël, sur la Terre d’Israël, ne relève pas des lois habituelles de la Nature, il vit au-delà du Mazal, au-delà des contingences matérielles. La Tora ne recherche pas ainsi la mise en ordre d’un système économique et social « performant » : elle vise à la maîtrise et au dépassement des lois naturelles communément admises, vers l’émergence d’un autre « système » de références pour l’homme.
Un autre et important verset répercute d’ailleurs la question angoissée de l’homme, aux prises avec les pesanteurs naturelles, et pourtant appelé à en décréter l’annulation : « …Qu’allons-nous manger la septième année, voici que nous ne pourrons ni semer, ni récolter nos moissons » (Wayiqra, Behar, 25,20) ? Interrogation profonde, que l’on pourrait détailler à l’envie en représentant un monde antique entièrement dépendant de sa précaire production agricole, où nulle « protection sociale » n’était envisageable, où pouvait sembler absurde le décret d’un tel « chômage » volontaire et massif (les observateurs païens hellénistiques ou romains ne manquèrent d’ailleurs pas de s’en gausser).
Ajoutons à cela que, tous les 49 ans, la septième Chemita du cycle est suivie de l’année du « Yovel » (Jubilé), dont les lois sont rigoureusement identiques à celles de l’année sabbatique !
A tout cela, la Tora offre une réponse étonnante : « Et J’ordonnerai pour vous Ma bénédiction durant la 6e année, et elle fera une moisson de 3 années ». Le verset suivant explicite : « Vous sèmerez à la 8e année, et vous mangerez de l’ancienne moisson jusqu’à la neuvième année, jusqu’à l’arrivée de sa (nouvelle) moisson… ».
La bénédiction divine, voilà ce sur quoi doit compter le Juif, même dans le cas extrême où, du fait du Yovel, deux années de jachère complète seront imposées à la terre.
Nous touchons alors là au problème fondamental des relations entre l’homme et son Créateur. Attelé à ses tâches fort triviales et matérielles de maîtrise et conquête de la Création, d’assurance de sa subsistance dans l’aujourd’hui mais aussi pour le lendemain, lié en bref à la roue pernicieuse du Temps, l’homme risque de perdre le fil des finalités, le lien des causes dans l’enchaînement de leurs conséquences. La notion de « bénédiction » insérée dans la trame naturelle des productions terrestres invite alors, oblige (« J’ordonnerai Ma bénédiction ») à une vision globale de l’existence humaine, œuvre et témoin d’une Providence organisant l’Histoire. Cette même idée de témoignage, en des actes concrets, se retrouvera par ailleurs dans le « signe » du Chabbath, tel qu’expliqué par le « Séfer ha’Hinoukh » (Mitswa 84) : « L’idée fondamentale de la Mitswa (de l’année sabbatique) est de fixer dans notre cœur, d’établir résolument dans notre esprit, la notion d’un monde créé : en 6 jours le Créateur a fait le Ciel et la Terre, et le 7ème jour Il n’a rien créé… Nous avons l’obligation de laisser libre une partie de notre temps, dans les jours comme dans les années. Ainsi, l’idée de Création de l’univers ne cessera d’être présente à notre esprit. Il en est de même lorsque nous comptons 6 jours, et observons un jour de repos. Et c’est dans cette perspective-là aussi qu’il faut comprendre que le Créateur a ordonné de laisser libre tout ce que la terre produira en cette année-là, outre le repos qui doit lui être octroyé afin que l’homme se souvienne de ce que cette terre qui lui prodigue ses fruits d’une année à l’autre ne le fait pas d’elle-même, de façon naturelle, mais sur ordre d’un Maître qui a pouvoir, quand il le désire, d’ordonner de laisser les fruits à la disposition de tous ».
Il est ainsi clair qu’un parallélisme existe entre le témoignage du Chabbath et celui de l’année sabbatique.
Le Ramban (commentaire sur Wayiqra 25,2) développe encore cette idée du « Séfer ha’Hinoukh » : « … Et prête oreille pour entendre ce que j’ai le droit de te faire comprendre, dans le langage qu’il m’est permis d’utiliser, et si tu le peux, tu comprendras. J’ai déjà expliqué dans Béréchith (2,3) que les 6 jours de la Création correspondent aux périodes de l’histoire de l’humanité, et que le 7ème correspond à un repos en l’honneur de D. ton Créateur. Cette dernière période sera celle d’un Chabbath dédié à son Grand Nom, ainsi que nous l’avons appris (Tamid 7,4) : « Le 7ème jour que disaient-ils (les lévites au Temple)? « Cantique pour le jour du Chabbath, pour les temps à venir qui seront entièrement Chabbath et repos à tout jamais ». Les jours de la semaine ont donc rapport avec les jours de la Création, et les années (les 7 années du cycle traditionnellement suivi) font pendant au déroulement de l’histoire du monde. C’est pourquoi le verset a alourdi, plus que dans toute autre transgression, la peine prévue en cas de violation de l’année sabbatique… et c’est ainsi que l’on nous a enseigné (Maximes des Pères, 5,9) : « Si l’exil vient, c’est à cause de… l’année sabbatique qui n’est pas respectée ». Toute personne en effet qui se refuse à observer la Chémita, dénie par là même toute valeur aux notions de Création et de Monde futur ».
Dans ce texte saisissant, le Rambam pose donc la Chémita comme témoignage concret, ancrage dans la réalité du vécu de l’idée de Création comme de Monde futur. L’histoire collective et individuelle n’est pas simple succession événementielle, livrée au hasard de l’instant : une trame sous-tend l’histoire humaine, tendue entre ces 2 pôles que sont les Temps de la Création et les Temps à venir ; des temps forts y sont ménagés, Chabbath au niveau des jours, Chémita au niveau des années, qui permettent à la fois d' »arrimer » la trame au vécu de l’humanité et, pour celle-ci, d’en appréhender le complexe réseau.
Le sujet prend encore une nouvelle dimension, avec le commentaire de Rav Chimchon Refaël Hirsch sur le début de la Paracha de Behar (adaptation libre) : « L’argent avec lequel on aurait acheté – de façon illicite, par erreur, ou dans certains cas autorisés – des fruits de l’année sabbatique, se verra investi des mêmes lois et limitations que les fruits eux-mêmes… Un parallélisme s’impose immédiatement : la même règle de transfert se retrouve en effet dans le cas de vente d’objets de culte païens : le fruit de la vente sera frappé des mêmes interdictions que les objets de culte. Le rapport qui s’établit ainsi entre lois de l’année sabbatique et lois sur le paganisme n’est pas sans signification : de même que la célébration du Chabbath – en souvenir des 7 jours de la Création – comporte en soi une négation radicale du paganisme, de même l’observance de la Chémita offre une contestation positive de l’idolâtrie. Alors que le paganisme refuse l’idée d’un Créateur unique et Tout-Puissant, maître des destinées humaines, l’année sabbatique témoigne de la domination absolue et bienfaitrice de ce Créateur sur ta Terre d’Israël. De là la sainteté attribuée aux fruits produits par la Terre d’Israël en cette année. Fruits de Chémita et objets de culte païens sont donc tous deux à leur manière supports d’une idée fondamentale : les premiers proclamant la Toute Puissance du Créateur, les seconds exprimant exactement l’inverse.
Le refus que nous devons opposer au paganisme exige de notre part une grande force spirituelle et morale. « …Et n’apporte pas d’objets infâmes en ta maison, car tu serais exclu » (Dévarim 7,26). Il ne suffit pas de rejeter le paganisme, il faut en chasser toute représentation – physique ou spirituelle – de notre domaine. Plus encore, « tout ce que tu peux profiter d’eux, sera comme eux » (Guémara ‘Avoda Zara). Ce qui signifie que tout ce qui nous parvient par l’intermédiaire du paganisme (objets de culte comme valeurs véhiculées) aura même statut que lui, mêmes interdictions que lui… A la notion de paganisme s’attache l’idée de ‘Hérém, d’exclusion : rien dans ton domaine ne devra pouvoir t’entraîner vers lui. Il convient de s’en écarter comme d’un piège béant.
Les fruits de Chemita, par les lois qui s’y attachent, expriment par contre l’idée de domination du Créateur sur tes biens. Mieux encore, ils rappellent l’existence même d’un Créateur, véritable propriétaire de cette terre qui est appelée tienne. Et de quelle façon ? Par les limitations imposées à l’utilisation des fruits de l’année sabbatique. Six années la terre et ses fruits te seront remis, sans autre condition que les dîmes à prélever. A la septième année, tu es contraint de renoncer aux droits de propriété sur « ta » terre, et à te restreindre dans le profit de ses fruits. C’est pourquoi la Tora ordonne : « ses fruits vous seront sacrés » (Wayiqra 25,12). Le fait de porter témoignage de l’existence d’un Créateur et de sa Toute Puissance, investit de sainteté les fruits de la Terre ».
Les idées développées par les différents commentateurs ici rapportés, dressent ainsi les contours extrêmement concrets et profondément symboliques de la Mitswa de Chémita : tout le sens de la destinée humaine, de la nécessaire reconnaissance, par le Roi de la Création, de son tout-puissant Créateur, sont ici on jeu. Sommation est faite à l’homme (Adam) créé et nommé à partir de la terre (Adama), de se hisser au-dessus de la glèbe. Considérons de ce point de vue le commentaire du Keli Yaqar : « …en conséquence, D. a fait sortir l’homme de ses normes habituelles… à la 6ème année, la moisson sera plus abondante et permettra de subsister durant 3 ans… ainsi, leur esprit pourra librement se tourner vers D., tout comme lorsque la manne tombait quotidiennement dans le désert, rappelant aux Bné Israël la confiance qu’ils devaient placer en leur Créateur. Il en va de même de l’année de Chémita, où le peuple d’Israël, libéré des travaux de la terre, délaissant semences et récoltes, n’aura d’autre impératif que d’élever son aventure toujours plus haut ».
En bref, remise en question de la maîtrise humaine de la terre, suspension rigoureuse des actes les plus familiers et les plus naturellement nécessaires (« à la sueur de ton front.. . »), sainteté des fruits qui en restreint l’usage commun : tout, dans le repos universel imposé à la Nature, est invité à rappeler la présence du Maître. [comment ne pas évoquer, dans la quiétude du Jardin, Adam épiant le bruit de Ses pas…]. Tout compte fait, une bonne année de ressourcement nous attend.
Chemita 5747 Kountrass Magazine nº 1 – ‘Hechwan 5747 / Novembre 1986