« Opération viande hachée » (mincemeat en anglais). Derrière ce nom de code, un canular extraordinaire, digne d’un roman d’espionnage, qui changera le cours de l’Histoire et inspirera plusieurs livres et un film ( L’Homme qui n’a jamais existé de Ronald Neame). En avril 1943, deux agents anglais du MI5 ont fait croire à Adolf Hitler qu’un débarquement se préparait en Grèce alors que les Alliés se préparaient à arriver par la Sicile.
Le plan n’aurait jamais pris forme sans le génie d’un officier des services secrets britanniques… Ian Fleming. Celui qui commencera quelques années plus tard (1953) la mythique saga sur l’agent secret James Bond. Fin 1942, le futur écrivain n’est encore qu’un soldat. La reprise de l’Afrique du Nord aux Allemands n’est qu’une question de temps, mais il faut déjà penser à la suite : le débarquement en Europe. « Il n’y avait pas beaucoup d’alternatives, c’était soit les Balkans, soit la Sicile, soit la Grèce ou la Sardaigne », explique Rémi Kauffer, historien et auteur d’Histoire mondiale des services secrets (Babelio, 2017). Fleming est donc chargé d’imaginer une diversion pour détourner l’attention des Allemands de la Sicile. Pendant de longs mois, il établit une liste de 51 suggestions plus ou moins ingénieuses, dont la n° 28, baptisée Mincemeat. Il s’agit de larguer un corps d’homme déguisé en pilote avec de faux documents top secret rangés dans une mallette pour tromper l’ennemi.
Avec l’accord du général américain Dwight D. Eisenhower, deux hommes sont choisis par le Premier ministre anglais, Winston Churchill, pour conduire la périlleuse opération : Charles Cholmondeley, 25 ans, secrétaire du comité XX, le service de contre-espionnage rattaché au MI5, et Ewen Montagu, 42 ans, ancien chef du contre-espionnage dans la Royal Navy. Le débarquement en Sicile est prévu pour juillet 1943, ce qui laisse seulement trois mois aux deux espions pour mettre en œuvre leur opération de mystification. Première mission : trouver un corps.
William Martin, un Gallois brave et romantique
La tâche est complexe : il faut trouver un corps d’homme dont l’identité sera facilement modifiée. Leur choix s’arrête sur Glyndwr Michael, un sans-abri gallois de 34 ans dont les parents sont morts et qui a émigré à Londres. En janvier 1943, sans argent ni famille, le SDF se suicide en ingurgitant de la mort au rat. C’est le candidat parfait : l’intoxication pourra passer pour une mort par noyade aux yeux des Allemands. Les deux agents anglais récupèrent le cadavre congelé à la morgue. Ils doivent faire vite, le débarquement étant prévu dans trois mois.
Il faut maintenant ressusciter Glyndwr Michael sous une autre identité. Les Anglais optent pour le nom de William Martin, un officier de la Royal Navy. Dans un documentaire de la BBC, l’historien Ben Macintyre, auteur d’Operation Mincemeat, raconte par le menu les difficultés rencontrées par les deux agents anglais. Il a d’abord fallu habiller William Martin, ce qui ne fut pas une mince affaire : même les sous-vêtements étaient rationnés pendant la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, pour fabriquer la carte d’identité de l’officier William Martin, impossible d’immortaliser le visage d’un cadavre. Montagu se charge donc de lui trouver un sosie.
Le scénario ne tient qu’à un cil
Tels des scénaristes, ils inventent une personnalité à leur marionnette : William Martin est un Gallois brave et romantique. Il lui faut donc une petite amie fictive : elle se nommera Pam. À l’intérieur de la mallette accrochée au poignet du major Martin par une chaîne, les espions glissent de fausses lettres d’amour entre les deux amants, de véritables places de spectacle et même une bague de fiançailles. William Martin s’est d’ailleurs endetté en achetant le bijou : un banquier de la Lloyds Bank est chargé de produire une fausse lettre de réclamation à son encontre.
Enfin, Montagu dépose l’élément le plus sensible : une fausse lettre du vice-chef d’état-major général de l’Empire britannique, Sir Archibald Nye, basé à Londres, à destination du général Harold Alexander, en poste en Tunisie. La missive, classée top secret, explique que la Sicile n’est pas la cible prioritaire des Alliés, mais simplement une diversion pour envahir la Grèce. Pour savoir si le document est lu par les Allemands, Montagu et Cholmondeley glissent un cil humain sur la lettre. Si la lettre leur est retournée sans le cil, c’est la preuve qu’elle a été interceptée et manipulée.
Course contre la montre
Les mois passent et le débarquement en Sicile, baptisé opération Husky, approche. En Italie, les Allemands, conscients du danger, renforcent considérablement leurs positions. Pour le MI5, c’est le moment de passer à l’action. Le 19 avril, le corps de Glyndwr Michael est sorti de la chambre froide et habillé en pilote anglais. Il doit être embarqué sur le sous-marin HMS Seraph en Écosse pour rejoindre la côte espagnole. Mais il faut faire vite, sinon le corps de William Martin se décomposera. Comme le raconte la BBC dans son documentaire, ce sera la mission d’un chauffeur du MI5 : St. John « Jock » Horsfall, le pilote le plus rapide d’Angleterre. Au volant d’un fourgon, et accompagné de Montagur et de Cholmondeley, il avale les 700 km qui séparent Londres de Greenock , sur la côte ouest de l’Écosse, frôlant même l’accident. Au port, seul le capitaine du sous-marin, Bill Jewell, est au courant de la nature du chargement. Rémi Kauffer rappelle d’ailleurs que « ce n’était pas sa première opération spéciale, avec son sous-marin, en 1942, il avait déjà exfiltré le général français Henri Honoré Giraud, caché dans le sud de la France ».
Le 30 avril 1943, à 500 mètres de la côte près du port de Huelva, au nord de Gibraltar, le sous-marin largue le corps de l’officier William Martin. C’est Antonio Rey Maria, un pêcheur espagnol, qui le découvre et le ramène sur la terre ferme. Deux médecins procèdent à l’autopsie et envoient un certificat de décès par noyade à l’ambassade britannique. Quant à la mallette attachée au poignet du cadavre, elle est confiée à la marine espagnole, en principe neutre mais facilement corruptible. L’affaire vient aux oreilles d’Adolf Clauss, un espion allemand en poste à Huelva, qui tente de récupérer la mallette. Sachant que leurs messages sont systématiquement décodés par les services secrets allemands, les Britanniques envoient à leur consul sur place un télégramme l’avertissant que des documents confidentiels doivent être récupérés de toute urgence.
« La viande hachée a été entièrement avalée »
Après neuf jours de négociation avec la marine espagnole, les Allemands récupèrent les documents, les photographient et les transmettent à l’Abwehr, les renseignements d’Hitler, puis à Joseph Goebbels, ministre de la Propagande. Deux semaines après la découverte du corps, Adolf Hitler reçoit les informations. De son côté, la mallette est réexpédiée à Londres.
Le 12 mai 1943, les Anglais interceptent un message allemand : Hitler se prépare à contrer une attaque en Grèce. Winston Churchill reçoit un télégramme aussi court qu’imagé : « Mincemeat swallowed rod , line and sinker » (« La viande hachée a été entièrement avalée »). Les semaines suivantes, les forces de l’Axe sont multipliées par huit dans le Péloponnèse : 19 000 soldats allemands, des Panzers, des chasseurs et des torpilleurs y sont déployés. De leur côté, les Alliés ont repris la Tunisie aux Allemands et attendent de traverser la Méditerranée. 160 000 hommes et 3 200 navires se préparent à la plus grande opération amphibie de l’Histoire. Le 9 juillet, les Alliés lancent l’opération Husky en Sicile et écrasent une armée italo-allemande largement affaiblie par la diversion. L’opération Mincemeat est un franc succès.
Les Anglais n’en étaient pas à leur coup d’essai : « Pendant la Première Guerre mondiale, ils avaient monté plusieurs opérations d’intox pour tromper les Allemands et les Turcs lors de la poussée vers Jérusalem », rappelle Rémi Kauffer. Quant à Glyndwr Michael, le gouvernement britannique lui rendit finalement sa véritable identité en 1998, sur sa pierre tombale à Huelva. Il aura largement participé à la victoire des Alliés.
Source www.lepoint.fr