Sansal n’est pas un criminel !

0
23

Jean-Pierre Lledo

Arrêté en vertu de l’article 87 bis du Code pénal algérien, Sansal serait donc devenu, subitement, « un terroriste« . Il aurait ainsi porté atteinte, tout à la fois, à « la sécurité de l’État, à l’unité nationale, à l’intégrité territoriale et même au fonctionnement normal des institutions ». Diantre !

Comment un homme connu par la douceur de son élocution, qui n’a jamais harangué, jamais levé le poing, qui n’est même pas un Shifu de Kung-Fu, malgré ses yeux bridés, comment un tel homme qui n’était ni adhérent, ni encore moins chef d’une quelconque organisation politique, aurait-il pu, juste avec sa parole, proférée ou écrite, déstabiliser un Etat, voire un pays, qui depuis plus de 60 ans s’est doté d’une puissante armée qui a eu raison, au terme de sept années et de 200 000 victimes, de la plus grande tentative de destruction de l’Etat algérien, la tentative islamiste ?

Imaginer même qu’il en fût capable, ne serait-ce pas là justement l’hérésie ? Trêve de plaisanterie, où a-t-on vu la parole d’un homme désintégrer un Etat ?

Sansal écrit des romans, des essais, et des articles depuis 25 ans. La lutte contre l’islamisme qu’il considère comme le plus grand danger pour l’humanité est devenue sa priorité. Il n’est pas très tendre non plus avec le système politique algérien qui n’a pas su, pu, voulu ( ?) transformer sa victoire militaire contre le FIS-GIA[1] en la mise en place d’un processus de transition d’une société militaire vers une société civile, avec pour horizon la pleine démocratie.

Enfin, contrairement à tous ces intellectuels arabes, parmi lesquels des Algériens, qui se rendent en Israël sans le dévoiler, Sansal n’a jamais caché qu’il « aimait Israël », mais « pas par idéologie » comme il tient à le préciser dans l’une des séquences de mon dernier film « Israël, le voyage interdit ». En effet, invité d’honneur en 2012 au Salon international des écrivains de Jérusalem, il avait accepté de s’y rendre, ce qui d’ailleurs lui valut le refus du Conseil des ambassadeurs arabes de lui attribuer le Prix qu’il venait de créer à Paris, et ce, soulignons-le, contre l’avis du jury.

De ses idées comme de ses inclinations, Sansal depuis deux décennies n’en a jamais fait mystère. Et durant toutes ces années-là, il n’a eu qu’une seule nationalité, l’algérienne, et qu’un seul domicile, Bou Merdès, à 50 km d’Alger. Pourquoi donc l’Etat algérien avait-il attendu novembre 2024, pour l’arrêter ? Que venait-il de se passer de réellement nouveau autorisant le passage à l’acte ?

L’obtention récente de la nationalité française ? Mais la double nationalité, rêve de millions d’Algériens, n’a-t-elle pas été obtenue depuis des décennies par de très nombreux intellectuels, artistes et politiciens, tous plus patriotes les uns que les autres ?

Le Maroc ? Son annexion du Sahara occidental ? La reconnaissance par le président français de ce fait accompli ? Mais en quoi Sansal en serait responsable ? Et ce d’autant plus que le conflit frontalier entre l’Algérie et le Maroc est loin d’être une question nouvelle.

Rappelons en effet que le roi du Maroc Mohammed V,  qui avait accueilli les troupes indépendantistes algériennes le long de ses frontières durant la guerre d’Algérie, avait convenu le 6 juillet 1961 avec le président du Gouvernement provisoire de la République algérienneFerhat Abbas, qu’une fois l’indépendance algérienne acquise, le statut de Tindouf et Colomb-Béchar serait renégocié.

Rappelons également que loin d’assumer ses promesses, l’Algérie déclencha une guerre contre le Maroc en octobre 1963 (dite « Guerre des Sables ») qui heureusement ne dura que quelques semaines grâce à l’intervention de l’OUA[2], et sans que le tracé de la frontière décidée par la France n’en soit modifié. Comment oublier aussi, suite à l‘annexion du Sahara occidental par le Maroc, l’expulsion à partir du 18 décembre 1975, et en 48 heures, de 45.000 familles soit environ 500.000 Marocains qui habitaient pourtant en Algérie depuis plusieurs générations, et depuis bien avant son indépendance, nakba qui est restée comme une tâche dans la conscience algérienne…

Cette question donc des frontières, qui engage deux pays, transcende, de très loin, l’avis de tel ou tel citoyen, de telle ou telle personnalité. Aussi faire payer à de simples citoyens, une impuissance à négocier pacifiquement un conflit frontalier qui relève de l’autorité étatique, est pour le dire crûment assez minable. L’arrestation de Boualem Sansal est un acte lamentable qui ne sera pas de nature à rehausser l’image de l’Algérie déjà sérieusement entamée ces dernières années par une série d’arrestations et d’emprisonnements. Comme ceux, pour ne citer que quelques exemples, de Said Djabelkheir, pour avoir donné son interprétation de textes religieux, ou de Yacine Mebarki, ce militant amazigh du Hirak, ou de Slimane Bouhafs pour s’être converti au christianisme… Et plus récemment encore, la confiscation de l’essai « L’Algérie juive » de Hédia Bensahli.

Cette liste, malheureusement loin d’être exhaustive, n’est là que pour souligner qu’au-delà du cas Sansal, c’est bien la liberté de conscience, la plus fondamentale des libertés qui est visée. Ce qui pour moi qui ait vécu en Algérie jusqu’en 1993 est une gravissime régression. En effet, alors que nous étions encore à l’ère du parti unique, le R.A.I.S (Rassemblement des Artistes, Intellectuels et Scientifiques) qui se constitua en 1983, réussit à faire sortir de prison des intellectuels, tels le cinéaste communiste Benbrahim, les avocats Yahia Abdenour et Ait Larbi Mokrane, ainsi que Ferhat Mehenni, alors chanteur politique de l’amazighité[3], pour leur appartenance à une ligue des droits de l’homme non-reconnue par le pouvoir de l’époque.

Ce mouvement qui mobilisa des milliers d’intellectuels sur l’ensemble du territoire algérien, et arriva à se maintenir jusqu’au début de la guerre civile, en 1993, fut le premier à dénoncer le « fascisme vert » dès l’agrément du FIS en 1989. Qu’il m’est donc bien triste aujourd’hui, à moi qui fut l’un de ses deux concepteurs, de constater l’atonie actuelle des intellectuels algériens, sinon de tous, du moins de la majorité, tant des nouvelles générations que de l’ancienne, la mienne : où sont les Hadj Ali, Smain et Youcef (professeurs), Allouache (cinéaste), Silem (artiste-peintre), Wassini (écrivain), Remaoun (sociologue), Aissa Kadri (historien), Wassila Tamzali (avocate)… et tant d’autres ? Quand feront-ils entendre leurs voix ?

Protester aujourd’hui contre l’arrestation de Sansal n’est pas dénigrer l’Algérie. Faire libérer cet éminent écrivain, qu’on l’aime ou non, c’est au contraire l’aider dans la voie d’un futur fondé sur les libertés de conscience et d’expression, qui seules mettront fin à la fuite des cerveaux, et rendront possible un processus vers la démocratie, condition sine qua non de la libre entreprise et donc du développement.

Et n’oublions jamais que le FIS – GIA commença par s’attaquer aux intellectuels, leur réservant même la journée du mardi pour les supprimer. N’oublions jamais, pour ne citer que les premiers assassinés, le psychiatre Mahfoud Boucebci, le pédiatre et président du Comité contre la torture Djilali Belkhenchir, le philosophe Rabah Guenzet, le dramaturge Abdelkader Alloula, le directeur des Beaux-Arts Ahmed Asselah tué avec son fils Rabah, et le déjà très talentueux écrivain Tahar Djaout qui inaugura le 27 mai 1993 l’infernal intellectocide, quelques jours après avoir prononcé ses dernières et aujourd’hui célèbres paroles : « Le silence, c’est la mort, et toi, si tu te tais, tu meurs et si tu parles, tu meurs. Alors dis et meurs ! »

Et puisque le silence c’est la mort, crions-le très fort : « Sansal n’est pas un criminel ! Lui rendre sa liberté, c’est conquérir la nôtre ! »

Jean-Pierre Lledo, cinéaste

1er Décembre 2024.

PS : Le 16 Décembre s’est tenu au Théâtre Libre une Soirée de solidarité avec Boualem Sansal.

La salle était bondée. L’intelligentsia française signifiant ainsi qu’elle est aux côtés de l’écrivain. Gageons que cette soirée sera suivie de bien d’autres actions toutes plus urgentes les unes que les autres car une fois que le procès sera enclenché sur la base de l’article 87 du code pénal algérien qui fera de Sansal « un terroriste » qui s’en prend « à la sureté de l’Etat », il sera tres difficile de faire revenir en arrière la machine judiciaire. Et ce d’autant que pour le pouvoir algérien, Sansal n’est qu’un otage destiné à faire pencher en sa faveur un bras de fer avec l’Etat français.

Arracher le plus vite possible Sansal des griffes de ses geôliers, est un impératif !

[1] FIS : Front islamique du Salut, et sa branche armée, le GIA : Groupes islamiques armés)

[2] OUA : Organisation de l’Unité Africaine.

[3] Berbérité.

Aucun commentaire

Laisser un commentaire