« Hayom Harath ‘Olam, haYom Ya’amid baMichpat » (Téfila de RochhaChana)
Lorsque nous nous penchons sur les textes de nos Sages relatifs à la fête de RochhaChana, nous sommes assaillis par plusieurs idées différentes et parfois contradictoires.
Dans un premier temps, le jour de RochhaChanaapparaît comme étant un jour de jugement avec toute la gravité et la rigueur que celui-ci suppose. Par ailleurs, de nombreux textes mettent en relation ce jour sacré avec la notion de Création le premier jour de l’année est considéré dans les textes sacrés comme le jour anniversaire de l’humanité. De plus, un lien apparaîtra entre cette fête et la notion de don gratuit, de ‘Hessed.
Le but de notre étude est de tenter de mettre en lumière le rapport pouvant exister entre des notions aussi contradictoires que le jugement – le DIN, et de don gratuit – le ‘HESSED, et de comprendre comment celles-ci sont rattachées à l’idée de CRÉATION.
Roch haChana, jour de jugement
S’il est évident pour tout Juif que le premier des jours redoutables (Yamim Noraïm) est le moment où l’humanité dans son ensemble passe en « jugement » devant Hachem, il n’en demeure pas moins que les sources l’attestant sont beaucoup plus nombreuses et plus évidentes dans les textes du Talmud et du Midrach que dans ceux de la Loi Ecrite elle-même. En effet, il n’est nulle part mentionné dans le Pentateuque que RochhaChana est un jour de jugement. Le seul élément faisant allusion à cette singularité est le nom que la Tora donne à cette fête : Yom Terou’a, le jour où l’on sonne du Chofar de façon saccadée, heurtée, d’une manière évoquant la peur et l’angoisse (la Terou’a est différente de la Teqi’a, ce son long et simple, continu, qui exprime la sérénité, la tranquillité, la joie). Sonner ainsi du Chofar en ce jour-là nous incite à penser que quelque chose de grave est en train de se passer, que le moment est important, qu’il est nécessaire pour atteindre l’enjeu qu’il représente d’être en pleine possession de ses moyens spirituels, d’être en éveil, de faire un travail d’introspection, de prendre conscience de tous nos manquements à nos devoirs spirituels. La Teqiyath Chofar doit, comme l’écrit Maïmonide, « éveiller les endormis de leur sommeil et faire sortir les paresseux de leur torpeur ». Si D. exige de nous en ce jour ce genre d’effort spirituel, c’est qu’alors Il scrute nos âmes. Cette Terou’a aura donc pour but de nous préparer à cet examen. Elle nous permettra de bénéficier ainsi d’un verdict favorable.
La Michna et le Talmud ainsi que le texte de la prière de cette fête apportent d’autres lumières sur ce sujet. La Michna enseigne : «A RochhaChana, toutes les créatures terrestres passent devant Lui [Hachem, en jugement]. ». Elle voit la source de son assertion dans le verset (Téhilim/Psaumes 33,15) « Il a formé leur cœur à tous, Il observe tous leurs actes.
Les textes de la prière de RochhaChanasur ce sujet sont très nombreux. Citons ici celui que l’on récite après chacune des sonneries du Chofar : « Aujourd’hui, Tu as mis en gestation le monde. Aujourd’hui, Tu fais passer en jugement toutes les créatures du monde. Ou comme des enfants ou comme des serviteurs. Si Tu nous considères comme Tes enfants, sois miséricordieux comme un père est miséricordieux avec ses enfants. Si Tu nous considères comme des serviteurs, nos yeux sont rivés vers Toi afin que Tu nous grâcies, et que Tu fasses sortir notre jugement de façon lumineuse. »
Avant de conclure sur le caractère de rigueur qui s’attache à ce jour, il convient de remarquer que si le jour est grave, il n’en demeure pas moins un jour de fête que nous devons célébrer avec le faste qui lui convient. Le tremblement que peut engendrer la conscience de la gravité du moment pourrait nous paralyser et rendre impossible toute manifestation de joie. A ce sujet, les maîtres du Talmud nous apprennent que si cette angoisse légitime nous dispense de la lecture du Hallel, du chant d’allégresse et de joie entonné à la gloire de Hachem, nous demeurons malgré tout astreints à nous comporter en ce jour-là comme nous le faisons en l’honneur de tous les autres jours de fêtes. Nous devons porter de beaux habits, manger des mets de qualité, et nous réjouir devant Hachem. Ainsi manifestons-nous notre assurance que notre verdict sera favorable, qu’Hachem nous jugera avec bienveillance.
On retrouve cette idée dans un passage de Né’hémya/Néhémie (8, 10). La Tora relate qu’« au premier jour du septième mois (ibid. 8, 2) » – il s’agit du jour de RochhaChana– ‘Ezra le prêtre présenta le livre de la Tora devant l’assemblée, « devant toute personne apte à comprendre ce qu’il allait dire ». ‘Ezra le prêtre, Né’hémya le Tirchata, ainsi que les Léviyim s’adressèrent alors au peuple en ces termes : « Ce jour est sacré pour l’Eternel votre D., ne prenez pas le deuil, ne pleurez pas. » Et le texte d’ajouter (verset 9) : « Ils durent leur parler de la sorte, car tout le peuple pleurait en entendant les paroles de la Tora. » ‘Ezra et Né’hémya ajoutèrent : « Allez, mangez des mets succulents, buvez des breuvages doux et envoyez des portions à ceux qui n’ont rien d’apprêté, car ce jour est consacré à notre Seigneur. Ne vous attristez pas, car la joie en Hachem est votre force. »
Si ces passages attestent de la nature redoutable de RochhaChana, ils indiquent aussi que nous devons avoir confiance en D., et que cette confiance est elle-même source de salut.
Roch haChana, journée célébrant la Création
RochhaChanaest le jour anniversaire de la Création. Dans le texte de la prière citée, il est écrit « Aujourd’hui, Tu as mis en gestation le monde. Il existe, il est vrai, une controverse à ce sujet dans le Talmud, rabbi El’azar soutenant que la Création a eu lieu en Tichri et, selon rabbi Yéhochoua, au mois de Nissan. Cependant, les commentateurs ultérieurs (Tossefoth RochhaChana27a) ont réussi à concilier ces deux thèses en expliquant que la volonté de créer est apparue en Tichri, mais que la réalisation de ce projet ne s’est opérée qu’en Nissan. Dès lors, le rituel de RochhaChanaqui qualifie ce jour comme étant « le jour où le monde a été mis en gestation » est acceptable d’après ces deux opinions selon la première il s’agit de la Création elle-même, selon la seconde, la mise en gestation du monde s’est manifestée par la volonté de le créer.
Lien entre l’idée de Création et celle du don gratuit
Relier le premier jour de l’année à l’idée de Création, c’est établir un rapport entre ce moment du calendrier et la notion de ‘Héssèd. Le processus de la création du monde, décrit dans le premier chapitre de la Genèse, est perçu dans les textes comme l’expression la plus pure et la plus parfaite de l’amour gratuit. L’idée de création, d’un moment au cours duquel l’être apparaît ex nihilo relève du don sans calcul, sans intérêt pour Celui qui l’a octroyé, d’un don gratuit par excellence.
Ainsi le roi David (Téhilim/Psaumes 89,3) a-t-il pu écrire : ‘Olam ‘Héssèd Yibané («la bonté aura une durée éternelle»). Le Midrach reprend ce verset en lui donnant un sens quelque peu différent Le monde a été créé par «la clémence». » Et le Midrach d’ajouter : Cela est valable au Ciel également, car même le Trône (céleste) ne tient que par le ‘Héssèd, par le don gratuit. Nos maîtres voient dans le verset (Yecha’ya/Isaïe 16,5) : « Ainsi un trône sera affermi par «la clémence», la source de cet enseignement.
Il semble que la clémence soit associée à la Création, car il est remarquable qu’Adam et Eve n’assistent pas à ce processus. L’homme ne voit le jour qu’une fois le monde créé et prêt à le recevoir.
De nombreuses idées ont été formulées par les maîtres du judaïsme sur la raison de cette non-présence de l’homme au cours du processus de Création du monde. Ils ont émis l’avis que cette absence devait permettre de créer en lui un sentiment d’humilité. Il suffira à l’homme de prendre conscience que les reptiles et les insectes ont été créés avant lui pour être empli d’un sentiment de petitesse devant le Créateur.
Il est possible également de voir dans le processus de Création tel qu’il est décrit dans la Tora (comme ayant dû se dérouler hors de la présence de l’espèce humaine) l’idée suivante : l’absence d’Adam au cours du processus de la Création montre que la Tora considère que le ‘Héssèd est la mesure créatrice. Tant que l’être humain avec tout ce qu’il représente n’est pas présent au sein de la Création, la meule activité divine consiste à préparer le cadre dans lequel va évoluer l’homme. Ainsi, l’action divine pendant les six premiers jours de la Création ne peut être définie que par une seule mesure la clémence, le don gratuit. La Création, l’apparition de l’être ne s’est faite que par la clémence, elle est toute clémence.
Associer la Création à la fête de RochhaChana, c’est donc créer un lien très fort entre cette fête et l’idée que le don gratuit est créateur, qu’il permet l’avènement de l’être à partir du néant.
Les deux facettes du ‘Héssèd d’Hachem
Hachem est décrit dans la Tora comme agissant dans le monde en fonction de treize mesures dites «de bonté» (Chémoth/Exode 34,6), parmi lesquelles figurent la clémence, la miséricorde, l’extrême longanimité, la bienveillance et l’équité, etc…. Ces mesures ne peuvent trouver leur expression dans l’Univers qu’une fois l’homme présent en son sein. C’est avec l’apparition de l’homme sur terre que l’action d’Hachem dans le monde de la Création se déploie sous toutes ses facettes.
En d’autres termes, le don gratuit, qui est à l’origine de la Création, va devenir, une fois ce processus achevé, une mesure parmi les autres avec lesquelles Hachem gère ce qui a été créé (Pa’had Yits’haq, RochhaChana 1).
Sur la notion de Téchouva
Une Michna du traité RochhaChanaenseigne que le monde est jugé quatre fois par an. A Pessa’h, Hachem décide du sort des céréales. A Chavou’oth, Il détermine le devenir des fruits de l’arbre. A Soukoth, Il décide de la quantité d’eau dont Il gratifiera le monde. Enfin, à RochhaChanatous les résidents du monde se présentent devant Lui pour être jugés. La spécificité de RochhaChana, par rapport aux autres moments de l’année, c’est le fait qu’en ce jour-là c’est l’homme qui est jugé. On lui rappelle qu’il est responsable de ses actes. L’idée que l’action de l’homme ne disparaît pas une fois qu’elle a été réalisée, ainsi que la notion de la présence éternelle devant Hachem de n’importe quel fait et geste, ou même de n’importe quelle pensée, sont célébrées le premier jour de l’année juive. Un tel moment ne peut que provoquer tremblement, trouble et angoisse. « Il n’est d’homme juste sur terre qui fasse le bien sans jamais faillir », enseigne l’Ecclésiaste (Qohéleth 7,20). L’erreur, la faute dans le monde pré-messianique qui est le nôtre, sont le lot commun de tous les mortels peuplant la planète.
Comment dès lors se présenter devant Hachem au jour du jugement ? Comment oser affronter un tel moment, alors que nous savons pertinemment que les conséquences de nos fautes sont encore présentes devant Hachem et dans le monde ?
La réponse à cette question tient en un mot : la Téchouva, communément traduit par «repentir».
Le processus du repentir est composé de quatre étapes l’abandon de la faute, le regret, le Widouï (le récit de ses fautes devant Hachem), enfin la décision de ne plus fauter (cf. Rambam et Cha’aré Téchouva quant à l’ordre précis de ces phases).
Ce processus doit être à l’origine d’une renaissance de l’être. Les Sages nous ont appris que la Téchouva pouvait transformer en un instant un être « dégoûtant et répugnant » en une personne « aimée, proche et amie d’Hachem ». De même, ils comparent le Ba’al Téchouva à l’enfant qui vient de naître. Maïmonide va jusqu’à écrire que celui qui fait Téchouva doit changer de nom. Tout cela montre que par le repentir, l’homme commence une nouvelle vie, il procède à un renouvellement complet de son être.
L’individu qui a commis tant de fautes et d’erreurs n’est plus de ce monde. Celui qui se présente devant Hachem après avoir procédé à un repentir sincère est sûr que ses fautes ne lui seront pas rappelées. Fort du renouveau qu’il a opéré en lui-même, il cesse complètement d’être celui qui les a commises.
La renaissance de l’être, si elle est opérée correctement, rend semblable à l’enfant qui vient de naître, qui n’a jamais commis la moindre faute. L’action de l’homme ne disparaît pas de devant Hachem.
Cependant, suite à la Téchouva, elle ne peut plus lui être attribuée, car celui qui l’a accomplie n’existe plus.
Le moyen permettant à l’homme de se présenter devant Hachem de façon sereine, de pouvoir regarder son passé sans frémir, c’est de procéder à une régénération de l’être par le biais d’une Téchouva sincère et profonde.
L’homme en quête de vérité, voulant se construire, voulant recréer son être doit se tourner vers la manière avec laquelle Hachem a construit le monde et agir de façon identique.
Nous avons établi que c’est par le don gratuit, le ‘Héssèd, que l’être prend corps en surgissant du néant. Si nous voulons exister réellement, il faut que le don gratuit soit une mesure fondamentale gérant notre action en ce monde, que nous soyons capables de donner à l’autre sans faire cas de son mérite réel. Il faut nous préoccuper d’autrui même si nous estimons que la rigueur exigerait punition et châtiment, et non attention et soutien. C’est en donnant que nous existons, c’est en donnant que nous recevons. Celui qui donne est en réalité le grand bénéficiaire de son don puisque ce faisant son être se régénère.
A l’instar du Créateur qui a créé le monde par le don gratuit, nous devons créer notre être par le don gratuit. A l’instar du Créateur qui assure le développement du créé par les treize mesures qui règlent son action, dans lesquelles s’inscrit la dimension du ‘Héssèd, nous devons également voir dans la Clémence une des attitudes permettant le développement de l’être de façon harmonieuse.
Le don gratuit est une attitude fondamentale, car il permet l’émergence de l’être à partir du néant. Toutefois il ne peut pas à lui seul régir le créé. On doit, dans ce dessein, lui associer les douze autres mesures décrites dans les versets de Chémoth/Exode 34,6 et suivants.
La renaissance de l’être passe par la Téchouva. Il est également indispensable qu’elle passe par la prise de conscience de la place primordiale qu’occupe le don gratuit dans l’action de l’homme.
Conclusion
A RochhaChana, l’être humain est jugé, son action est scrutée par Hachem, sa responsabilité est engagée. Le seul moyen pour lui de ne pas subir les conséquences dramatiques de la faute, c’est de pouvoir la regarder, la scruter comme si elle avait été commise par une autre personne que lui-même. Dans ce dessein, l’homme doit opérer en lui un renouveau complet. Le moyen consacré est la Téchouva, et il importe que celle-ci soit accompagnée par la prise de conscience de la place du ‘Héssèd dans la création de l’être.
Il semble que l’association en une seule et même fête du jugement des créatures terrestres et de l’anniversaire de la création de l’Univers doivent nous rappeler que le don gratuit est à l’origine de l’émergence de l’être. Ainsi, l’homme en quête de renouveau au jour du jugement pourra-t-il trouver dans l’enseignement transmis par la Création le moyen de mériter son salut.
« Hayom Harath ‘Olam, Hayom Ya’amid baMichpat » – Aujourd’hui, Tu as mis en gestation le monde, aujourd’hui, Tu passes en jugement toutes les créatures terrestres. – (Téfila de RochhaChana)
Par le rav Ariel Messas
Roch haChana Kountrass Magazine nº 74 – Elloul 5759 / Septembre 1999