Discours de Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Culture prononcé à l’occasion de la restitution de Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt, le 15 mars 2021
Monsieur le Grand Rabbin de France, cher Haïm Korsia
Madame l’Ambassadrice pour les droits de l’homme, chargée de la dimension internationale de la Shoah, des spoliations et du devoir de mémoire,
Maître Alfred Noll,
Chère Ruth Pleyer,
Mesdames et Messieurs,
Voilà maintenant près de 76 ans que les armes se sont tues dans notre Europe ravagée par la Seconde Guerre mondiale. Nombre de responsables des crimes odieux qui ont été commis ont été poursuivis, jugés et condamnés et, le temps passant, la plupart sont aujourd’hui décédés.
La mémoire du nazisme et de la Shoah continue de se construire, de se transformer, sans s’effriter avec le temps, bien au contraire. Il nous a fallu de nombreuses années pour étudier, comprendre les mécanismes de la persécution et du génocide, connaître les acteurs, les lieux, les responsables, les complices, mais aussi les héros, ou les Justes. Ce travail n’est pas terminé. L’histoire continue d’être écrite.
Dans le monde de la culture, dans les musées et les bibliothèques, la mémoire de la persécution et de la Shoah est également présente. Peut-être devrait-elle l’être plus. Car les institutions culturelles, dans l’Europe entière, ont été liées à cette histoire, malgré elles ou parfois par complicité ; des œuvres d’art et des livres spoliés sont toujours conservés dans les collections publiques, des objets qui ne devraient pas être là, qui n’auraient jamais dû être là.
On sait que la persécution des Juifs a connu de multiples formes. Bien souvent, avant l’élimination méthodique, avant l’extermination, il y eut les vols des biens des Juifs, sommés de tout abandonner.
Ces spoliations recouvrent des réalités diverses : vol, pillage, confiscation, « aryanisation » – pour reprendre le vocabulaire des nazis et du régime de Vichy – ou encore vente sous la contrainte
La spoliation est un acte vil, dont il faut mesurer les conséquences dévastatrices. Au-delà de la dépossession, elle constitue une atteinte grave à la dignité des individus. Elle est la négation de leur humanité, de leur mémoire, de leurs souvenirs, de leurs émotions. Aujourd’hui, les œuvres spoliées non restituées sont parfois les seuls biens qui restent aux familles.
Si nous nous trouvons aujourd’hui rassemblés, c’est précisément pour évoquer l’un de ces souvenirs arrachés à ses propriétaires ; et pour vous annoncer la décision que j’ai prise, en plein accord avec le Premier ministre et le Président de la République. Nous allons lancer la procédure de restitution de Rosiers sous les arbres, un tableau de Gustav Klimt conservé au musée d’Orsay, à ses propriétaires légitimes, les ayants droit de Nora Stiasny.
Nous en avons, en effet, aujourd’hui la conviction : il s’agit bien d’une œuvre spoliée, en Autriche, en août 1938, quelques mois après l’Anschluss.
La décision que nous avons prise est évidemment difficile : elle revient à faire sortir des collections publiques nationales un chef d’œuvre, qui est en outre la seule peinture de Gustav Klimt dont la France était propriétaire.
Mais cette décision est nécessaire, indispensable. 83 ans après la vente forcée de cette toile par Nora Stiasny, c’est l’accomplissement d’un acte de justice.
Rosiers sous les arbres est une peinture. Elle ne peut pas nous parler, et pourtant, elle porte en elle, pour toujours, ces destins tragiques, ces vies brisées. Elle est le dernier témoin de ces femmes et de ces hommes, qu’une volonté, criminelle et implacable, a obstinément cherché à faire disparaître.
La restitution à venir est un acte de reconnaissance des souffrances et des crimes subis par les familles Zuckerkandl et Stiasny, et le juste retour d’un bien qui leur appartient.
La reconstitution du parcours de cette œuvre, jusqu’à son acquisition en 1980 dans le cadre de la préfiguration du musée d’Orsay, a été particulièrement ardue, en raison de la destruction de la plupart des preuves et de l’érosion de la mémoire familiale. En outre, comme les nazis l’ont fait pour toute l’entreprise génocidaire, les acteurs de cette spoliation de 1938 ont eux-mêmes effacé les traces de leur forfait.
Mais les recherches, malgré les difficultés, se sont poursuivies.
En 1995, dans son discours fondateur du Vél’ d’hiv’, le Président de la République Jacques Chirac a reconnu officiellement la participation et la responsabilité de la France dans les exactions et les déportations dont les Juifs de France furent l’objet. Depuis lors, nos gouvernements successifs n’ont eu de cesse de poursuivre ce travail de recherche, d’introspection, indispensable à l’établissement de la vérité et à la reconnaissance due aux victimes.
Depuis la Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, dite mission Mattéoli, en 1997-2000, la France, avec la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (la CIVS), et la Fondation pour la mémoire de la Shoah, cherche à faire la lumière sur les spoliations, et à indemniser les spoliés et leurs descendants. D’importants travaux de recherche ont été entrepris par le ministère de la Culture et les musées nationaux. Nous avons bien avancé, mais il nous reste encore beaucoup à apprendre sur l’itinéraire des biens spoliés, sur la provenance des œuvres de nos musées ou sur celle des biens qui circulent aujourd’hui sur le marché de l’art. Il y a un peu moins de dix ans, le ministère de la Culture et les musées se sont engagés dans un examen méthodique, toujours en cours, de la provenance des œuvres MNR (« Musées nationaux récupération »), ces œuvres retrouvées en Allemagne après la guerre, ramenées en France, et qui ont été inscrites sur un registre particulier, un registre provisoire… Lorsqu’une de ces œuvres a été spoliée et que le propriétaire a été identifié, nous allons au-devant de ses ayants droit, sans attendre une éventuelle demande, pour leur proposer la restitution qui leur est due.
En 2018, une nouvelle étape a été franchie. Répondant au Premier ministre, qui avait demandé de « faire mieux » en matière de recherche et de restitution des œuvres d’art, nous avons décidé, au-delà des œuvres MNR, qui n’appartiennent pas aux collections nationales, de nous intéresser désormais activement aux œuvres entrées légalement dans les collections, et dont la provenance antérieure pose problème. A cette fin le ministère de la Culture s’est doté en 2019 d’une mission spécifiquement consacrée à l’identification des œuvres spoliées présentes dans les collections.
Cette mission, dirigée par David Zivie, dont je tiens à saluer l’engagement ainsi que celui de ses équipes, qui sont impliquées de longue date. Je n’oublie pas non plus le rôle central, au sein de notre direction générale des patrimoines et de l’architecture, du service des musées de France. Ce nouveau dispositif appuie les travaux des musées qui ont engagé de telles recherches. Je pense en particulier au musée du Louvre, qui termine actuellement le passage en revue des acquisitions réalisées entre 1933 et 1945, pour s’assurer qu’aucun objet auparavant spolié à une famille juive n’est entré au musée à cette période.
Au gré de ces recherches nouvelles, peut-être – et même sans doute – découvrirons-nous des œuvres à la provenance douteuse.
Mais pour l’heure, c’est afin d’apporter une réponse légitime à la famille de Nora Stiasny, dont le tableau patiente depuis trop longtemps dans un de nos musées nationaux, que nous sommes réunis.
Eléonore – Nora – Zuckerkandl est née en 1898, dans une éminente famille de la haute bourgeoisie juive austro-hongroise. Son père Otto était un médecin réputé, tandis que son oncle Viktor Zuckerkandl, magnat de l’acier, était une figure du monde des arts, un mécène, notamment, des artistes de la Sécession. Nora a grandi dans l’effervescence culturelle, artistique, intellectuelle de la Vienne impériale et cosmopolite au tournant du siècle.
A la mort de Viktor puis de son épouse en 1927, leurs sept toiles de Klimt furent vendues ou réparties entre les membres de la succession. Le parcours de chaque toile est complexe à retracer. Tel que nous le comprenons désormais, Rosiers sous les arbres, que Viktor Zuckerkandl avait acheté en 1911, revint à Nora Stiasny.
Avec son mari Paul Stiasny, Nora vivait dans l’une des villas du sanatorium de Purkersdorf, près de Vienne, fondé par Viktor Zuckerkandl et construit par Josef Hoffmann, qui était devenu un centre de médecine novatrice tout autant qu’un lieu de villégiature de la bonne société.
L’Anschluss, en 1938, entraîna presque immédiatement l’« aryanisation », comme disaient les nazis, de ce sanatorium. Les biens de Nora Stiasny furent progressivement confisqués. En août 1938, acculée financièrement, Nora Stiasny fut contrainte de vendre à vil prix son tableau de Klimt, alors intitulé Pommier, pour faire face à l’urgence, pour tenter de survivre.
Par la suite, en avril 1942, Nora Stiasny et sa mère Amalie furent déportées et assassinées en Pologne, au ghetto d’Izbica ou au camp d’extermination de Belzec non loin de là ; elles furent toutes deux assassinées. Le mari de Nora, Paul, ainsi que leur fils Otto, furent quant à eux déportés au camp de Terezin près de Prague, puis à Auschwitz, d’où ils ne sont pas revenus.
La vente d’août 1938 avait été organisée par une connaissance de Nora Stiasny, prétendument un ami, qui fut en réalité l’instigateur de la spoliation. Proche des milieux artistiques, devenu militant nazi, cet intermédiaire devint le propriétaire de l’œuvre jusqu’à sa mort dans les années 1960.
La trace de cette vente forcée s’étant perdue, le tableau a pu être mis en vente en 1980 et acquis par l’Etat pour le futur musée d’Orsay.
Je veux le dire ici : toutes les vérifications nécessaires avaient alors été menées. Des recherches approfondies avaient été conduites ; mais il y a quarante ans, la connaissance de la famille Zuckerkandl et du parcours de ses œuvres de Klimt était bien moindre qu’aujourd’hui. Compte tenu des indications fournies par le vendeur, des publications scientifiques de l’époque, et des contacts pris avec les derniers membres connus de la famille, les musées nationaux ont légitimement procédé à cet achat.
C’est au cours des dernières années que la provenance véritable du tableau a peu à peu été établie. Il faut d’ailleurs saluer le travail des chercheurs autrichiens, à la galerie du Belvédère à Vienne, et vous-même, chère Ruth Pleyer, qui accompagnez les ayants droit de Nora Stiasny et leur avocat, Alfred Noll.
Depuis le signalement par les autorités autrichiennes des nouvelles interrogations pesant sur la provenance du tableau, puis la demande de restitution adressée fin 2019 par la famille de Nora Stiasny, la coopération entre chercheurs autrichiens et français a été remarquable. C’est ensemble que nous sommes parvenus à faire correspondre la toile dont Nora Stiasny avait été spoliée avec celle du Musée d’Orsay, ouvrant la voie à la restitution. Je souhaite ici saluer tout particulièrement l’engagement des équipes du musée d’Orsay, d’Emmanuel Coquery notamment, sous l’impulsion de sa présidente Laurence des Cars, qui a joué un rôle moteur et décisif dans cette entreprise inédite.
Vous le savez, Rosiers sous les arbres fait partie des collections nationales. A la différence d’une œuvre MNR (Musées nationaux récupération), il ne peut être immédiatement restitué, car il est protégé par le principe d’inaliénabilité, principe de rang législatif inscrit dans le code du patrimoine.
Aussi, convaincu qu’il nous revient de rendre justice aux ayants droit de Nora Stiasny, le Gouvernement présentera dès que possible un projet de loi destiné à autoriser la sortie de cette œuvre des collections nationales.
Je voudrais pour terminer vous inviter à admirer à nouveau Rosiers sous les arbres, dont la présence en ces lieux est un véritable privilège.
Je trouve pour ma part qu’il se dégage du raffinement ornemental de ce paysage une formidable sérénité ainsi qu’une confiance dans la création humaine.
Certains verront peut-être dans l’histoire tragique des Zuckerkandl et des Stiasny un démenti de cette promesse d’humanité.
Pour moi, cette nouvelle étape dans l’histoire du tableau, son prochain retour à ses véritables propriétaires, est au contraire un formidable motif d’espérance, ainsi qu’une source d’inspiration pour continuer encore nos recherches, en vue d’autres restitutions.
La proposition de restitution de Rosiers sous les arbres, toile à la valeur esthétique inestimable, témoigne avec la plus grande force de l’engagement de la France à rendre justice, et à entretenir la mémoire de ceux à qui on a refusé le droit de vivre. L’histoire de Nora Stiasny est tragique ; puisse cette annonce de restitution contribuer à la réparation attendue par sa famille.
Je vous remercie