La région du Soudan a une longue et glorieuse histoire depuis la haute antiquité ; le pharaon kouchite Taharqa n’a-t-il pas volé au secours du roi Ezéchias assiégé à Jérusalem par Sennachérib ?
Le Soudan (pays des Noirs en Arabe) d’aujourd’hui est un fait colonial turco-égyptien (Mehmet Ali 1821) dont l’Empire britannique a hérité du protectorat avec celui sur l’Egypte. Le Soudan s’est adjoint, en 1916, le Darfour lors de la première guerre mondiale. Cette guerre a complètement modifié la géographie de la région ; tous les pays du Moyen Orient sont nés du démantèlement consécutif de l’Empire Ottoman.
Je connais un peu le Soudan pour y avoir été dans les années 80 pour les Juifs éthiopiens (Mengistu régnait à Addis Abeba, Nimeiry à Khartoum) puis dans les années 2000 au Darfour, les Iraniens y tenaient alors le haut du pavé.
La situation géographique du Soudan est stratégique. Il est à l’articulation du Machrek et du Maghreb, du Moyen-Orient et de l’Afrique, entre les Afriques de l’Est et de l’Ouest ainsi qu’entre celles du Sud et du Nord. C’est à la frontière des deux Soudan d’aujourd’hui que se trouve Fachoda, l’ancien poste militaire égyptien, au croisement des rêves antagonistes français et britanniques : les voies ferrées imaginées Le Caire/Le Cap des Anglais et celle Dakar/Djibouti des Français.
Le Soudan était en position majeure dans les échanges commerciaux d’alors et sur la route des esclaves[1]. Il borde en outre l’étroite mer Rouge, voie de passage de l’océan Indien vers le canal de Suez… une situation géopolitique et géostratégique de premier plan.
En outre, ce pays regorge de ressources : de l’eau (les deux Nil, leurs affluents, le Djebel Mara) et des métaux dont l’or, l’uranium et le pétrole ; il fut aussi le premier producteur mondial de gomme arabique, matière stratégique des industries alimentaires et pharmaceutiques, avant d’être ruiné par le régime islamiste et génocidaire d’Omar el-Béchir.
Béchir, premier président en exercice poursuivi par la Cour Pénale Internationale (CPI) pour crimes de guerre, crimes contre l’Humanité puis crime de génocide, voyageait plutôt librement… la CPI n’a pas de police et la plupart des pays qui en reconnaissent l’autorité ne respectent pas leurs engagements… Au compte arrêté en 2008 par l’ONU au Darfour : 300.000 morts et 2,7 millions de réfugiés et déplacés.
Sous Béchir, les plus grands terroristes (Carlos, Ben Laden…) trouvaient refuge au Soudan. Après trente ans de dictature islamique, le pays voit les manifestations de la faim se multiplier. Au terme de quatre mois de révolte populaire, Béchir est renversé par ses propres militaires le 11 avril 2019. Incarcéré, il n’a toujours pas été transféré vers la CPI à La Haye… Les manifestations populaires se poursuivent avec un incroyable sit-in devant le QG militaire à Khartoum malgré le couvre-feu et la répression féroce du Conseil Militaire de Transition (CMT). Le 3 juin, les Forces d’Intervention Rapides (RSF) héritières des épouvantables Janjawid de Hemedti (Mohamed Hamdan Dogolo) et d’autres forces du CMT, plus de dix milles soldats et des policiers avec plus de deux cent véhicules militaires, montent à l’assaut du sit-in et font un massacre. Les condamnations pleuvent du monde entier. Hemedti plaide le débordement de forces incontrôlées… les siennes.
Un nouveau gouvernement est nommé autour d’Abdallah Hamdok un économiste qui s’était exilé après la prise du pouvoir par Béchir en 1989. Il n’a donc jamais été impliqué dans quelque massacre que ce soit. Il est un technocrate qui a fait carrière à l’Organisation Internationale du Travail, à la Banque Africaine de développement et, enfin, à la Commission Economique pour l’Afrique. Il est la caution civile du CMT acceptable par la communauté internationale.
Le premier ministre Hamdok, animé par la volonté de sortir son pays du cauchemar, sur le plan intérieur, fait abroger la loi sur les châtiments corporels issue de la charia et criminalise l’excision des fillettes ; pour les relations extérieures, il réussit à renouer avec les pays étrangers et le Fond Monétaire International, obtient la fin des sanctions américaines et même la réouverture de l’ambassade US à Khartoum. Il lui reste à relancer et diversifier l’économie, à obtenir le retrait du Soudan de la liste des pays soutenant le terrorisme, essentiel pour engager une renégociation de la dette (70 milliards de dollars !) détenue par le club de Paris et pour le retour des financements internationaux. Il reste encore à mettre fin aux conflits armés notamment au Darfour où les exactions des Janjawids[2] d’Hemedti continuent. Le chantier est colossal dans une économie exsangue. Sa marge de manœuvre est étroite et sa sécurité est « assurée » par les services des deux hommes forts du régime al Burhan et Hemedti… ce qui n’évite pas, le 9 mars 2020, un mitraillage contre sa voiture auquel il a survécu.
Le président al-Burhan, ancien numéro trois de l’armée de terre nommé inspecteur général de l’armée dans les derniers mois de Béchir, avait organisé l’envoi de troupes soudanaises au Yémen contre les Houtis chiites poussés et armés par l’Iran. Burhan était l’officier de liaison avec les Saoudiens et les Emiratis. Il participe à la chute de son mentor et est porté à la présidence du Conseil Militaire de Transition par l’armée, laquelle s’oppose toujours au transfert d’Omar el Béchir vers la CPI. C’est son amie de longue date, Najwa Gada el Dam[3], proche du président ougandais Muweseni, qui semble avoir fait le lien entre al-Burhan et les négociateurs israéliens. Le sulfureux Hemedti, vice-président est dans l’ombre. Hemedti, chef des Janjawids, s’était aussi chargé de fournir des mercenaires à l’armée saoudienne au Yémen. On comprend, dès lors, le soutien des Saoudiens et Emiratis à ces deux hommes.
Evidemment, avec des interlocuteurs aussi roués on peut s’inquiéter mais ils avaient besoin d’Israël pour une aide à la levée des sanctions américaines qui sont vitales pour relancer l’économie[4].
La situation chaotique du pays pendant des décennies a rendu les rapports politiques compliqués. Le seul homme politique soudanais qui déclare publiquement, depuis plus de quinze ans et contre tous, vouloir que son pays ait des relations normales avec l’Etat d’Israel est Abdul Wahid al-Nour, le président du Mouvement de Libération du Soudan (SLM) actuellement réfugié à Paris d’où il affirme vouloir continuer le combat pour un Soudan laïc et démocratique dans lequel tous les citoyens auraient des droits égaux. A l’inverse, Salah Gosh, le directeur du service de sécurité soudanais de Béchir accusait encore les émeutiers de la faim et les leaders d’opposition qu’il fait arrêter, d’être des rebelles avec des liens avec Israël. Malgré les appels des hommes au pouvoir, al-Nour ne pense pas les conditions réunies pour une démocratie laïque.
Benjamin Netanyahou rencontre donc al Burhan à Entebbe en Ouganda en février 2020 pour évoquer une normalisation des relations israélo-soudanaises. Finalement, un accord de reconnaissance et de coopération est trouvé le 23 octobre 2020. Pour qu’il soit applicable, il faut qu’il soit entériné par le parlement. Mais il n’y a plus de parlement. En outre, il semble que Hamdok ait été tenu à l’écart des négociations par ses partenaires et du coup, y parait plutôt opposé…
Des mouvements musulmans, le parti Ouma et les communistes manifestent leur opposition à la normalisation. Jusqu’où les dirigeants soudanais sont-ils fiables ?
Les intérêts présentés par le président al Burhan pour le Soudan sont les bénéfices économiques de la coopération, bien sûr, et surtout une aide auprès des Américains pour un retrait du Soudan de la liste des pays soutenant le terrorisme (deuxième étape).
Israël annonce immédiatement l’envoi de cinq millions de dollars de blé pour montrer sa volonté d’assistance au pays en détresse.
L’avenir dira si les trafics cessent en mer Rouge où Monfreid s’était illustré, si des contrats sont passés et aboutissent, si la coopération agricole, industrielle et technologique parvient à se développer. C’est à dire si la paix sera réelle.
Pourtant le 24 novembre 2020, à propos de l’arrivée imminente d’une délégation israélienne à Khartoum, Fayçal Mohamed Saleh porte-parole du gouvernement de transition, doyen des journalistes et ministre soudanais de la culture et l’information déclare à l’AFP : Le conseil des ministres soudanais ne possède aucune information au sujet d’une visite d’une délégation israélienne au Soudan et même si elle a eu lieu et ajoute qu’il y a un accord parmi les autorités pour que toute normalisation avec Israël devait obtenir l’approbation du parlement transitoire et qu’avant, il ne devait y avoir aucune forme de communication avec ce pays. La formation du Conseil Législatif a été repoussée en fin d’année…
Faut-il rapprocher cette information de l’incertitude sur les élections américaines et une possible diminution de l’audience israélienne à Washington ?
Finalement, la délégation israélienne est bien venue ; elle est présentée, dans le rectificatif, purement technique. Parallèlement, une fake news, probablement d’origine iranienne, attribuant à Lapid, chef de l’opposition en Israël, des propos sur la supposée corruption de Hamdok, circule librement au Soudan. Coup de billard irano-soudanais à deux bandes.
Enfin, Burhan a forcément les yeux fixés sur l’échéance électorale de 2022 et se prépare à se positionner en sauveur du pays ; Hemedti aussi…
Les choses ne sont pas simples dans un tel environnement avec des gens si retors.
Richard Rossin
Ancien secrétaire général de MSF, cofondateur de MdM,
ancien vice-président de l’académie européenne de géopolitique.