Rafah, porte d’entrée du Levant

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1906 : la démarcation entre la Palestine ottomane et l’Egypte sous tutelle britannique

Le tracé de la frontière entre l’Egypte et la Palestine remonte à 1906. Le 1er octobre de cette année-là, des représentants de Londres et de la Sublime Porte, les puissances tutélaires de ces deux territoires, signent un accord de démarcation. La séparation entre la province ottomane de Palestine et l’Egypte, sous tutelle britannique, court de Rafah, sur la mer Méditerranée, à Taba, sur la mer Rouge.

Sur le papier, Rafah se retrouve coupée en deux, mais les tribus bédouines conservent la possibilité de nomadiser de part et d’autre. La conquête de la Palestine par les forces de sa Majesté en 1917, au prix de très lourds combats à Gaza, accroît le caractère artificiel de cette frontière, simple ligne dans le sable.

1948 : un point de passage de l’Egypte nassérienne

Pendant la première guerre israélo-arabe de 1948, consécutive au retrait britannique de Palestine et à la déclaration d’indépendance de l’Etat hébreu, la région de Gaza est le dernier réduit de résistance aux forces sionistes. Sous pression de Londres et de Washington, David Ben Gourion, le père fondateur du jeune Etat juif, renonce à attaquer cette zone, défendue par des troupes égyptiennes.

Le contingent, où figure un officier promis à un brillant avenir, Gamal Abdel Nasser, se replie vers Le Caire, en passant par Rafah. L’armistice israélo-égyptien du 7 janvier 1949 donne naissance à la bande de Gaza, étroit territoire côtier, peuplé de ses 80 000 habitants et de 200 000 réfugiés. Le régime égyptien, qui refuse d’y étendre sa souveraineté, en devient l’administrateur par défaut. Pour les gouverneurs de Gaza, venus du Caire, où Nasser prend le pouvoir en 1954, Rafah est le point de passage obligé.

1967 : un jalon entre deux territoires occupés

Le 5 juin 1967, début de la guerre dite des Six-Jours, il suffit de quelques heures à l’armée israélienne pour prendre le contrôle du sud de la bande de Gaza. A la fin de cette journée, la septième division de l’armée égyptienne, déployée autour de Rafah, est en déroute. Les 60 kilomètres de route entre El-Arich, dans le Sinaï, et Khan Younès, sont jonchés de corps de soldats. La guerre se conclut le 10 juin par une victoire éclatante de l’Etat hébreu qui, en plus de la bande de Gaza, conquiert la Cisjordanie, le Golan syrien et la péninsule du Sinaï.

Les troupes et les blindés israéliens avancent contre les troupes égyptiennes au début de la guerre des Six-Jours, le 5 juin 1967, près de Rafah, dans la bande de Gaza.

Rafah devient un simple jalon entre deux territoires occupés, où des colonies juives ne vont pas tarder à éclore. En 1971, pour casser le mouvement de résistance qui s’organise dans les camps de réfugiés de la bande de Gaza, le général israélien Ariel Sharon, commandant du front sud, y déploie une armada de bulldozers. A Rafah, des centaines de maisons sont détruites.

1982 : un poste-frontière israélien

En 1982, quatre ans après les accords de Camp David signés par le président égyptien, Anouar El-Sadate, et le premier ministre israélien, Menahem Begin, sous l’égide de Jimmy Carter, alors occupant de la Maison Blanche, l’Etat hébreu parachève son retrait du Sinaï. Les colonies juives qui y avaient été construites sont évacuées et démolies par l’armée israélienne, dont celle de Yamit. Ce tournant redonne de la visibilité à la frontière de Rafah, que l’occupation britannique, l’administration égyptienne et la colonisation israélienne avaient effacée pendant soixante-cinq années.

Grillages et barbelés surgissent entre les secteurs égyptien et palestinien de la ville. L’armée israélienne aménage une route de patrouille le long de cet axe, qui est baptisé le corridor de Philadelphie. Le dispositif s’ouvre en juillet 1994 pour laisser Yasser Arafat, le leader de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) et futur premier président de l’Autorité palestinienne, rentrer dans Gaza, en application des accords de paix d’Oslo.

La surveillance israélienne n’empêche pas que se développe une économie de contrebande entre les deux parties de Rafah. En cisaillant les barbelés ou en creusant des tunnels, les trafiquants font passer cartouches de cigarettes, bidons de fuel et caisses de pistolets. Avec la première Intifada (1987-1993), puis la seconde (2000-2005), les arrivages de matériel militaire augmentent.

2005 : la première frontière de la Palestine contrôlée par les Palestiniens

Dans la foulée du retrait israélien de la bande de Gaza, à l’été 2005, la secrétaire d’Etat américaine, Condoleeza Rice, arrache à Ariel Sharon, devenu Premier ministre, la signature d’un accord censé désenclaver la bande de sable palestinienne et relancer son économie, en lambeaux après cinq années d’intifada. Baptisé AMA (Access and Movement Agreement), le texte prévoit notamment la réouverture des points de passage, cadenassés pendant la seconde Intifada, dont celui de Rafah.

Il dispose que le contrôle des passeports et des bagages y sera assuré par l’Autorité palestinienne, sous la supervision de gendarmes européens, estampillés EU-BAM (European Union-Border Assistance Mission). L’accord reconnaît à l’Etat hébreu un droit de regard sur ces opérations, par le truchement d’équipements vidéo installés à Kerem Shalom, le terminal voisin de Rafah, en territoire israélien. En cas de litige, le dernier mot revient aux Palestiniens.

La frontière rouvre le 25 novembre 2005 et c’est l’euphorie. Des milliers de Gazaouis affluent chaque jour, libérés de la crainte qu’ils avaient d’être arrêtés ou refoulés lorsque l’armée israélienne contrôlait le site. Pour la première fois de leur histoire, les Palestiniens contrôlent une frontière du territoire où ils aspirent à bâtir un Etat. Mais, le 25 juin 2006, le caporal franco-israélien Gilad Shalit est capturé en lisière de Gaza. L’opération militaire déclenchée en représailles fait deux cents morts en deux mois. Rafah doit fermer.

Bien que l’armée israélienne ne contrôle plus le terminal, elle a trouvé le moyen d’y interdire toute opération. Il lui suffit d’arguer d’un danger et de fermer le terminal de Kerem Shalom. L’endroit est le point de passage obligé de la mission EU-BAM, qui est logé à Ashkelon, sur le littoral israélien, pour atteindre Rafah. Or l’AMA précise que, en l’absence des gendarmes européens, le poste-frontière avec l’Egypte ne peut pas ouvrir.

Les opérations reprennent à l’automne 2006, mais la belle époque est terminée. La victoire du Hamas aux élections législatives de janvier a crispé les relations entre les acteurs de l’AMA. A chaque alerte sécuritaire, réelle ou fantasmée, Israël oblige Rafah à fermer. Les représentants de l’UE passent plus de temps dans la salle de fitness de leur hôtel d’Ashkelon qu’au terminal. En juin 2007, le coup de force du Hamas, qui boute ses rivaux du Fatah hors de Gaza, donne le coup de grâce à l’AMA. A Bruxelles comme à Washington, en Israël et même à Ramallah, la priorité n’est plus de redresser Gaza mais de faire chuter les islamistes.

2007 : un maillon du blocus de la bande de Gaza

Pour l’Egypte du président Hosni Moubarak, il est hors de question de coopérer avec les forces du Hamas, qui se sont déployées à Rafah, en remplacement de la garde présidentielle de Mahmoud Abbas, le nouveau chef de l’Autorité palestinienne, qui a fui. Le raïs redoute que ses opposants islamistes, les Frères musulmans, ne profitent de la situation et veut garder les faveurs de Washington. Le Caire ferme donc son côté du terminal, parachevant le blocus de Gaza décrété par Israël.

En janvier 2008, après la destruction à l’explosif d’un pan du mur dressé le long du corridor de Philadelphie, des milliers de Palestiniens s’engouffrent dans la brèche. Les Gazaouis se précipitent dans les magasins de leurs voisins égyptiens, à Rafah ou à El-Arich, pour se procurer tous les produits qui commencent à leur manquer. L’échappée belle dure quelques heures. Très vite, l’armée égyptienne reprend le contrôle de la frontière.

La première guerre de Gaza, entre décembre 2008 et janvier 2009, ne change pas l’équation. Le terminal n’entrouvre ses portes que tous les deux mois, pour quelques jours seulement. Pour les rouvrir en grand, Le Caire exige un retour à l’AMA, ce qui supposerait un redéploiement des troupes de l’Autorité palestinienne. Impossible en l’absence d’une réconciliation entre le Fatah et le Hamas.

Cette situation fait le bonheur des contrebandiers de Rafah. Une myriade de tunnels sont creusés sous la frontière, par où transitent des milliers de produits, denrées de consommation courante ou matériel militaire envoyé par l’Iran, le parrain régional du Hamas. Certaines galeries sont suffisamment larges pour faire passer des voitures ou du bétail. Ce business fait vivre des dizaines de milliers de personnes, certaines amassant des fortunes. Les tunnels de Rafah deviennent la bouteille d’oxygène de Gaza.

2010 : le sas de sortie d’un territoire étranglé

En mai 2010, un navire turc chargé d’aide pour l’enclave palestinienne est arraisonné par des commandos de marine israéliens, qui causent la mort de neuf de ses passagers. De peur que cette tragédie n’accroisse les critiques contre son rôle d’auxiliaire de fait de la politique d’embargo israélienne, Hosni Moubarak lâche du lest. Les modalités d’ouverture du terminal sont encore assouplies au printemps 2011, dans la foulée de la révolution égyptienne, qui a mené à la chute du vieux président, et de l’annonce d’un accord de réconciliation entre les frères ennemis palestiniens.

Mais c’est surtout l’élection à la présidence égyptienne de Mohamed Morsi, en juin 2012, qui bouleverse la donne. Issu des Frères musulmans, une mouvance dont le Hamas est lui-même originaire, le nouveau chef d’Etat entreprend de normaliser les relations avec la bande de Gaza. Alors que l’entrée en Egypte était réservée à quelques catégories de la population (malades en attente de traitement, étudiants inscrits dans une université à l’étranger, détenteur d’un passeport étranger), cette possibilité devient accessible à quasiment tous les résidents du territoire côtier.

2013 : le verrou oriental de l’Egypte de Sissi

Cette parenthèse se referme avec le coup d’Etat du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, qui renverse Mohamed Morsi en juillet 2013 et ordonne la fermeture de Rafah. Le nouvel homme fort du Caire a d’autant moins de scrupules que les annonces de rapprochement entre le Hamas et le Fatah ne sont jamais suivies d’effet.

L’année suivante, au nom de la lutte contre les mouvements djihadistes, qui multiplient les attaques contre les forces de sécurité dans le Sinaï, le nouveau président fait raser la partie égyptienne de Rafah. L’objectif est d’en finir avec le réseau de tunnels qui relie le Sinaï à la bande de Gaza et profite, selon lui, aussi bien aux islamistes palestiniens qu’aux tribus égyptiennes passées dans l’orbite de l’Etat islamique.

En 2016, selon le Centre palestinien pour les droits de l’homme, installé à Gaza, le terminal de Rafah a ouvert un total de quarante-huit jours seulement. Pour obtenir un permis de passage, il faut s’y prendre parfois plus de six mois à l’avance, en déposant une demande à une annexe du ministère de l’intérieur à l’appellation orwellienne : « Bureau d’inscription pour le voyage ».
La route vers Le Caire, qui pourrait prendre six heures, dure au mieux un jour, parfois cinq. La durée dépend du bon vouloir des gardes-barrières égyptiens, experts en racket et humiliations. Le trajet coûte au minimum une centaine d’euros. Mais certains paient plus d’un millier d’euros pour un service VIP, fourni par une société liée aux renseignements égyptiens. Entremêlement d’intérêts politiques, sécuritaires et économiques, le terminal de Rafah était, avant l’attaque du 7 octobre, l’une des incarnations de l’enfer gazaoui.

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